2.2. La guerre et le Transport du Dauphiné

Dès la mort de Pierre II (1268), les relations se tendent entre Dauphiné et Savoie : le Faucigny échoit en effet à Béatrice et Guigues VII s'en empare immédiatement, au nom de son épouse. Le décès du Dauphin l'année suivante ne change pas grand-chose à la donne, car les deux principautés se retrouvent désormais systématiquement concurrentes dans leur expansion respective. Dans ce contexte tendu, on peut souligner le rôle important joué par Béatrice, la Grande Dauphine, régente du Dauphiné au nom de son fils Jean Ier (1269-1272), souveraine du Faucigny en son nom propre (1269-1282) puis au nom de ses petits-fils (1282-1310).213

La question du Faucigny, enclave dauphinose en territoire savoyard, n'est cependant pas la seule qui oppose les deux principautés. En Viennois, en Bresse et en Bugey, les possessions de l'une et de l'autre sont tellement entrelacées que l'accession, en 1281, d'Humbert de la Tour-du-Pin214 à la tête du Dauphiné met le feu aux poudres : entrecoupée de trêves, la guerre qui débute l'année suivante dure jusqu'en 1355. Humbert Ier ajoute en effet au territoire delphinal ses terres du Viennois et des droits théoriques sur l'ancienne manche de Coligny, territoire situé aux confins de la Bresse et du Bugey. Or, les comtes de Savoie, devenus maîtres de la Bresse depuis le mariage du futur Amédée V avec Sybille de Bâgé, convoitent ces terres qui leur permettraient d'assurer la cohésion entre celle-ci et leurs possessions en Bugey (doc. 19).

Si on oublie un instant les apanages de Piémont et de Vaud, confiés à des branches cadettes de la maison de Savoie et situés à l'écart des principaux enjeux territoriaux, le Dauphin gouverne alors des terres plus vastes (18 000 km² contre 16 000 km² pour la Savoie), la différence correspondant approximativement à la superficie du Faucigny : le basculement de cette grande seigneurie dans la mouvance dauphinoise représente ainsi un atout indéniable pour Humbert Ier et ses successeurs.

Doc. 19. Frontières et bailliages du Dauphiné et de la Savoie en 1282
Doc. 19. Frontières et bailliages du Dauphiné et de la Savoie en 1282

Il est inutile de revenir ici sur les circonstances exactes du déclenchement de la guerre ou sur son déroulement, qui ont fait l'objet par ailleurs de travaux approfondis.215 On peut se contenter d'en souligner trois caractéristiques.

Tout d'abord, ce conflit remet en question la plupart des rapports de suzeraineté dans l'espace delphino-savoyard et implique de ce fait tous les comtés et autres seigneuries de la région.216 Cela explique la multiplication des traités... mais aussi le peu d'entrain avec lequel ils sont respectés, à l'exception de celui de Chapareillan. Ensuite, la question des fortifications – j'y reviendrai sous peu – est naturellement cruciale. De nombreux châteaux sont construits ou remaniés, comme celui de Pont-d'Ain, on bâtit également de nombreuses maisons-fortes et aussi un type de forteresse spécifique à la région et à cette période, la bâtie. Enfin, cette guerre est marquée par deux batailles qui constituent des tournants importants dans l'évolution des relations diplomatiques entre les belligérants : celle de Varey (1326), qui voit une armée delphinale inférieure en nombre battre, au pied de ce château genevois, celle menée par le comte de Savoie et ses alliés217 ; celle des Abrets (1354), où la victoire savoyarde précipite la fin de la guerre.218

Au cours du conflit, la question de son financement devient de plus en plus critique. Il faut en effet nourrir et dédommager les vassaux lors de la convocation du ban, payer les clients pour la guerre et le service de guet, équiper une partie des troupes, entretenir, réparer ou reconstruire les fortifications, payer les espions et émissaires... Les rançons représentent aussi une part non négligeable du coût de la guerre : retenu au château de Saint-Vallier pendant un an après sa capture à Varey, Guichard II de Beaujeu n'est libéré qu'à condition de renoncer à l'essentiel de ses possessions en Bresse et en Bugey. Le comte de Savoie attribue alors à son allié du moment une compensation financière et matérielle, par la cession, apparemment jamais effective, des châteaux de Lent et de Buenc.219

Dans ce contexte, l'administration comptable mise en place dans les décennies précédentes joue un rôle de premier plan, car elle permet aux comtes de connaître l'état de leurs finances et d'agir en conséquence. Ainsi, l'effort financier du Dauphin est matérialisé, en Viennois, par une augmentation progressive des dépenses dans les années 1320, puis par leur chute spectaculaire après la bataille de Varey (doc. 20).220

Doc. 20. Evolution des recettes et dépenses de quatre châtellenies du Viennois (1320-1327)
Doc. 20. Evolution des recettes et dépenses de quatre châtellenies du Viennois (1320-1327)

Cet arrêt provisoire des investissements est surtout dû à un manque de ressources, le niveau des recettes étant généralement inférieur à celui des dépenses dans les exemples étudiés. Le cas de la châtellenie de Roybon, dont les comptes sont conservés pour toute la décennie 1318-1327221, est bien représentatif : bien que située à l'écart des principales zones de conflits, elle connaît un important déficit permanent dès 1320, malgré une légère hausse des revenus en 1322 (doc. 21). Dans les comptes en question, ces nouvelles dépenses sont liées pour l'essentiel à de nombreux défraiements imputés sur les revenus de la châtellenie (chevauchées, messagers, etc.).

Doc. 21. Evolution des recettes et des dépenses à Roybon (1318-1327)
Doc. 21. Evolution des recettes et des dépenses à Roybon (1318-1327)

En Savoie, pour pallier cette insuffisance structurelle des recettes, les comtes n'hésitent pas à s'endetter auprès de leurs châtelains, quant ils ne procèdent pas simplement à des levées extraordinaires, les subsides.222La levée d'un subside en 1286223 par Humbert Ier montre que cette solution fait également partie de l'arsenal financier des Dauphins, même si on connaît surtout la manière dont ils utilisent l'attribution aux communautés du droit de vingtain pour financer les réparations des fortifications urbaines.224

Alors qu'en Savoie, les comtes se succèdent sans modifier l'orientation générale de la politique du comté, l'arrivée en 1333 d'Humbert II entraîne de profonds changements en Dauphiné. Tout d'abord, avec le soutien du pape et du roi de France Philippe VI – qui cherche à obtenir à son profit l'alliance des deux maisons dans son conflit avec l'Angleterre – il entame les négociations qui aboutissent au traité de Chapareillan (1334).225 Dans les années qui suivent, il met à profit cette relative accalmie pour consolider et moderniser son administration. Il instaure en effet des conseils de bailliages, formés de clercs, de nobles et de bourgeois et censés surveiller l'activité des châtelains. Surtout, il met en place une véritable administration centrale, d'abord à Saint-Marcellin226, puis à Grenoble, où siègent à partir de 1340 le Conseil Delphinal et la Chambre des comptes, auparavant émanations directes de son conseil.227 Dans le même temps, il envisage pour la première fois de se séparer d'une partie de son héritage, au profit de la papauté. L'idée fait long feu, l'enquête pontificale montrant une nette surévaluation des biens delphinaux : alors que le pape était initialement prêt à payer 150 000 fl au Dauphin (lequel demandait initialement 450 000 fl), ses envoyés le convainquent en effet de renoncer à l'entreprise.228 Finalement, par un accord signé le 23 avril 1343 et définitivement entériné le 16 juillet 1349, Humbert II décide de céder sa principauté au roi de France contre 200 000 fl et 4000 fl de rente annuelle.229 Entre-temps, le Dauphin aura promulgué deux chartes de franchises d'une importance considérable, sur lesquelles je reviendrai plus loin : la charte des Escartons (29 mai 1343) et le Statut delphinal (16 mars 1349). Le nouveau Dauphin, qui devra être de la maison de France et gouverner sa principauté indépendamment du royaume, s'engage bien entendu à les respecter.

L'historiographie, depuis Nicolas Chorier, fait d'Humbert II un prince dépensier et excentrique, jugement qu'il convient de relativiser, à la lumière des éléments susmentionnés. Il quitte en tout cas la scène quelques années avant le traité de Paris (5 janvier 1355), qui, suite à la victoire savoyarde des Abrets, met un terme au conflit séculaire entre les deux puissances régionales. La Savoie sort d'ailleurs renforcée de ce conflit, par l'acquisition définitive du Faucigny et de la Valbonne, et rassurée sur ses frontières par l'alliance signée avec la France contre l'Angleterre en juin 1355.230 La frontière entre les deux principautés est quant à elle fixée sur le Guiers, ce qui justifie la cession par la Savoie, en échange des territoires déjà cités, de toutes ses châtellenies situées en Viennois (doc. 22). Dans les faits, il faut attendre 1377 pour que l'ensemble de ces clauses soient appliquées.231

Doc. 22. Frontières et bailliages du Dauphiné et de la Savoie après le traité de Paris (1355)
Doc. 22. Frontières et bailliages du Dauphiné et de la Savoie après le traité de Paris (1355)
Notes
213.

CARRIER (N.), La vie montagnarde en Faucigny à la fin du Moyen Age, p. 36 à 38.

214.

Par son mariage avec Anne, fille de Guigues VII et de Béatrice de Faucigny.

215.

KERSUZAN (A.), Défendre la Bresse et le Bugey, p. 19 à 107.

216.

Citons, pêle-mêle : les comtés d'Auxerre, de Bourgogne, de Chalon, de Genève et de Valence, le duché de Bourgogne et les seigneuries de Beaujeu, de Saint-Claude ou de Thoire-Villars.

217.

KERSUZAN (A.), op.cit., p. 64 à 68.

218.

Ibid., p. 90 à 92.

219.

Ibid., p. 67, note 169 et GACON (M.), Histoire de Bresse et du Bugey, p. 111 à 115.

220.

D'après Galaure et Valloire, p. 43 et 44.

221.

ADI 8B350 à 358, Villeneuve-de-Roybon (1318 à 1327).

222.

KERSUZAN (A.), Défendre la Bresse et le Bugey, p. 304 à 307.

223.

NICOLAS (N.), La guerre et les fortifications du Haut-Dauphiné, p. 93.

224.

Ibid., p. 98 au sujet du vingtain de Gap et VALLERNAUD (P.), "Un ancien droit féodal..." à propos de celui de Moras.

225.

KERSUZAN (A.), Défendre la Bresse et le Bugey., p. 78 à 82.

226.

ADI 8B620, Queyras (1336-1337) : les comptes du Briançonnais sont rendus en 1337 apud Sanctum Marcellinum, coram computatores. L'année suivante, le châtelain se présent à nouveau à Saint-Marcellin, dans une maison réquisitionnée par les représentants du Dauphin. La présence dans leurs rangs du comte de Valentinois semble confirmer qu'il s'agit bien du Conseil delphinal.

227.

BLIGNY (B.), Histoire du Dauphiné, p. 133.

228.

CARRIER (N.), La vie montagnarde en Faucigny au Moyen Age, p. 44.

229.

ADI 1Mi 6 à 8, B2613.

230.

KERSUZAN (A.), Défendre la Bresse et le Bugey, p. 91-92 : le roi de France verse 40 000 fl au comte de Savoie pour le prix de son alliance.

231.

LEGUAY (J.-P.) (dir.), Histoire de la Savoie, t. 2, p. 137 à 139.