3.1. Monnaie courante et monnaie de compte.

Quand on a affaire à des documents comptables, il est naturel de s'intéresser de près à la question de la nature et de la valeur des monnaies. Or, les comptes de châtellenies livrent un aperçu probablement très complet des monnaies en usage dans le monde delphino-savoyard pendant plus de deux siècles. Celles-ci peuvent être réparties, en ne retenant que les exemples les plus fréquents, en trois ensembles : monnaies locales (florin de Savoie, denier viennois), françaises (denier tournois, franc) et européennes (florin de Florence, ducat de Venise). Toutes respectent le système traditionnel, dans lequel une livre (£) vaut vingt sous (s) et chaque sou douze deniers (d), soit deux-cent quarante deniers pour une livre. Cependant, on peut s'interroger sur la réalité de la circulation des espèces, car il n'est pas toujours évident de distinguer la monnaie courante de la monnaie de compte, dont l'usage permet de simplifier l'enregistrement des paiements.

On peut surtout déduire l'usage réel de la monnaie de manière indirecte. L'une des preuves les plus évidentes en est la diversité même des monnaies mentionnées dans les comptes. En effet, si on se limite aux échanges internes à chacune des principautés, on constate que chaque compte recense des paiements au minimum dans deux monnaies différentes. On voit mal la raison pour laquelle les châtelains et la Chambre des comptes auraient tenu à préciser ces différences si elles ne traduisaient pas la réalité des échanges.

L'espace delphino-savoyard est donc largement ouvert à la circulation monétaire. Comme dans le reste de l'occident, les espèces qui circulent doivent être le plus souvent les deniers et les oboles, fréquemment mentionnés dans les comptes, même si le monnayage d'argent (notamment le gros de Savoie à partir de 1297) et d'or est relativement fréquent. En ce qui concerne ce dernier, il s'agit de devises "étrangères" (franc-or, florin de Florence, ducat) et surtout du florin de Savoie, frappé à partir de 1339185 et largement utilisé dans les deux principautés. La mention du poids des monnaies témoigne elle aussi de la diversité des espèces circulant dans le monde delphino-savoyard : on rencontre ainsi des monnaies de petit poids (parui ponderis) et de bon poids (boni ponderis), ou encore des deniers de bonne monnaie (bone monete).

Le titre des monnaies, c'est-à-dire la quantité de métal précieux qu'elles contiennent, peut en effet être modifié par l'autorité disposant du pouvoir de battre monnaie, prérogative régalienne dont sont investis le comte de Savoie et le Dauphin respectivement depuis 1055186 et 1155.187 Le florin de Savoie est ainsi dévalué en 1380, peut-être pour permettre à Amédée VI de payer ses nombreux créanciers.188 Par conséquent, des monnaies de valeur différente circulent à la même période et aucune mesure visant à supprimer l'une d'entre elles ne transparaît à la lecture des comptes. Trois d'entre elles jouent cependant le rôle d'étalon : le florin de Savoie, le denier viennois et le gros tournois. Il est intéressant de souligner qu'après le transport du Dauphiné à la France, le gros tournois se substitue totalement à celui du Dauphiné pour exprimer les totaux et soldes dans les comptes delphinaux. En Savoie, le florin demeure la référence, sa valeur étant après 1380 presque identique à celle du sou de gros tournois. Au-delà de l'apparente diversité monétaire, il existe donc à la fin du XIVe siècle une triple uniformité des monnaies en circulation (obole, denier, gros ou florin), des unités de compte (livre, florin/sou, denier) et de la valeur de la monnaie.

Cependant, la question de la monnaie de compte ne doit pas être considérée dans un sens trop strict. En effet, une grande partie des paiements étant effectuée en nature, les unités de volume utilisées pour les produits agricoles peuvent parfois être assimilées à des monnaies de compte. En 1322, le châtelain de Serves perçoit ainsi un cens d'une demi-poule189, pour lequel on se doute qu'il a dû recevoir une somme équivalente (ou un volume de céréales de même valeur, par exemple), à moins qu'il ait simplement accepté la remise d'une poule par période de deux ans. On a pu évoquer à propos de ce genre de pratique un certain manque de numéraire, ou encore une "étape dans le processus de monétarisation de l'Europe campagnarde".190 En considérant la permanence des paiements en nature pendant toute la période médiévale, et même au-delà, il me paraît plus simple d'y voir une forme de rationalisation des échanges semblable à celle qui a fait du compte de châtellenie l'élément central des systèmes administratifs delphinal et savoyard.

Par conséquent, la question du rôle de la monnaie n'est finalement qu'un des aspects de celle, plus large, de la confrontation entre la culture matérielle et l'écrit.

Notes
185.

DEMOTZ (B.), Le comté de Savoie, p. 103.

186.

LEGUAY (J.-P.) (dir.), Histoire de la Savoie, t. 2, p. 30.

187.

BLIGNY (B.), Histoire du Dauphiné.

188.

Sur les détails de cette dévaluation, voir Bâtir et dominer, p. 147 ; sur les problèmes financiers d'Amédée VI, voir LEGUAY (J.-P.) (dir.), Histoire de la Savoie, t. 2, p. 132-133.

189.

ADI 8B353, Serves (1321-1322).

190.

BICHOT (J.), "Le rôle monétaire de quelques produits agricoles en Dauphiné au XIVe siècle d'après les comptes de châtellenies", dans Economies et sociétés dans le Dauphiné médiéval, p. 89 à 104.