A l'époque qui nous intéresse, le Dauphiné et la Savoie ont déjà derrière eux plus de deux siècles d'histoire. Ils se sont formés progressivement sur la rive gauche du Rhône, en territoire impérial, sur les ruines de l'ancien royaume de Bourgogne, à partir des possessions respectives de Guigues Ier l'Ancien († v. 1075), et d'Humbert Ier aux Blanches Mains († v. 1048). Par des guerres et des alliances matrimoniales, leurs successeurs ont réussi non seulement à réunir sous leur autorité plusieurs comtés et seigneuries, mais aussi à surmonter deux graves crises : l'extinction en Dauphiné de la dynastie des Guigonides et son remplacement par une branche de la maison de Bourgogne à partir de 1162 ; la mise au ban de l'Empire de la Savoie par Frédéric Barberousse en 1188, opportunément annulée par le décès de l'empereur outre-mer.
En Savoie, le long principat du comte Thomas (1189-1233) est décisif. Il mène en effet une politique ambitieuse, marquée par les mariages de certains de ses enfants (Pierre avec Agnès de Faucigny, Béatrice avec le comte Raimond Bérenger de Provence), et par son soutien à l'empereur Frédéric II (qui lui attribue le vicariat impérial pour le Piémont en 1226).155 Ses successeurs Amédée IV (1233-1253), puis Boniface (1253-1263), nouent une alliance étroite avec le royaume d'Angleterre, qui durera jusqu'à la guerre de Cent Ans : Eléonore, nièce d'Amédée IV, épouse en 1236 le roi Henri III, qui fait de Pierre et Boniface, frères du comte, deux de ses principaux conseillers et récompense largement la famille de Savoie pour sa participation à ses campagnes militaires.156
Le premier châtelain comtal est nommé à Chillon, à titre exceptionnel, par Humbert III vers 1150157. Après d'autres essais dans le val de Suse, les premiers officiers-châtelains permanents sont installés par le comte Thomas au début du XIIIe siècle sur les rives du lac Léman.158 Cependant, le plus ancien compte de châtellenie connu est plus tardif : il recense les revenus et les dépenses des années 1246-1247 dans la châtellenie de Fallavier, en Viennois savoyard.159 Les premières mentions de châtelains delphinaux datent de cette même période, en particulier à Albon, Moras et Vals en 1246.160 Les comptes de châtellenies apparaissent ainsi en Savoie, sous le principat d'Amédée IV (1233-1253), dans l'apanage de son frère Philippe ; leur autre frère, le futur comte Pierre II, multiplie les nominations d'officiers dans ses terres du Faucigny. Or, à sa mort (1268), cette seigneurie tombe aux mains du Dauphin Guigues VII, autre grand administrateur. Sans qu'on puisse affirmer qu'il existe un lien de cause à effet avec ce transport, il est tentant de souligner que le système des officiers châtelains est alors consolidé par le Dauphin, les enquêtes de 1250-1265 citant des châtelains dans la plupart des mandements delphinaux. Après ces essais successifs, les comptes de châtellenies sont généralisés entre 1300 et 1330 dans l'ensemble des deux principautés, à quelques exceptions près comme celle de Montluel ; il faut dire qu'entre 1304 et 1355, cette châtellenie passe entre les mains de trois suzerains différents (sire de Beaujeu, Dauphin et comte de Savoie) !
Pour les châtellenies étudiées ici, l'ancienneté de la comptabilité varie de toute façon énormément : les comptes de Sallanches remontent à 1286161, ceux du Queyras à 1309162, ceux de Moras à 1316163 et ceux de Montluel seulement à 1357.164 Cette diversité permet d'appréhender le temps nécessaire à la généralisation de ce système en Dauphiné et en Savoie. Plus qu'une simple volonté d'asseoir la mainmise des comtes sur leur principauté respective, cette généralisation est liée à leur besoin croissant d'argent pour financer la longue guerre qui les oppose l'un à l'autre (1282-1355).
Pour contrôler l'activité des châtelains et, plus généralement, l'utilisation des finances de l'Etat, Dauphins et comtes de Savoie créent une instance spécifique : la Chambre des comptes, testée par Pierre de Savoie en Faucigny avant 1260. En Savoie, d'abord itinérante, elle est installée après 1295 dans un nouveau bâtiment du château de Chambéry, récemment acquis par Amédée V.165 En Dauphiné, elle est instituée en 1368 par une ordonnance de Charles V, roi de France et Dauphin.166 Cependant, des computatoressiègent à Saint-Marcellin dès 1337, preuve de l'existe d'une première institution de ce type en Dauphiné avant le Transport.167 Même si elle suit le Conseil résident lors de son transfert à Grenoble après 1340168, elle en est bien plus qu'une simple déclinaison, car on y trouve un personnel spécifique (les auditeurs). Le lieu d'implantation de ces institutions est ainsi proche à la fois du principal organisme étatique (le Conseil résident) et du lieu de conservation des archives de la principauté.
En effet, les comptes de châtellenies représentent la mémoire de l'Etat, car ils permettent non seulement de suivre l'évolution des revenus et des dépenses, mais aussi de conserver une trace supplémentaire des décisions princières : des actes divers sont ainsi annexés aux comptes, copiés – partiellement ou intégralement – ou simplement mentionnés dans les comptes eux-mêmes. Une anecdote permet de mieux saisir l'importance de ces traces écrites :
‘En 1378, les châtelains de Miribel (comté de Savoie) et de Jonage (Dauphiné) revendiquent tous deux le droit de prélever un impôt sur une même terre, située en fond de vallée. Le comte de Savoie diligente une enquête, qui révèle qu'un changement de lit d'un bras du Rhône a fait basculer cette terre, anciennement savoyarde, dans la mouvance dauphinoise. Il met donc un terme à ses revendications, tout en demandant à son châtelain, Guyot Ferlay, de lui signaler tout nouveau changement.169 ’Dans un tel cas, mieux vaut disposer d'une retranscription intégrale des événements pour ne pas commettre de nouvel impair… Cet épisode illustre la capacité des deux Etats à s'adapter aux réalités nouvelles : si la réponse apportée par le comte de Savoie à ce problème de droit féodal n'est pas à proprement parler moderne, sa rigueur et son formalisme sont le signe d'une évolution profonde des pratiques.
A la fin du Moyen Age, la plupart des principautés et royaumes d'Occident disposent de leurs propres Chambres des comptes, dont l'étude comparative avait été amorcée par le colloque de Moulin-Yzeure (1995). Le principe même d'une institution spécialisée dans la gestion et le contrôle des finances semble directement inspiré de l'Echiquier anglo-normand, attesté dès le début du XIIe siècle. Les Chambres delphinale et savoyarde sont parmi les plus précoces, contemporaines de la mise en place de leurs équivalents français (entre 1256 et 1318), bourguignon et provençal (au début du XIVe siècle). Leur création s'inscrit donc à la fois dans le contexte local, mais aussi dans un mouvement plus large de rationalisation de la gestion des finances.170 Dans ce contexte, en plus du modèle anglais, on ne peut nier l'influence de la Chambre des comptes de Paris, dont Anne Lemonde a montré que la Chambre des comptes du Dauphiné adopte petit à petit le fonctionnement. L'administration delphinale n'est d'ailleurs pas la seule dans ce cas de figure : celle de Caen, créée avant 1417, adopte la terminologie et les procédures parisiennes171, tandis qu'une réforme de Philippe le Hardi rapproche le fonctionnement de la Chambre des comptes de Bourgogne de celle du royaume.172
LEGUAY (J.-P.) (dir.), Histoire de la Savoie, t. 2, p. 167-168.
LEGUAY (J.-P.) (dir.), Histoire de la Savoie, t. 2, p. 171-172.
DEMOTZ (B.), Le comté de Savoie, p. 103.
Plus de détails dans CASTELNUOVO (G.), Ufficiali e gentiluomini.
DEMOTZ (B.), op. cit., p. 354.
ADI B3905 (1246).
ADS SA13783, Flumet (1285-1286) : les deux châtellenies sont alors confiées au même homme, Obert de Bardonneche.
ADI 8B1, Queyras (1308-1309).
ADI 8B348, Moras (1315-1316).
ADCO B8546 (1355-1357).
LEGUAY (J.-P.), (dir.), Histoire de la Savoie, t. 2, p. 159.
LEMONDE (A.), Le temps des libertés en Dauphiné, p. 91.
ADI 8B620, Queyras (1336-1337).
Selon BLIGNY (B.), Histoire du Dauphiné, ce déménagement est décidé en 1340, année où les comptes du baillage de Briançonnais sont encore rendus à Saint-Marcellin. Il est effectif au plus tard en 1351, comme l'atteste la rédaction d'un règlement spécifique à la Chambre des comptes.
ADCO B8373, Miribel (1377-1378).
Voir à ce sujet la courte synthèse de MAGNET (J.), "La juridiction des comptes dans la perspective historique", dans La France des principautés.
CURRY (A.), "L'administration financière de la Normandie anglaise", p. 91.
SCHNERB (B.), "L'activité de la Chambre des comptes de Dijon entre 1386 et 1404", dans La France des principautés, p. 55-56.