2.3. Une gestion financière moderne ?

Les travaux concernant le Dauphiné sont peu diserts en ce qui concerne la transition, au niveau administratif et institutionnel, entre les époques médiévale et moderne176, tandis qu'en 1985, Roger Devos prononçait un jugement sans appel sur la Savoie du début du XVIe siècle, "attardée dans le régime féodal".177 Parce qu'elle implique un jugement entre deux périodes, la notion de modernité est difficile à définir de manière objective. On ne peut cependant nier l'existence de différences profondes, en Dauphiné et en Savoie, entre modes de gouvernement du XIIIe siècle et ceux du XVIe siècle. Dans cette étude, j'ai donc choisi de considérer comme une forme de modernisation toute évolution des pratiques rompant avec le cadre féodal et s'approchant de celles que l'on connaît pour les époques moderne et contemporaine.

Sous cet angle, peut-on considérer que les comptes de châtellenies seraient la marque d'une gestion moderne des finances delphinales et savoyardes ? Leur généralisation est incontestablement une nouveauté du XIVe siècle, mais ils ne perdurent pas au-delà de la première moitié du XVIe siècle, en raison de l'affermage progressif des châtellenies aux anciens officiers. De plus, les comptes sont rédigés en latin, langue presque exclusive des administrations delphinale et savoyarde, dont on peut considérer qu'elle caractérise parfaitement le Moyen Age dans la région ; elle ne sera en effet supplantée par le français qu'en vertu de l'ordonnance de Villers-Cotterêts (1539).178 L'utilisation du système numérique romain, le plus courant à l'époque, n'est pas non plus une marque de modernité : pour indiquer une valeur nulle, le clerc doit faire appel à l'expression nihil computat (quia nihil recepit), laquelle est presque invariablement suivie d'un paragraphe expliquant la raison de cette absence de revenu.

Ce souci de précision et de contrôle semble justement constituer l'aspect le plus moderne de ce système. Il permet en effet, dans une certaine mesure, d'assurer la régularité des revenus tout en poussant les châtelains à éviter les dépenses superflues. En outre, la tenue d'archives comptables et judiciaires facilite les procédures inquisitoires, aussi bien que les redressements fiscaux. En cela, on peut considérer que le système des comptes de châtellenies représente une application originale des évolutions du droit écrit et coutumier constatées au XIIIe siècle.179 Il se rapproche du mécanisme de contrôle actuel du budget des collectivités territoriales françaises, le compte de châtellenie étant l'équivalent d'un compte administratif. Cependant, il n'a pas de pendant semblable au compte de gestion du Trésor Public, les extentes n'étant qu'un simple outil de vérification des revenus du domaine. En outre, il s'agit d'une comptabilité en partie simple, c'est-à-dire qu'elle ne comprend pas de comptes distincts pour les créanciers et les débiteurs, pratique développée par les banquiers lombards. Cela impose, dans certains cas, la rédaction de longs paragraphes pour expliquer le montant d'un paiement, notamment lorsqu'il s'agit du règlement d'une partie d'une dette. L'absence de comptabilité complémentaire rend en outre presque impossible le contrôle des totaux et sous-totaux des comptes de châtellenies.

Or, les erreurs d'additions sont monnaie courante dans ce type de documents. Ainsi, sur une série de 39 comptes dépouillés pour la châtellenie de Montluel (1355-1438), le montant total indiqué pour les recettes n'a pu être calculé avec exactitude à partir des différents sous-totaux qu'à 16 reprises, soit dans 41% des cas. Il faut cependant tenir compte de l'incertitude quant aux monnaies utilisées – lorsque le clerc donne une somme en deniers sans en préciser le type – ou aux différents taux de change. Ainsi, si on fixe une marge d'erreur acceptable de 5%, le nombre de totaux erronés est ramené à quatre.180 Or, dans ces quatre cas, le bailli fait l'objet d'un rappel d'arriérés à l'issue de l'exercice suivant. Il semblerait donc que la Chambre des comptes ne procède à des vérifications approfondies que lorsque les montants annoncés diffèrent trop grandement des attentes.181

Plus généralement, les pratiques financières elles-mêmes, telles qu'on peut les percevoir à travers cette documentation, obéissent à une règle simple : les revenus de la châtellenie doivent permettre de financer les dépenses du châtelain, ou à celui-ci de se rembourser des sommes qu'il a dû avancer. Quand lesdits revenus sont insuffisants, ou quand, au contraire, le châtelain n'a pas reversé à la Chambre des comptes l'ensemble des sommes qu'il lui devait, deux choix différents peuvent être faits : reporter la dette sur l'exercice suivant ou faire appel à une autre source de revenus. Dans le premier cas, des arriérés (arragium) sont mentionnés dans le compte suivant, soit dans une rubrique spécifique précédant la somme des revenus si le débiteur est le châtelain, soit après le solde du compte s'il s'agit de son suzerain.182 Dans le second cas, la somme complémentaire peut provenir d'une autre châtellenie ou du prince lui-même et apparaît alors dans la rubrique forinseca des comptes savoyards.

L'un des points les plus significatifs est sans doute l'emploi d'expressions traduisant la nature des relations financières entre le châtelain et son suzerain : à la fin de chaque compte, l'un est presque toujours le débiteur de l'autre, sauf en cas de solde nul, traduit par l'utilisation du mot eque. La gestion financière des deux principautés est donc perçue en termes de liens d'homme à homme, caractéristiques des relations féodales. La notion d'équilibre budgétaire est ainsi mise en œuvre dans le cadre qui régit l'ensemble de la société. Cette manière de percevoir les choses offre aux princes un éventail très large de possibilités pour régler leurs dettes : il va de l'adjudication de plusieurs châtellenies et péages à une même personne au maintien en place d'un châtelain pendant une très longue période. La réunion de plusieurs châtellenies sous l'autorité d'un seul homme peut aussi jouer un rôle dans l'organisation du dispositif militaire de la principauté, comme c'est le cas en Viennois entre 1321 et 1323, lorsque Pierre de Crest est châtelain de La Motte-de-Galaure, Serves et Vals.183 Quant à l'adjudication de châtellenies sur le long terme, il s'agit d'une pratique de plus en plus courante vers la fin du XIVe siècle : Antoine de Crécherel tient pendant 35 ans (1392-1427) la châtellenie de Sallanches, dont son fils Amédée reste en charge jusqu'en 1437.184 En outre, les châtelains sont régulièrement chargés d'effectuer des paiements n'ayant aucun rapport avec leur châtellenie (pensions, créances, etc.), comme dans l'exemple de la chartreuse de Melan évoqué plus haut, ce qui confirme l'absence de distinction entre le trésor du prince et celui de l'Etat.

Bref, plutôt qu'un outil véritablement moderne de gestion financière, les comptes de châtellenie représentent l'aboutissement d'un processus de rationalisation du gouvernement entamé au XIIIe siècle. Il est, à cet égard, particulièrement significatif que la principauté où ces comptes sont les plus détaillés et structurés soit aussi celle qui a développé le plus d'outils de contrôle (tels les extentes) : le comté de Savoie. La suite de cette étude permettra, entre autres, de mieux comprendre cette différence.

Notes
176.

Les travaux d'Anne Lemonde traitent en effet surtout des évolutions liées au Transport du Dauphiné à la couronne de France, pas de son évolution ultérieure, assimilée à celle du royaume de France.

177.

LEGUAY (J.-P.), (dir.), Histoire de la Savoie, t. 3 p. 17.

178.

LEGUAY (J.-P.) (dir.), Histoire de la Savoie, t. 3, p. 31 : l'ordonnance s'applique aux territoires savoyards conquis par François Ier et ne sera pas remise en question lors de leur retour au duché. Paradoxalement, le parlement du Dauphiné rechigne alors à enregistrer cette mesure, en considérant qu'elle ne s'applique qu'au royaume de France, pas au Dauphiné, selon FAVIER (R.) (dir.), Nouvelle Histoire du Dauphiné, p. 155.

179.

Sur l'introduction du droit latin en Dauphiné et en Savoie et ses rapports avec le droit féodal, voir GIORDANENGO (G.), Le droit féodal dans les pays de droit écrit.

180.

Il s'agit des comptes ADCO B8588 (1420-1421), 8590 (1422-1424), 8592 (1425-1426) et 8595 (1428-1429).

181.

Dans l'exemple étudié ici, les écarts observés sur ces quatre comptes sont respectivement de 2 £, 1 £, 14 £ et 7 £.

182.

Dans ce cas, un second solde prenant en compte la somme en question est calculé.

183.

ADI 8B353 et 8B355, La Motte, Serves et Vals (1321-1322 et 1322-1323).

184.

ADS SA14241 à 14250, Sallanches (1427-1437).