2.2. Moras et la Valloire : une terre delphinale

Toutes les paroisses de la Valloire dépendent au Moyen Age du diocèse de Vienne, la châtellenie de Moras appartenant pour sa part au bailliage de Viennois – Saint-Marcellin depuis sa mise en place au cours du XIIIe siècle. La terre de Moras, propriété patrimoniale des comtes d'Albon dès le début du XIe siècle, appartient ainsi au noyau originel du Dauphiné.

L'occupation humaine antérieure à l'époque médiévale

Les plus anciennes traces d'une présence humaine dans la Valloire (céramique du Néolithique) ont été trouvées entre La Barre et Barathon, lors de la construction de la ligne du TGV Méditerranée.414 D'autres indices d'occupation (céramique, monnaies, fossés) de l'Age du Fer et de l'époque gallo-romaine ont été trouvés au même endroit, près des Chaberts415 et des Epars416, deux sites proches du précédent. La fouille de l'extrémité occidentale de la butte de Moras (doc. 60), dirigée de 1968 à 1981 par Alain Nicolas et dont les résultats viennent seulement d'être publiés en intégralité, a, pour sa part, révélé des traces d'occupation du Chasséen (3200-2000 av. J-C.) et un probable habitat sur clayonnages associé à un site funéraire de la fin du Bronze final (1050-750 av. J.-C.), ayant livré de la céramique dont le décor est interprété comme une probable forme d'écriture archaïque. 417

Doc. 60. Emplacement approximatif de la fouille d'Alain Nicolas à Moras © Alain Nicolas
Doc. 60. Emplacement approximatif de la fouille d'Alain Nicolas à Moras © Alain Nicolas COMBIER (J. et NICOLAS (A.), Une écriture préhistorique ?, p. 44.

Au cours de cette opération, aucune occupation structurée n'a été mise en évidence au-delà du Bronze final 3b, malgré la présence de mobilier gallo-romain et médiéval, dont une monnaie de Constantin II (v. 336) trouvée dans une butte localement réputée être un tumulus, sans doute l'une des deux bosses situées au-dessus de ce site.419

Des tegulae ont également été ramassées sur le site d'une chapelle médiévale, à Saint-Priest, à l'est du village de Moras.420 L'ensemble de ces sites témoigne d'une occupation ancienne concentrée sur la partie méridionale de la Valloire. Le versant septentrional de la vallée est, lui, très densément occupé à l'époque gallo-romaine, avec une nécropole à Jarcieu, de nombreux sites autour de Pact et de Beaurepaire et surtout l'agglomération secondaire de Turedonnum (Tourdan), sur la voie de Vienne à Grenoble.421

La formation du mandement de Moras (1009-1263)

L'origine du mandement de Moras remonte vraisemblablement à la fin de l'époque carolingienne. Dans un acte daté du 6 juin 1009, le roi de Bourgogne, Rodolphe III, fait don aux premiers Guigonides de terres dans la villa de Moras ainsi que de la moitié du castellum.

‘In nomine sancte et individue Trinitatis, Rodulfus pius rex. Justis fidelium nostrorum peticionibus acquiescere utile ducimus & honestum dijudicamus. Quapropter notum esse volumus omnibus Dei ecclesie & nostris fidelibus natis & nascendis, qualiter petente Agilarude regina, conjuge nostra, necnon archiepiscopo Burchardo, fratre nostro, & comitibus Rodulpho et Uberto, damus Umberto episcopo ejusque matri domine Freburgie & nepotibus ejus, Wigonis bone memorie filiis, Umberto, Wigoni, Willelmo, medietatem castelli de Moras & omnem terram illam quam pater noster Gondrandus rex & nos visi sumus habere de valle Vidreri nomine usque ad Cusen villam, & medietatem de bosco de Morvadeis, & mansum unum in villa de Moras quem Otmarus habet, & servos & ancillas nostre proprietatis qui infra istos terminos alodes habent. Hec omnia, sicut denominata sunt & descripta, teneant & possideant, habentes potestatem habendi, donandi, vendendi vel quicquid ipsis placeret inde faciendi (…)422

Cette donation vient sans aucun doute en récompense de services rendus par ce Guigues "de bonne mémoire", dont l'un des fils n'est autre que celui que la tradition a appelé Guigues Ie r, encore mineur et donc sous la tutelle de son oncle, évêque de Grenoble.423 Lui et ses successeurs portent une attention certaine à ce nouveau territoire, dont ils acquièrent la totalité avant 1070.424 Ils y résident au moins seize fois entre 1189 et 1347, soit plus souvent qu'à Albon, auquel leur titre comtal est pourtant associé.425

Dans la Valloire, le comte doit composer avec des seigneuries ecclésiastiques : le prieuré clunisien de Manthes, qui assume dès 1079 la charge spirituelle de la chapelle castrale426, la commanderie hospitalière de Lachal, dont le bâtiment principal marque la limite des mandements d'Albon, Anjou et Moras, mais aussi l'abbaye de Bonnevaux, qui y possède de nombreuses terres au moins à partir de 1178.427 Une seigneurie laïque associée à la maison-forte de la Tivolière, près de Moras, existe aussi sans doute dès le XIIIe siècle. En 1227, les habitants de Moras reçoivent une charte de franchises leur garantissant un certain nombre de libertés, notamment l'exemption de taille.428 Au moment des enquêtes delphinales de 1250 et 1263, le mandement de Moras, terme qui apparaît alors pour la première fois, est le plus rentable de tout le Bas Dauphiné : il rapporte annuellement 233 £ 3 s 3 d, alors qu'aucun autre mandement du Viennois ne rapporte plus de 100 £ !429

Moras, châtellenie delphinale (1263-1500)

A l'image de l'ensemble des possessions delphinales, Moras est constituée en châtellenie au début du XIVe siècle. L'office de châtelain de Moras est cependant bien plus ancien : son titulaire est sommé, en 1246, d'aller secourir le bailli de Vienne, en compagnie de ses confrères d'Albon et de Vals430. Il s'agit de la plus ancienne mention d'un châtelain comtal dans l'ensemble du corpus étudié ici, sans doute l'une des plus anciennes attestations de l'existence de cet office dans la principauté delphinale. Sa place dans la seigneurie comtale est définie dans le dernier paragraphe de l'enquête de 1250 :

‘Et notandum quod preter ista debet respondere castellanus de messe, de bannis, placitis, inuestituris, uenditionibus, laudibus et aliis eschaietis que non possunt estimari.431

La formulation laisse supposer que le châtelain a bien la responsabilité de l'intégralité du prélèvement seigneurial, le Dauphin devant lui faire confiance en ce qui concerne les revenus dont le montant varie d'une année sur l'autre. Un passage de l'enquête de 1263 décrit son rôle en tant qu'auxiliaire et représentant du Dauphin en matière judiciaire :

‘(…) de omnibus causis suis realibus et personalibus ueniunt coram domino, uel iudice aut castellano eiusdem, exceptis feudis nobilium uel ecclesiarum, de quibus ueniunt coram ipsis, nisi tamen grauant eosdem homines possunt ad dominum uel ad aius curiam seu castellanum appellare.432

Le châtelain de Moras a donc la double tâche, comme ses successeurs des XIVe et XVe siècles, de veiller au respect des droits du Dauphin et d'assurer en son nom le maintien de l'ordre dans son mandement. On peut noter, par ailleurs, que le châtelain n'est pas nommé dans l'enquête, au contraire des tenanciers, ce qui confirme que le terme désigne bien la charge et pas un individu en particulier. Le plus ancien compte conservé pour cette châtellenie est cependant celui d'Aymon de Saint-Pierre, rendu pour l'exercice 1315-1316.433 Entre 1309 et 1313, le Dauphin ampute la châtellenie de Moras d'une partie de ses terres pour les rattacher à la châtellenie de Beaurepaire, formée autour d'une villeneuve fondée en 1309 au nord-est de la Valloire.434 Entre 1335 et 1339, la paroisse de Moras est frappée d'interdit, en raison de l'excommunication pour dette de deux habitants.435 Pour le reste, Moras jouit toujours d'un statut particulier aux yeux des Dauphins : le château fait en effet partie de ceux dont Humbert II se réserve la propriété dans le premier acte de cession du Dauphiné à la France (1343). Finalement, Moras est bien cédée à la France en 1349, tout en restant propriété patrimoniale du nouveau Dauphin.

La peste noire semble frapper durement la région. En effet, le compte de 1371-1372 signale l'existence de terres vacantes en raison de la "première mortalité", sans doute la peste de 1348.436 En 1380, le châtelain reçoit l'autorisation d'alberger toutes les terres laissées vacantes.437 Peu d'événements sont à signaler au cours des décennies suivantes, Moras étant à l'écart des principaux axes de circulation que sont la vallée du Rhône, d'une part, les routes de Vienne à Romans et à Grenoble par Beaurepaire, d'autre part. La vie des habitants aux XIVe et XVe siècles semble rythmée par d'interminables procédures judiciaires, qui concernent notamment le montant et les modalités de perception du droit de vingtain438, ou encore les limites de la châtellenie. Sous le principat de Louis II, Moras fait partie des châtellenies rattachées au grand bailliage de Viennois, qui réunit les anciennes circonscriptions de Saint-Marcellin et de La Tour-du-Pin. Peu après l'accession du Dauphin au trône de France, la châtellenie est inféodée, pour un temps, au bâtard de Bourbon (1465).439 Le dernier compte de châtellenie est rendu en 1500.440

Les derniers feux de la seigneurie (1500-1628)

A partir de 1500, la châtellenie change en effet de nature pour redevenir un simple mandement du domaine delphinal – désormais rattaché au domaine royal – inféodé à un seigneur. En 1574, Henri II vend finalement les terres et revenus de Moras au seigneur de Lestang.441 Quelques années plus tard, elle échoit au seigneur d'Ornano, lieutenant-général du Dauphiné, qui se fait bâtir une demeure au centre du bourg, où sont notamment réunis les Etats du Dauphiné en 1592. Le château, dégradé ou laissé à l'abandon au cours des guerres de religion, est remis en défense à partir de 1596. Bien que la communauté de Moras considère son entretien ruineux, il est maintenu en état jusqu'en 1627, où le cardinal de Richelieu demande son démantèlement, pour limiter le nombre de places-fortes sur lesquelles pourraient éventuellement s'appuyer les protestants. Alain Nicolas pense avoir observé une importante couche de démolition correspondant à cet épisode sur la face sud de la colline.442 Les troupes royales récupèrent notamment 33 canons.443 Cependant, dès l'année suivante, le site fait l'objet de projets d'aménagements pour abriter une garnison royale, restés apparemment sans suite.444 Après être sorti du domaine royal, Moras perd ainsi définitivement tout rôle important au sein du Viennois.

Notes
414.

Base Patriarche, site 28330006AH.

415.

Site 28333003AH.

416.

Site 28333005AH.

417.

COMBIER (J. et NICOLAS (A.), Une écriture préhistorique ? Le dossier archéologique de Moras-en-Valloire. Site 28213001AP.

418.

COMBIER (J. et NICOLAS (A.), Une écriture préhistorique ?, p. 44.

419.

Ibid., p. 43-44 et 46-47.

420.

Site 28213003AH.

421.

PELLETIER (A.) (dir.), Carte archéologique de la Gaule. L'Isère. 38/1, p. 47 à 53. Des prospections extensives, menées depuis 2007 par Guillaume Varennes (SRA Auvergne), devraient permettre, à terme, de disposer d'une carte archéologique entièrement renouvelée pour les environs de Revel-Tourdan et de Beaurepaire.

422.

CHEVALIER (U.), Cartulaire de l'abbaye de Saint-André-le-Bas de Vienne, appendice, n°38.

423.

FAVIER (R.) (dir.), Nouvelle histoire du Dauphiné, p. 75.

424.

BOIS (M.) et BURGARD (C.), Fortifications et châteaux dans la Drôme, p. 41.

425.

CHEVALIER (U.), Itinéraire des Dauphins de la 2 e race et Itinéraire des Dauphins de la 3 e race.

426.

RD 2197.

427.

CHEVALIER (U.), Cartulaire de l'abbaye N.-D de Bonnevaux au diocèse de Vienne.

428.

MARTIN (J.-B.), Histoire de Moras-en-Valloire.

429.

FALQUE-VERT (H.), Les Dauphins et leurs domaines fonciers au XIII e siècle.

430.

ADI B3905 (1246).

431.

ADI B2662, Moras, 1ère enquête (v. 1250).

432.

ADI B2662, Moras, 2ème enquête (1263).

433.

ADI 8B348, Moras (1315-1316).

434.

RD 29408 et Galaure et Valloire, p. 35.

435.

ADI B3019 (1339).

436.

ADI 8B382, Moras, 1er compte (1371-1372) : Item pro possessionibus uacantibus ratione prime mortalitatis.

437.

BLIGNY (B.), Histoire du Dauphiné.

438.

VALLERNAUD (P.), "Un ancien droit féodal".

439.

BLIGNY (B.), Histoire du Dauphiné.

440.

ADI 8B516, Moras (1499-1500).

441.

ADS SA3832, Moras (1574).

442.

COMBIER (J.) et NICOLAS (A.), Une écriture préhistorique ?, p. 47.

443.

DELACROIX (M.), Statistique du département de la Drôme, p. 566, n. 1.

444.

MARTIN (P.), Histoire de Moras-en-Valloire.