2.3. Un duché et une province

La volonté de cohésion territoriale qui préside aux échanges de 1355 constitue l'une des principales motivations de la politique delphinale et savoyarde des décennies qui suivent. Ainsi, les principales enclaves sont peu à peu résorbées : le comté de Valence devient progressivement dauphinois entre 1404 et 1446232, la seigneurie de Thoire-Villars, sous suzeraineté savoyarde depuis 1355, est intégrée au comté en 1402, de même que le comté de Genève, à la suite de longues tractations (1398-1424).233

L'absorption du comté de Valence fait du Dauphiné une entité territoriale cohérente, tournée géographiquement autant que politiquement vers le royaume de France et le Comtat Venaissin, rivale du comté de Provence dans ses terres les plus méridionales. Le Dauphiné se trouve pour l'essentiel en situation défensive face aux incursions de diverses bandes de mercenaires, notamment pendant la guerre qui l'oppose, à la fin du XIVe siècle, au comté de Provence.234 La Savoie, désormais bloquée du côté occidental, mène dans d'autres directions une ambitieuse politique d'expansion, marquée par l'annexion de Barcelonnette (1385), puis Nice (1388)235 et par l'absorption définitive du pays de Vaud (1359)236 et du Piémont (1418)237, aux mains de branches cadettes de la famille depuis la fin du XIIIe siècle (doc. 23).

La Savoie exerce aussi ponctuellement sa domination sur d'autres régions alpines comme le Val d'Ossola, au nord du Milanais, ou encore le Valais épiscopal, autour de Sion. Le marquisat de Saluces reste pour sa part indépendant, malgré plusieurs reconnaissances théoriques de la suzeraineté savoyarde.

Doc. 23. Frontières et bailliages du Dauphiné et de la Savoie en 1447
Doc. 23. Frontières et bailliages du Dauphiné et de la Savoie en 1447

En parallèle se produit une mutation en profondeur des formes de gouvernement au sein des deux principautés. En Dauphiné, l'absence de prince résident entre 1352 et 1447 contribue à un alignement progressif de l'administration sur celle du royaume. Ainsi, dès 1354, le Dauphin est représenté par un lieutenant, puis par un gouverneur issu de son entourage proche.238 L'un d'entre eux, Enguerran d'Eudin, exerce même simultanément les fonctions de gouverneur, de conseiller et de chambellan du roi.239 Après 1383, l'office de chancelier delphinal – le plus important de l'administration de la principauté – est supprimé et ses attributions transférées à son homologue royal.240

Les finances delphinales passent elles aussi, peu à peu, sous le contrôle direct de l'administration royale. Charles V, roi et Dauphin, crée d'abord en 1365 un office de trésorier du Dauphiné241, remplacé en 1376 par celui de receveur général, placé sous l'autorité d'un trésorier de France chargé du Dauphiné. Il réforme la Chambre des comptes par une odonnance de 1367, la Chambre des comptes voit son organisation progressivement alignée sur celle de son homologue royale entre 1379 et 1384 et son ressort strictement limité aux comptes locaux.242 Dans le domaine fiscal, Charles V laisse en revanche aux Dauphinois une relative autonomie : le 22 août 1367 sont réunis pour la première fois des délégués de la noblesse, du clergé et des communes dans le cadre des Etats delphinaux. Leur avis est théoriquement nécessaire pour toute levée de subside, rôle similaire à celui des Etats de Savoie. On trouve ainsi la mention en 1442 d'un subside voté par ces derniers pour la défense du concile de Bâle.243 Autre pratique nouvelle, le phénomène d'inféodation des châtellenies, observé sans doute possible en Savoie (par exemple la famille d'Allinges, qui conserve la châtellenie de Montjoie entre 1436 et 1530244), est moins visible en Dauphiné.245

Le 19 février 1416, le comté de Savoie est érigé en duché par l'empereur germanique Sigismond. La cérémonie en question a lieu au château de Chambéry246, même si une tradition locale situe curieusement son déroulement à Montluel.247 Ce changement de statut de la principauté savoyarde est lié aux choix politiques d'Amédée VIII et de ses prédécesseurs, en particulier à leur soutien constant aux empereurs successifs depuis plus de deux siècles. Il traduit et accompagne aussi la place prise par le duc dans les relations internationales, manifestée par les multiples rencontres qu'il organise pour réconcilier Armagnacs et Bourguignons, notamment à Montluel en 1424 et 1425248 et par son élection au pontificat par le concile de Bâle en 1439, sous le nom de Félix V. Cette élection, due à la lutte d'influence entre le pape Eugène IV et le concile, sera reprise par l'historiographie comme le symbole de la piété du duc de Savoie. Sans doute le concile recherche-t-il aussi le soutien du prince le plus puissant de la région, pour contrebalancer la légitimité d'Eugène IV.

Concrètement, cet épisode, qui s'achève en 1449 par la reconnaissance pleine et entière du nouveau pape Nicolas V, apporte à la Savoie la mainmise sur la ville de Genève, dont Amédée VIII contrôle l'évêché à partir de 1444.249 Il renforce également des changements survenus dans le gouvernement de la principauté : comte de Genevois en 1428250, Louis, fils d'Amédée VIII, est en effet lieutenant-général de son père, qui s'est retiré à Ripaille, au plus tard en 1437251, puis duc à part entière dès 1440.252 Sur le plan administratif et judiciaire, la plus grande œuvre d'Amédée VIII est la promulgation de nouveaux Statuts de Savoie en 1430, rédigés par Nycod Festi, notaire issu d'une famille sallancharde. Ces Statuts donnent l'image d'un gouvernement centralisé, sous l'autorité directe et unique du duc, dont on verra plus loin que l'application restera très souple, voire inexistante.253

Le soutien du duc au roi de France dans son conflit avec l'Angleterre et la Bourgogne ne signifie pas pour autant que la maison de Savoie renonce à toute expansion en Dauphiné. En 1430, Amédée VIII apporte ainsi son aide militaire à Louis de Chalon, prince d'Orange, dans sa tentative de conquête du Viennois. La victoire des troupes dauphinoises à Anthon sonne le glas des ambitions savoyardes de ce côté-ci des Alpes.254 A l'est, Louis Ier ne rencontre pas plus de succès dans ses tentatives d'expansion et doit abandonner en 1450 toute prétention sur le Milanais, qu'il revendiquait en raison du mariage de sa sœur avec le dernier des Visconti.255

Après ce qu'on qualifie souvent d'apogée du duché de Savoie, la fin de la période qui nous intéresse ici est marquée par un véritable renversement de situation dans les relations économiques et diplomatiques des deux principautés. En effet, la prise de pouvoir en 1440 des deux Louis, le Dauphin Louis II et le duc Louis Ier, a des conséquences radicalement opposées sur l'évolution des deux principautés. Sur le plan interne, Louis II, premier Dauphin résident depuis son arrière-grand-père Charles V, reprend en main une principauté où il ne cesse de se déplacer d'une châtellenie à l'autre. Parmi ses principales mesures, on peut citer un audit des finances, le redécoupage des bailliages en 1447 et la réforme du Statut delphinal.256 Dans le même temps, le duc de Savoie crée pour ses fils des apanages, qui deviennent après sa mort des comtés dotés d'administrations autonomes.257 Le comté de Genevois-Faucigny dispose ainsi de sa propre Chambre des comptes, tandis que des Etats du Piémont sont convoqués pour la première fois en 1458. Le duc doit également faire face à de violentes manifestations de mécontentement des grands seigneurs du duché, en particulier de son frère Philippe. Le véritable coup d'Etat de ce dernier en 1462, facilité par la vindicte générale contre l'influence des favoris de la duchesse Anne de Chypre, n'est mis en échec que grâce à l'intervention du nouveau roi de France.258

Les relations entre les deux principautés se complexifient en raison des mariages respectifs du Dauphin et de sa sœur, Yolande de France, avec les enfants du duc Louis, Charlotte de Savoie et le futur Amédée IX. En effet, devenu le roi Louis XI en 1461, l'ancien Dauphin ne se détourne pas des affaires de la région : non seulement il entame une véritable guerre économique contre la Savoie et Genève à travers la promotion des foires de Lyon, mais il intervient aussi directement à plusieurs reprises dans les affaires savoyardes, déjà en 1462, puis pour défendre sa sœur, régente du duché (1466-1478). Après la tentative de rapprochement entre celle-ci et le duc de Bourgogne, il exerce même un contrôle de plus en plus étroit sur les nominations d'officiers en Savoie.259 A partir de 1461, les relations delphino-savoyardes prennent ainsi un tour nouveau, car le roi de France place Lyon et le Dauphiné au cœur de ses préoccupations. Les ducs de Savoie doivent ainsi composer non plus avec une principauté périphérique, gouvernée depuis Paris, mais avec la puissance économique, diplomatique et militaire du royaume de France. Les visées italiennes des successeurs de Louis XI ne font qu'accentuer la pression royale et poussent notamment les ducs à s'allier à la maison de Habsbourg. Finalement, on peut considérer que la conquête de la Savoie cisalpine par François Ier, en 1536, plus que le résultat de circonstances particulières, s'inscrit dans l'évolution séculaire des rapports delphino-savoyards amorcée par la bataille d'Anthon, prolongée par le règne de Louis XI et accélérée par la fin de la guerre de Cent Ans.

Les relations delphino-savoyardes suivent ainsi clairement une trame commune sur l'ensemble de la période étudiée. La rivalité croissante qui caractérise leur construction politique et territoriale aux XIIIe et XIVe siècles atteint son paroxysme avec la guerre de 1282-1355. Celle-ci règle la plupart des questions relatives aux rapports entre les deux principautés au nord de l'Isère, ce qui oriente leur expansion future vers d'autres régions (Piémont, Valentinois) et implique, à terme, la réorganisation administrative survenue de part et d'autre au cours du XVe siècle. Or, dans ces trois domaines (construction politique, expansion territoriale et administration interne), l'évolution des deux principautés semble liée en grande partie à la maîtrise des châteaux et des châtellenies et à la définition de leur place au sein des dispositifs administratifs, économiques, militaires ou politiques. Cela nous amène donc au cœur de la présente étude : les châteaux et leur place au sein du monde delphino-savoyard.

Notes
232.

LEMONDE (A.), Le temps des libertés en Dauphiné, p. 333.

233.

LEGUAY (J.-P.) (dir.), op. cit.,p. 295-296.

234.

NICOLAS (N.), La guerre et les fortifications du Haut-Dauphiné, p. 31 à 51.

235.

LEGUAY (J.-P.) (dir.), Histoire de la Savoie, t. 2, p. 297.

236.

Ibid., t. 2, p. 141.

237.

Ibid., p. 298-299.

238.

LEMONDE (A.), Le temps des libertés en Dauphiné, p. 68 et 77.

239.

Ibid., p. 81.

240.

Ibid., p. 86-87.

241.

Ibid., p. 72 : son premier titulaire, Philippe Gilier, est plus tard jugé pour malversations.

242.

Ibid., p. 160 à 183.

243.

ADCO B8608, Montluel (1441-1442) : (...) pro defensione libertatis Sacrosancte Matris Ecclesie et generalium conciliorum (...).

244.

ADS SA14060 à 14133, Montjoie (1436 à 1530).

245.

LEMONDE (A.), Le temps des libertés en Dauphiné, p. 266 et seq. évoque même une suppression des offices de châtelains à partir de 1360, qui ne semble pas correspondre à la réalité.

246.

LEGUAY (J.-P.) (dir.), Histoire de la Savoie, t. 2, p. 301.

247.

GACON (M.), Histoire de Bresse et du Bugey, p. 141 à 185.

248.

LEGUAY (J.-P.) (dir.), op. cit., t. 2, p. 302.

249.

Ibid., p. 310.

250.

LEGUAY (J.-P.) (dir.), Histoire de la Savoie, t. 2, p. 307.

251.

ADCO B8602, Montluel (1436-1437) : (...) per licteram nobilis domini Ludouici, filii et locumtenentis generalis illustrissimi domini Amedei,Sabaudie ducis, eius patris (...).Selon LEGUAY (J.-P.) (dir.), op. cit., p. 429, cette lieutenance est établie dès 1434 ; les documents étudiés ne mentionnent cependant pas cet office avant 1437.

252.

ADCO B8607, Montluel (1440-1441). Amédée VIII est encore cité comme duc l'année suivante.

253.

LEGUAY (J.-P.) (dir.), op. cit., t. 2, p. 305-306.

254.

LEGUAY (J.-P.) (dir.), Histoire de la Savoie, t. 2, p. 302-303.

255.

Ibid., p. 434-435.

256.

Pilot de Thorey (E.), Catalogue des actes du Dauphin Louis II.

257.

ADCO B8629, Montluel (1467-1468) : le compte est rendu par Odet de Chandieu à Philippe, comte de Bâgé, Bresse, Dombes, Revermonet et Valbonne. Les autres comtés mentionnés sont ceux de Genevois-Faucigny et de Romont (pays de Vaud).

258.

LEGUAY (J.-P.) (dir.), op. cit., t.2, p. 431-433.

259.

LEGUAY (J.-P.) (dir.), Histoire de la Savoie, t. 2, p. 431 et 435.