2.1. Guigues VII, Pierre II et la construction de l'Etat

Un colloque a été consacré en 2000 à Pierre II de Savoie201 ; il n'est donc pas question ici de rentrer dans les détails de son œuvre. En revanche, on peut s'attarder sur les similitudes qui existent entre celle-ci et celle de Guigues VII en Dauphiné. Les deux hommes sont parents, Guigues ayant épousé en 1241 Béatrice, fille dudit Pierre et d'Agnès de Faucigny, unique héritière de la seigneurie portant son nom. Cela constitue entre eux un lien privilégié, sans doute à l'origine de la paix relative qui règne dans les années 1260 entre les deux principautés, mais aussi un facteur de trouble pour les années suivantes. La seigneurie de Faucigny, alliée puis rivale du comté de Genève depuis le XIe siècle, est en effet depuis 1234 et surtout 1253 (année du décès d'Aymon de Faucigny, père d'Agnès) entre les mains de Pierre de Savoie, qui l'administre au nom de son épouse.202 Il réforme profondément l'administration locale, en s'appuyant sur des officiers plus nombreux (on trouve ainsi dans un acte du chapitre de Genève la mention d'un métral de Sallanches en 1247203) et en affectant des clercs au contrôle des comptes rendus par ces derniers.204 Devenu comte, il étend cette dernière innovation à l'ensemble de la Savoie, en y associant des clercs des extentes, inspirés de leurs homologues anglais, chargés de veiller au respect de ses droits.205 Ce personnel constitue le noyau de la future Chambre des comptes. Pierre promulgue également, dès son accession à la tête du comté, les premiers Statuts de Savoie, portant par écrit droit romain et coutumier. Il met enfin en place les baillis, eux aussi d'inspiration anglaise (celui du Faucigny est ainsi nommé en 1264206).

Lorsqu'il prend en main le Faucigny, Pierre n'est déjà plus un novice : comme son frère Philippe, qui lui succède en 1268 à la tête du comté, il a appris les rudiments du pouvoir dans un apanage, en l'occurrence le Bugey savoyard. Il épaule aussi son frère Amédée IV et son neveu Boniface, ses deux prédécesseurs, dans leur action, notamment diplomatique. A ce titre, il fréquente assidûment la cour d'Angleterre, en tant que conseiller du roi Henri III et des sa femme Eléonore, qui n'est autre qu'une de ses nièces. La politique dynastique de la maison de Savoie, réellement mise en œuvre par le comte Thomas, porte alors ses fruits : les frères, sœurs, neveux et nièces de Pierre II occupent presque tous une place leur permettant de favoriser leur famille (doc. 18).

Doc. 18. La descendance du comte Thomas de Savoie : arbre généalogique simplifié
Doc. 18. La descendance du comte Thomas de Savoie : arbre généalogique simplifié

De son côté, le Dauphin cherche lui aussi à améliorer l'administration de sa principauté. De son gouvernement, il est tentant de ne retenir que les trois grandes enquêtes de 1250, 1260 et 1265, communément appelées le Probus.207 Ce travail minutieux permet aux officiers delphinaux de disposer d'une source d'informations comparable aux extentes, voire plus complète, étant donné que le Probus recense non seulement les droits du Dauphin dans chaque mandement, mais aussi ses biens fonciers. Or, au moment ou Guigues VII lance la première enquête, il reçoit de l'empereur Frédéric II la totalité des alleux des comtés d'Albon, de Grésivaudan et de Viennois (1249).208 Si cette donation est probablement très symbolique, elle permet de souligner l'importance attachée par le souverain à l'aspect foncier de ses biens. Comme Henri Falque-Vert209, on peut penser que la commande par le Dauphin de deux nouvelles enquêtes, après celle de 1249-1250, témoigne de cette volonté de disposer des informations les plus fiables possibles. L'action administrative de Guigues VII ne se résume pas au Probus : il prend également assez tôt l'habitude de nommer des châtelains et des baillis dans les différents mandements de sa principauté. Ainsi, en 1246, on le voit enjoindre à ses châtelains d'Albon, de Moras et de Vals de venir secourir le bailli qu'il a nommé à Vienne, en butte avec l'autorité de l'évêque.210 Il s'attache aussi, en parallèle, à réduire le pouvoir des grands seigneurs, comme le maréchal Obert Auruce, un temps son plus haut officier.211

Les idées circulent probablement d'une principauté à l'autre, aidées par la circulation des individus : en 1260, le responsable de la seconde enquête delphinale est Pierre Lombard, un ancien conseiller d'Amédée IV.212 Il est cependant intéressant de noter les entreprises les plus spectaculaires que sont le Probus et les Statuts ne rencontrent pas encore d'écho dans la principauté voisine : la construction de l'Etat emprunte donc en Dauphiné et en Savoie des chemins distincts.

Notes
201.

ANDENMATTEN (B.), PARAVICINI BAGLIANI (A.) et PIBIRI (E.) (dir.), Pierre II de Savoie.

202.

CARRIER (N.), La vie montagnarde en Faucigny à la fin du Moyen Age, p. 26 à 35.

203.

RG 797.

204.

LEGUAY (J.-P.) (dir.), Histoire de la Savoie, t. 2, p. 159.

205.

DEMOTZ (B.), Le comté de Savoie, p. 354.

206.

D'après la liste des baillis annexée au Regeste genevois.

207.

Une présentation synthétique du déroulement de ces enquêtes peut être trouvée dans FALQUE-VERT (H.), Les hommes et la montagne en Dauphiné, p. 10 à 13 et 393 à 395.

208.

BLIGNY (B.), Histoire du Dauphiné.

209.

FALQUE-VERT (H.), op. cit., p. 12-13.

210.

ADI B3905.

211.

FALQUE-VERT (H.), op. cit., p. 396 à 410.

212.

Ibid., p. 12.