3.2. Ecrit, oral et culture matérielle

Selon un principe bien connu des linguistes et des cartographes, la carte n'est pas le territoire. Par analogie, les comptes de châtellenies ne sont qu'un mode de représentation, parmi d'autres, des échanges économiques ayant pour cadre l'exercice de la seigneurie par les Dauphins et les comtes, puis ducs de Savoie. C'est la raison pour laquelle ils ont été confrontés, lorsque la documentation le permettait, à d'autres sources analogues (autres comptabilités seigneuriales, terriers, etc.). Par leur nombre et la variété des thèmes qu'ils abordent, les comptes de châtellenies représentent toutefois une source particulièrement intéressante quant à l'étude des relations entre l'écrit, l'oralité et la culture matérielle.191

Une information quelconque lue dans un compte de châtellenie nous parvient par l'intermédiaire d'une série de filtres, dont on peut essayer de comprendre la nature et l'articulation. Pour cela, j'ai tiré quelques exemples de compositions (banna concordata) du compte sallanchard de 1430192, c'est-à-dire des arbitrages rendus par le châtelain dans le cadre d'affaires mineures. Le premier cas est une affaire d'occupation de l'espace public :

‘Recepit a Michaele Mugnerii, inculpato occupasse iter : IX solidos.’

L'infraction constatée est donc l'occupation d'un chemin par Michel Meunier. Par comparaison avec des cas analogues traités dans ce compte, on peut supposer qu'il s'agit d'un chemin public, car le nom de son propriétaire aurait été mentionné dans le cas contraire. La transcription du compte entraîne ainsi une perte d'information (nature du chemin, circonstances de l'occupation), à laquelle s'ajoute la déformation du nom de l'accusé, due à sa latinisation. Notons l'exemple de la famille Quinerit, qui compte parmi ses rangs un châtelain de Sallanches193, dont le nom est systématiquement transcrit sous la forme Qui Non Ridet. Le deuxième cas est celui d'une fraude au marché :

‘Recepit a Petro Iacodi, inculpato uendidisse in foro Salanchie formientum ultra mensuram, uidelicet : XVIII solidos.’

Pierre Jacod a donc tenté de vendre du froment au-dessus du cours officiel, ce qui lui vaut une lourde amende. Ici, l'élément intéressant est l'orthographe du mot frumentum : elle correspond vraisemblablement à une variante linguistique locale (forment ou formient), que le clerc n'a pas rectifiée à l'écrit, contrairement aux autres mentions de froment dans le compte. Le dernier cas choisi ici est volontairement caricatural :

‘Recepit a Iohanne Gollet, inculpato occupasse passagium Guilelmi Foechet de quodam sareuel.’

Jean Gollet est ici condamné pour avoir occupé le passage de Guillaume Fouchet avec une meule de foin, rouelle en patois savoyard, que le clerc transcrit ici littéralement : "sa rouelle" est devenue sareuel

Dans ces trois exemples, il est utile d'énumérer les étapes survenues entre l'acte condamné et sa transcription dans le compte : le châtelain a jugé l'affaire, son lieutenant l'a rapportée lors de la reddition du compte, selon toute vraisemblance en langue vernaculaire, séance au cours de laquelle le clerc l'a retranscrite en latin. Il y a donc inévitablement des omissions et des déformations. Dans ces exemples, les seuls termes issus de la langue vernaculaire sont les noms propres et le mot sareuel. En quittant Sallanches, on peut en revanche trouver de nombreux emplois directs de mots non latinisés. Ainsi, dans le compte de travaux de Miribel194, la préparation du mortier par des ouvriers n'est jamais décrite par morterium fecerunt, mais par fecerunt lo mortier. Les quelques termes vernaculaires employés dans les comptes, comme celui de chaffal sur lequel je reviendrai plus loin, tendent pour leur part à confirmer que la langue régionale est une forme de franco-provençal empruntant son vocabulaire au latin et aux langues germaniques.195Le recours à ces termes peut manifester de la part du clerc une incompréhension du vocabulaire employé par le châtelain ou son lieutenant lors de la reddition du compte, ou au contraire une méconnaissance de son équivalent latin (qui n'existe peut-être pas), ou encore un souci de précision face au risque d'ambigüité des traductions. Les comptes de châtellenies témoignent ainsi d'un enrichissement progressif du vocabulaire latin par l'ajout de termes vernaculaires, essentiellement liés aux réalités nouvelles, particulièrement dans le domaine de la construction.

A cet enrichissement répond une simplification grammaticale évidente, caractérisée notamment par la prédominance des propositions infinitives et des complétives introduites par quod, comme en français. Certaines des pièces justificatives jointes aux comptes peuvent enfin être en français, ce qui prouve que cette langue "étrangère" est employée au moins parmi les nobles. En Normandie, on notera que le procédé est inversé : les comptes sont rédigés en français, alors que leur reddition, comme à la Chambre des comptes de Paris, se fait en latin.196 On doit cependant retrouver le même phénomène d'allers-et-retours entre les deux langues, caractéristique de la mise en œuvre des procédures comptables de la fin du Moyen Age.

Outil du pouvoir, révélateur du quotidien : le compte de châtellenie témoigne bien à la fois des réalités économiques, linguistiques ou sociales et de l'exercice du pouvoir par les Dauphins et les Humbertiens. On peut considérer qu'il s'agit d'un compromis entre la nécessité de gérer rationnellement les finances des principautés et les principes fondamentaux des structures politiques, économiques et sociales de la société médiévale. L'aspect subjectif de cette documentation peut être étudié en tant que tel, comme le témoignage de perceptions différentes de la réalité, mais il peut surtout être corrigé par le recours à d'autres sources. L'association de ces deux approches va permettre d'analyser la place du château au sein de l'espace delphino-savoyard.

Notes
191.

Le rapport entre l'oralité et l'écrit constitue l'un des axes de travail des projets "Ecrits pragmatiques et communication au Moyen Age" et "Religion, espace, culture et communication", coordonnés par Nicole Bériou au sein du CIHAM.

192.

ADS SA14243, Sallanches (1429-1430).

193.

ADS SA 14265, Sallanches (1450-1451) : il s'agit de Pierre Quinerit.

194.

ADCO B8355, Miribel (1361).

195.

Sur la question des langues vernaculaires, voir notamment MARTIN (J.-B.) et PELLET (J.), Les richesses du français régional : mots du Nord-Dauphiné recueillis à Meyrieu-les-Etangs et DUPRAZ (J.), Le patois de Saxel.

196.

CURRY (A.), "L'administration financière de la Normandie anglaise", dans La France des principautés, p. 91-92.