2.3. Le château de Moras

Le château de Moras est connu par des sources plus nombreuses et plus diverses que celui de Montluel. En effet, aux informations contenues dans les comptes de châtellenies, moins nombreuses que dans le cas précédent, mais étalées sur une plus longue période (1316-1500), s'ajoutent plusieurs visites effectuées par les commissaires delphinaux au XVe siècle et la conservation de vestiges plus nombreux. La cohérence des informations est donc moindre, mais leur pertinence sans doute mieux assurée.

Castellum, castrum et château

Les sources les plus anciennes concernant Moras posent un réel problème d'interprétation en ce qui concerne le site castral. En effet, la charte de 1009 cite le castellum de Moras, dont seule la moitié revient alors aux Guigonides. Il paraît logique de considérer que le terme de castellum, dont il s'agit du seul emploi connu pour Moras, a ici la même signification que celle que l'on rencontre habituellement pour castrum aux Xe -XIe siècles : il désigne une cellule d'habitat groupée à l'intérieur d'une même enceinte, autour d'un château. Je reviendrai plus loin sur l'interprétation qu'on peut faire des différents éléments mentionnés dans cette charte. Pour l'instant, il est surtout important de retenir qu'il existe à Moras un premier ensemble fortifié dès le début du XIe siècle. L'historiographie locale identifie purement et simplement ce castrum avec le château détruit en 1627, qui fait l'objet de la présente étude. Cependant, l'enquête de 1263 cite à deux reprises un "château neuf", dont l'identification est loin d'être aisée.445 En effet, dans le reste du document, y compris dans l'enquête de 1250, le mot castrum est employé sans épithète, notamment à chaque fois qu'il est associé au nom de Moras. Comme ces deux mentions sont comprises parmi d'autres évoquant simplement le castrum, on peut imaginer que l'expression castrum novum désigne de nouveaux bâtiments, construits entre les deux enquêtes, pourquoi pas entre le donjon et une tour dont l'existence est supposée à l'ouest de la butte. Or, l'enquête de 1263 signale aussi que de nouveaux habitants se sont installés dans le château, point sur lequel je reviendrai plus loin. Il paraît donc probable que le "château neuf" soit en réalité une partie de la basse-cour, aménagée dans les années 1250. L'autre hypothèse est que les duas forcias cités en 1263 soient le donjon et une autre fortification, implantée sur l'une des deux buttes situées à l'ouest de la colline. Quoi qu'il en soit, il semble qu'on puisse admettre que le castrum puis le château de Moras, en toute logique, occupent le même site, avec des aménagements variés, depuis le XIe siècle.

Le site

Le château de Moras est implanté dans la partie sommitale de la butte, en position dominante vis-à-vis de l'église Notre-Dame et du bourg. Le document le plus ancien et le plus précis dont on dispose pour rechercher la morphologie ancienne du site est, une nouvelle fois, le cadastre napoléonien, daté de 1818 (doc. 61).446 En le comparant avec l'état actuel du site (doc. 62), on constate que, outre le démantèlement du château en 1627 et le délabrement progressif des remparts, la morphologie du site a encore été perturbée depuis le XIXe siècle : élévation d'une statue de la Vierge entre 1854 et 1856, à l'emplacement de la tour maîtresse, aménagement d'un chemin de procession entre l'église et la madone et construction d'une série de citernes immédiatement en contrebas du site. L'ensemble castral semble correspondre à l'espace délimité par un chemin au sud du bourg, avec une tour ronde indiquée à l'est. Les limites utilisées par le topographe pour délimiter le bourg correspondent quant à elles au tracé des remparts.

Doc. 61. Localisation du château de Moras sur le cadastre napoléonien (1818) © ADD
Doc. 61. Localisation du château de Moras sur le cadastre napoléonien (1818) © ADD
Doc . 62. Vue aérienne de Moras (2007) © Telatlas
Doc . 62. Vue aérienne de Moras (2007) © Telatlas

Les enceintes

La défense du château de Moras repose essentiellement sur le rôle complémentaire de deux séries de remparts. La plus vaste est naturellement l'enceinte du bourg, mentionnée dès 1263 et probablement renforcée à partir de 1330, pendant la longue phase de conflits entrecoupés de trêves qui sépare la bataille de Varey (1326) du traité de Chapareillan (1334). Ce contexte pèse sans doute lourdement dans les choix de construction et donc dans les dépenses futures. En effet, la volonté delphinale de faire renforcer ce rempart rapidement implique probablement la réalisation de constructions plutôt légères. Leur amélioration ultérieure serait ainsi directement à l'origine des atermoiements princiers, entre financement direct et affermage du vingtain à l'universitas. Cette enceinte, figurée sur la carte de Cassini, a limité le développement urbain de Moras durant toute la période médiévale et moderne et est encore parfaitement repérable dans la trame urbaine, par la permanence de nombreux vestiges. Elle est montée dans un appareil de galets assez régulier, les assises atteignant une hauteur maximale actuellement observable de 4,50 m (doc. 63).

Doc. 63. Rempart oriental de Moras vu de l'intérieur du bourg
Doc. 63. Rempart oriental de Moras vu de l'intérieur du bourg

L'enceinte est percée de cinq portes donnant respectivement vers l'est (porte Salmone), le nord (portes médiane et inférieure), l'ouest (porte de Saint-Vallier) et le sud, la dernière permettant de franchir l'enceinte du château (porte Pichon).447 Les portes inférieure (doc. 64 et 65) et médiane (doc. 66) sont en grande partie conservées. De dimensions similaires, elles présentent une même organisation générale en tours-portes : une ouverture voûtée en arc brisé, d'une hauteur inférieure à celle du rempart, est surmontée d'un volume carré maçonné, sur plancher, couvert d'un toit charpenté. La porte inférieure présente en outre la trace en négatif de barres de fermeture situées de part et d'autre de l'ouverture.

Doc. 64. Porte inférieure de Moras vue depuis l'extérieur du bourg médiéval
Doc. 64. Porte inférieure de Moras vue depuis l'extérieur du bourg médiéval
Doc. 65. Porte inférieure de Moras vue depuis l'intérieur du bourg médiéval
Doc. 65. Porte inférieure de Moras vue depuis l'intérieur du bourg médiéval
Doc. 66. Porte médiane de Moras vue depuis l'extérieur du bourg médiéval
Doc. 66. Porte médiane de Moras vue depuis l'extérieur du bourg médiéval

La porte médiane a été transformée en habitation et couverte d'enduit, à l'exception de l'encadrement de l'ouverture, en molasse, masquant ainsi toute éventuelle meurtrière. On peut noter que la connexion avec le rempart se fait du côté extérieur, alors que la porte inférieure est en position saillante. Aucune explication de cette différence de choix ne paraît vraiment satisfaisante. Le passage sous la porte médiane est pavé, comme devaient sans doute l'être la grande rue et les autres accès au bourg. Les deux autres portes extérieures ont été abattues pour permettre le passage des automobiles, mais l'interruption du rempart à l'est du bourg indique l'emplacement précis de la porte Salmone (doc. 67), confirmé par la présence d'un trou barrier (doc. 68). La maison du gouverneur, bâtie à la fin du XVIe siècle, s'appuyait alors contre cette porte.

Doc. 67. Emplacement de la porte Salmone à Moras
Doc. 67. Emplacement de la porte Salmone à Moras

La seconde enceinte est celle du château, citée dès 1227448. Elle enserre l'ensemble du site castral et clôt en même temps le bourg de Moras vers le sud. Les deux enceintes se rejoignent en effet aux extrémités occidentale et orientale du castrum.

Doc. 68. Trou barrier servant à fermer la porte Salmone
Doc. 68. Trou barrier servant à fermer la porte Salmone

Les braies ne sont percées que de deux portes, ce qui les rend assez faciles à défendre : la porte Pichon du côté du bourg et la porte de la Tivolière au sud ou à l'ouest, du nom d'une maison-forte implantée entre la butte de Moras et le bord méridional de la Valloire. La documentation comptable distingue ces deux portes des précédentes par l'emploi du terme portalium en plus de celui de porta :

‘(...) pro reparatione porte portalii Pichon (...)449

Contrairement aux portes du bourg, celles du château apparaissent régulièrement dans les sources. On sait ainsi qu'elles comportent des éléments défensifs, notamment des structures en bois, comme l'atteste une description de 1418.

‘(...) merleti supradicti portalii siti a parte Tiuellerie dirruantur et arazentur, inde que fient, super murum et in summitatem eiusdem portalium, una bona foreysia de bonis postibus quercoris, ad similitudinem foreysie alii portalii (...)450

Il est intéressant de noter la similitude voulue entre ces deux portes fortifiées, qui sont par ailleurs souvent utilisées dans les comptes pour indiquer l'orientation des bâtiments.451 Outre la foreyse – plateforme faisant saillie autour du sommet – d'autres structures sont ponctuellement citées, notamment une barbacane devant la porte de la Tivolière.452 On accède aux structures en encorbellement par un escalier aménagé dans la porte elle-même.453

Un travail minutieux d'analyse de la topographie du site, de comparaison avec les sources écrites et de repérage des vestiges encore visibles a permis de reconstituer le tracé de l'enceinte du château. Les murs encore visibles, sur une hauteur atteignant 4 m au nord, ne dépassent pas du niveau de circulation actuel, plusieurs mètres sous celui de la tour carrée, et on peut supposer que la hauteur des braies ne dépassait pas celle du rempart de Moras. Les premières assises de ces murs apparaissent entre 5 et 7 m au-dessus des voies de circulation actuelles (doc. 69).

Doc. 69. Vue d'une partie des braies du château du côté nord, depuis le chemin actuel
Doc. 69. Vue d'une partie des braies du château du côté nord, depuis le chemin actuel

Il est difficile d'estimer la hauteur réelle des braies avant l'abandon du site, tant les remblais successifs, liés à la transformation des terrains en bois et vergers, paraissent très importants. Sur les sites de Miribel (Ain, doc. 70) ou de Castelnau-Bretenoux (Lot), la première enceinte est construite en contrebas du donjon et s'élève jusqu'aux premières assises de ce dernier. Un tel aménagement en terrasse expliquerait la différence de niveau entre les parties visibles des braies et les autres vestiges du château. Cette hypothèse est aussi cohérente avec la nécessité de pouvoir circuler facilement du bourg au château et au-dehors : les deux portes de la basse-cour seraient ainsi situées plus bas que le niveau de circulation intérieur au château, à l'image des portes inférieure et médiane.

Doc. 70. Porte du Poype du château de Miribel
Doc. 70. Porte du Poype du château de Miribel

La tour ronde

A l'est du site, les braies viennent s'appuyer sur une tour ronde, dont la base est toujours en élévation (doc. 71). Elle mesure 3,50 m de diamètre intérieur, auxquels il faut ajouter une épaisseur d'un mètre. Sa relative exigüité correspond bien aux spécificités d'une tour au rôle essentiellement défensif.

Doc. 71. Base de la tour ronde, vue du sud
Doc. 71. Base de la tour ronde, vue du sud

Avant 1418, cette tour comprend un niveau semi-enterré et deux étages sur planchers. A cette date, un niveau intermédiaire est aménagé à égale distance des deux étages, ce qui nécessite de rabaisser le premier.454 On accède on niveau semi-enterré par une échelle, qu'on peut donc facilement retirer, précaution qui s'impose, étant donné que cet espace est en réalité une prison :

‘(...) unam bonam scalam per quam accendatur de subterram solerio carceris dicte turris ad alium superium (...)455

La même année, le commissaire aux fortifications ordonne la construction d'un chaffal au sommet de la tour, auquel est fixé l'escalier ou l'échelle permettant d'accéder à l'intérieur de cette dernière. Le seul élément difficile à replacer dans son contexte est la palissade que le commissaire aux fortifications ordonne d'élever autour de la tour. En effet, si le principe d'un glacis est connu sur d'autres sites – notamment Montluel – il concerne ici une tour qui n'est pas en situation dominante. Une porte précédée d'un pont est percée en hauteur, au niveau de la jonction entre cette palissade et l'enceinte du château, avec l'aménagement d'une galerie en sapin pour que les allées et venues ne puissent être vues que depuis la tour :

‘In fine dicti palissii, iuxta murum dicti castri a parte boree, unam bonam portam currantem super dictos gradus, et pons ante portam dicte turri inuamentur, de bonis postibus sapini refforsatus, ad finem ne de extra dictam turrim uideri possunt gentes intrantes et exientes dictam turrim.456

Cette porte, dont le système de protection s'apparente à une barbacane, est un aménagement entièrement nouveau du XVe siècle, qui vient compléter le dispositif existant. Elle semble jouer le même rôle que la poterne du château de Montluel, celui d'accès secondaire au château. Une bombarde y est également installée, sécurisant encore l'ensemble et renforçant l'analogie avec les travaux exécutés après 1445 sur la grande tour de Montluel. L'expression porta bombarde employée dans le compte-rendu de 1473 confirme la réalité de cet aménagement. A cette date, de nouveaux travaux sont réalisés sur la tour ronde, notamment la réfection d'un des planchers et la fabrication d'une nouvelle échelle.457

Le donjon

Le château est en effet dominé par une tour carrée de 10 m de côté, visible sur 2 m de hauteur, élevée sur une motte, sur les bases de laquelle a été construite la madone (doc. 72). Pour ce faire, le bâtiment a sans doute été arasé, les maçonneries subsistantes ayant été remblayées. Les assises visibles sont montées en moyen appareil, essentiellement en molasse. Les prospections effectuées sur le site ont permis l'identification de maçonneries formant un glacis du côté sud de la motte, doublé d'un fossé repris par le chemin actuel.

Doc. 72. Base de la tour carrée vue du nord
Doc. 72. Base de la tour carrée vue du nord

La camera du château est citée tardivement, dans un compte-rendu de travaux de 1473. Plusieurs passages en font mention, en particulier celui qui concerne la construction d'un escalier dans la tour carrée permettant d'y accéder :

‘Item in predictum gradum ascendendum de secunda crota ispsius turris ad dictas trabatas est neccessaria una porta duplicare et in quadam […] in camera dicte secunde crote existensi a parte uentis una alia porta (...)458

Le terme de crota désigne habituellement une voûte459, ce qu'on peut sans doute comprendre, dans ce contexte précis, comme la désignation d'un étage, pas même voûté, étant donnée la présence d'une charpente. La camera se trouverait ainsi au premier ou au deuxième étage de la tour, selon que le rez-de-chaussée soit considéré ou non comme un étage à part entière. On notera l'emploi de l'expression a parte uentis pour désigner le côté méridional, au lieu de la localisation classique par rapport à la maison-forte de la Tivolière.460 Le texte de 1473 n'apporte que peu d'informations complémentaires sur la camera elle-même, si ce n'est que le terme gradum désigne ici un escalier, étant donné qu'il est question par ailleurs de l'achat d'échelles (scale) pour circuler au niveau supérieur. Ces échelles servent à relier les deux poutres évoquées dans le passage cité plus haut, en attendant la réfection de l'ensemble de la poutraison, pour laquelle sont achetées quatre pièces de bois d'environ 7 x 0,25 x 0,15 m.461 A cette tour est associé un édifice dont la fonction n'est pas explicitement précisée :

‘(...) pro reparatione turris quadratae et edificii lateris (...)462

Ces deux éléments constituent sans aucun doute le donjon cité à plusieurs reprises dans les comptes du début du XVe siècle. Par analogie avec l'exemple voisin d'Albon, il est tentant de considérer que ce bâtiment doit abriter la grande salle du château, cette aula qui n'est jamais mentionnée, mais dont l'existence est une évidence dans une propriété delphinale. Entre 1401 et 1408, la couverture de tuile des bâtiments de ce donjon est refaite chaque année, les comptes de 1407 et 1408 précisant que la foudre a causé d'importants dégâts.463 La réfection d'un puits est associée, dans le compte de 1407-1408, à celle des bâtiments et toitures du donjon.464 Dix ans plus tard, il n'est plus fait mention de ce puits, mais d'une citerne destinée à recevoir l'eau qui s'écoule des gouttières du donjon.465 Les deux systèmes ont naturellement pu cohabiter. On trouve également au château un four, mentionné en 1317466 et localisé dans le donjon selon le compte de 1405-1406467. Le compte-rendu de 1473 signale aussi la présence de latrines infra dictam turris.468

Un pan de mur de galet et de mortier, très dégradé (doc. 73), peut être observé sur une plate-forme située en contrebas de la tour carrée, au nord de cette dernière (doc. 74). Il dépasse de 70 cm au-dessus du niveau de circulation actuel. Etant donné sa proximité avec la tour carrée, il pourrait s'agir d'un vestige des bâtiments du donjon. La topographie du site pousse à considérer cette plate-forme comme l'emplacement présumé de la haute cour du château, même si le relief a été logiquement perturbé par l'aménagement du chemin de procession.

Doc. 73. Pan de mur en élévation au pied de la tour carrée
Doc. 73. Pan de mur en élévation au pied de la tour carrée
Doc. 74. Emplacement présumé du donjon du château de Moras vu du nord-est
Doc. 74. Emplacement présumé du donjon du château de Moras vu du nord-est

La basse-cour

La basse-cour du château est mentionnée très tardivement sous ce nom, dans le compte-rendu de travaux de 1473 :

‘(…) in muro bassie curtis dictis turris quadrate, apparte dicte coquine et contra castrum apparte uenti (…)469

La cuisine dont il est question semble avoir été récemment construite, pratiquement contre l'enceinte du donjon, donc, mais aussi à proximité d'un jardin.470 Dans le même document, elle est plus loin qualifiée de coquina bassa, ce qui rend plausible l'existence d'une cuisine dans le donjon, peut-être plus utilisée en 1473.471

Outre les bâtiments directement liés aux différentes fonctions du château, des habitations privées sont également implantées au sein de l'ensemble castral. Leur existence est attestée depuis l'enquête delphinale de 1263, qui précise que les gens du bourg et du château doivent garder les portes de ce dernier.472 Leur existence est confirmée par un acte de 1312, par lequel le Dauphin demande au châtelain de Moras de contraindre les habitants proches du bourg à certaines corvées, à l'exception de ceux de l'enclos du château.473 Ces maisons ne peuvent être situées que dans la basse-cour. Dans les comptes de la châtellenie, elles ne sont mentionnées que deux fois, pour le seul exercice 1404/1405 :

‘(...) reparatione domorum et hospiciorum dalphinorum dicti castri Morasii (...)474

Certains habitants de la basse-cour sont ainsi perçus comme des "hôtes delphinaux", ce qui pousse à s'interroger sur le statut de ces maisons, probablement construites par leurs habitants, mais situées dans l'espace castral. Il existe vraisemblablement une différence de statut entre les maisons et les "hospices", sur laquelle les autres sources ne nous éclairent malheureusement pas. Le châtelain finance en tout cas, cette année-là, un certain nombre de réparations et d'améliorations, dont la pose de canaux d'évacuation des eaux.475 Quelques années plus tard, il paye des maçons pour séparer une maison de l'une des enceintes.476 On comprend mieux l'intérêt du châtelain pour ces constructions, qui représentent un handicap stratégique – une telle maison pourrait servir de lieu de franchissement discret de l'enceinte – et un foyer d'incendie potentiel. Néanmoins, d'autres maisons continuent à être construites dans la basse-cour, comme l'indique le compte-rendu de travaux de 1473.477 Il semblerait donc que le châtelain exerce au minimum un contrôle de l'état des constructions de la basse-cour, mais en est-il le propriétaire ? A titre de comparaison, à Toury, bourg beauceron relevant de l'abbaye royale de Saint-Denis, le prieur, désireux de raser les maisons d'hospites situées dans l'enceinte du château, doit passer en 1232 par un accord avec la communauté des habitants, qui inclut l'obligation de reloger les personnes expulsées dans un autre quartier.478

Le château abrite enfin un grenier, mentionné notamment en 1402-1403, évidemment surélevé :

‘(...) pro gradiis et tecto granerii castri Morasii de nouo facto (...)479

Il est qualifié de "grenier delphinal" dans le compte-rendu de 1473, ce qui ne laisse aucun doute quant au fait qu'il est celui où sont entreposés les paiements en nature effectués par les habitants.480 Ce grenier n'est jamais associé, dans la documentation écrite, aux bâtiments du donjon, d'où l'idée qu'il puisse se trouver dans la basse-cour, sans doute à proximité de la cuisine.

L'église Notre-Dame

Située entre le château et le bourg, l'église Notre-Dame est actuellement le centre de la paroisse de Moras et l'unique édifice religieux en élévation sur le territoire de la commune (doc. 75). De dimensions modestes, avec un transept assez court et une abside polygonale en cul-de-four, elle rappelle l'allure de nombreuses églises romanes. Cependant, de multiples remaniements et restaurations lui ont donné un aspect composite, en associant notamment plusieurs matériaux de construction (galet, brique, pierre de taille, béton).

Elle apparaît en 1079, date à laquelle le comte d'Albon confie la charge de la capella castri Morasii au prieuré clunisien de Manthes, situé à quelques kilomètres de là.481 L'un de ses chapelains, Stéphane, est cité comme témoin d'une charte de Bonnevaux en 1117.482

Doc. 75. Eglise Notre-Dame de Moras vue depuis la route venant du bourg
Doc. 75. Eglise Notre-Dame de Moras vue depuis la route venant du bourg Photographie : fr.wikipedia.org/wiki/Image:%C3%89glise_Moras.JPG, mai 2008.

On ne connaît pas la date à laquelle cette chapelle prend le statut d'église paroissiale, mais on peut supposer que ce changement se produit entre 1335 et 1345. On apprend en effet dans le pouillé de la province de Vienne daté de 1335 que le chapelain de Moras doit 16 £ de décime.484 J'ai déjà signalé l'existence de la paroisse de Moras en 1339, connue en raison de l'interdit qui la frappe alors. Enfin, un acte de 1345 ou 1346 évoque la capella ecclesie Sancte Marie Morasii.485 Il s'agit de la première utilisation du terme ecclesia pour désigner cet édifice, même si l'emploi de capella rappelle qu'elle est toujours confiée à un chapelain. La nef voûtée d'ogives et le clocher à base rectangulaire, d'influence clairement gothique, datent vraisemblablement du XIVe siècle et pourraient donc témoigner de remaniements liés au changement de statut de l'édifice.

Ulysse Chevalier signale également un acte de 1321, qui citerait une "église castrale Saint-Catherine".486 Ce document n'a pu être retrouvé et cette mention a de quoi laisser perplexe : s'agit-il d'une simple erreur de l'auteur ou de l'archiviste, de la confusion entre l'église et une chapelle dédiée à Sainte Catherine fondée en son sein, ou encore d'un second édifice religieux ? Guy Allard indique que le bourg de Moras est placé sous le patronage de la Vierge, mais qu'une foire a lieu le jour de la Sainte Catherine.487 Le Probus mentionne également une confrérie de Sainte Catherine possédant des vignes dans le château.488 L'hypothèse d'un autel consacré à cette sainte, l'associant au culte paroissial, paraît ainsi tout à fait vraisemblable. On notera en tout cas que, après 1321, aucune chapelle ou église n'est associée, dans les textes, au château de Moras. Les comptes de la châtellenie sont muets à ce sujet, ce qui s'explique sans doute par le fait que la charge de l'édifice relève du prieuré de Manthes.

Synthèse : du bourg castral au château delphinal

J'ai déjà évoqué les principales étapes du développement du site castral, mais il est nécessaire de les résumer pour comprendre son organisation. A la fin du Xe siècle, un castrum s'établit au sommet de la butte. Son plan d'ensemble, associant une tour sur motte à deux enceintes successives, le rattache au type motte and bailey 489 bien connu dans toute l'Europe occidentale des Xe-XIe siècles. La motte de Dinan (Côtes-d'Armor) est représentée sur la tapisserie de Bayeux, brodée peu après la bataille de Hastings (doc. 76). Elle consiste en une tour en bois, entourée d'une palissade, construite sur une éminence visiblement artificielle, au sommet de laquelle on accède par un pont, également en bois.

Doc. 76 ; Le siège de la motte de Dinan sur la tapisserie de Bayeux (v. 1068)
Doc. 76 ; Le siège de la motte de Dinan sur la tapisserie de Bayeux (v. 1068) D'après http://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Tapisserie_motte_dinan.jpg.

Une cinquantaine d'années plus tard, Suger décrit ainsi celle du Puiset (Eure-et-Loir) dans sa Vie de Louis VI :

‘Reliqui vero, nec non et ipse Hugo [Hugues du Puiset], cum intus castellum muro cinctum tuto non sufficeret praesidio, in mota, scilicet turre lignea superiori, se recepit.491

On sait ainsi qu'une motte est alors le dernier refuge fortifié dans un ensemble plus vaste. Par ailleurs, comme à Moras, la chapelle castrale, devenue par la suite église paroissiale, est située hors les murs. Cependant, par son relief, le cas de Moras se rapproche plus de celui du Châtelard, à Chirens (Isère), qui date du XIe siècle (doc. 77).

Doc. 77. La motte du Châtelard au XI
Doc. 77. La motte du Châtelard au XIe siècle © Conservation du Patrimoine de l'Isère

Comme dans ces deux derniers exemples, la tour carrée du castrum de Moras occupe une position excentrée, à l'opposé de l'entrée principale, en position dominante. Par analogie, on peut ainsi avancer l'hypothèse d'une première fortification en bois, remplacée par des constructions en pierre à une date que la documentation ne permet pas de déterminer.

La deuxième étape de l'histoire du site est liée au développement du bourg de Moras, hors du castrum d'origine, qui entraîne la construction d'une troisième enceinte. Celle-ci s'étale probablement entre 1227 et 1330, c'est-à-dire entre la promulgation des premières franchises et la réinstauration du vingtain. L'hypothèse d'une construction débutée dans les années 1220 s'appuie sur sa mention dans le Probus. Par la suite, elle est sans doute ponctuellement transformée, mais son tracé est alors fixé jusqu'à la fin de l'époque moderne. Au cours des XIVe-XVe siècles, les seuls changements notables sont la transformation de la tour ronde en poterne et l'entrée de l'artillerie dans la défense du château.

Le portrait que l'on peut dresser du château delphinal de Moras à la fin de la période étudiée est forcément incomplet. Il est notamment impossible de situer précisément les différents bâtiments cités par les textes, comme le grenier ou les maisons de la basse-cour. En revanche, il est possible de donner avec le maximum de certitude le plan général du site (doc. 78). L'ensemble castral des XIVe-XVe siècles est aménagé de manière à profiter au mieux du relief. Trois espaces internes peuvent être distingués :

  1. Le donjon, qui occupe le sommet de la butte. Sa tour carrée est sans aucun doute le principal point de repère de la Valloire. On peut en effet estimer qu'elle est alors visible dans un rayon variant de 7 à 10 km en fonction de la position de l'observateur. Inversement, depuis l'emplacement de la tour, le regard porte jusqu'au Rhône à l'ouest et au-delà de Beaufort à l'est, soit entre 10 et 15 km. Cela renforce le caractère privilégié de cet espace, où le châtelain remplit une grande partie de son office.
  2. La tour ronde, qui protège le second accès direct au château depuis l'extérieur. Son rôle est avant tout défensif et c'est le lieu auquel sont affectés prioritairement les clients et habitants chargés de garder le château.ADI 8B447, Moras (1428-1429) : Antoine Dubois (2 mois), puis Guillaume Banvin (3 semaines), sont spécifiquement assignés à la garde de cette tour.
  3. La basse-cour, véritable quartier à part du bourg de Moras, au statut juridique particulier, dont l'organisation interne paraît en constante évolution.

Les informations dont on dispose sur les bâtiments sont étalées sur un siècle et demi, avec le caractère généralement laconique propre aux comptes delphinaux sur ces questions. Il est donc difficile de dresser un véritable bilan des différents travaux mentionnés au cours de la période. Ceux qui apparaissent plus souvent sont les plus répétitifs par nature : réfection des fours, des toits, des charpentes et planchers, etc. Au contraire, les travaux prescrits en 1418, dont on voit dans le compte-rendu de 1473 qu'ils semblent avoir été réalisés en grande partie, voire en intégralité, indiquent un changement d'approche dans l'aménagement du site. Le renforcement de la tour ronde (glacis, pont, bombarde), suivi du possible déménagement de la cuisine hors du donjon, correspond à une mise en défense de l'ensemble, accompagnée d'une plus grande spécialisation des espaces. Ces divers aménagements font écho à ceux vus plus haut, dans les années 1422-1445, au château de Montluel. Dans les deux cas, on assiste en effet à un renforcement du dispositif défensif et à une adaptation de ce dernier au développement de l'artillerie.

Doc. 78. Evolution des fortifications de Moras (1009-1473)
Doc. 78. Evolution des fortifications de Moras (1009-1473)

L'état du château en 1473 permet de comprendre pourquoi Richelieu, un siècle et demi plus tard, ne souhaite pas qu'il tombe entre les mains d'un ennemi potentiel : par sa position privilégiée, il fait de Moras une place-forte pratiquement inexpugnable au sein d'un territoire dont je vais à présent expliquer l'importance au sein du Viennois.

Notes
445.

ADI B2662, Moras, 2ème enquête (1263) : Item Andreas de Serra, VI denarii pro quatuor fossoyratis uinee sitis retro castrum nouum (…) Item sciendum est quod, pro qualibet pea que est designata in castro nouo, inter duas forcias domini (…).

446.

L'un des inventaires-sommaires des archives départementales de l'Isère précise qu'il existait plusieurs plans terriers des XIVe-XVIIIe siècles, tous détruits lors de la Révolution française.

447.

ADI B3125, Moras (1473) : (…) introitus dicti castri uocato portale Pichonis (…).

448.

MARTIN (J.-B.), Histoire de Moras.

449.

ADI 8B417, Moras (1400-1401).

450.

ADI 8B435, Moras, pièce-jointe (1417-1418).

451.

La porte Pichon est ainsi rarement nommée, les châtelains utilisant le plus souvent l'expression porta sita a parte burgi, en opposition à porta sita a parte Tiuolerie.

452.

ADI B3122, Moras (1418).

453.

ADI 8B435, Moras, pièce-jointe (1417-1418) : (...) gradus in introitum dicti portalii, accendendum a terra usque ad hostium eiusdem portalii (...).

454.

Annexe 4, chapitre Precium factum turris rotonde.

455.

ADI 8B435, Moras, pièce-jointe (1417-1418).

456.

ADI BB435, pièce-jointe, Moras (1418).

457.

ADI B3125, Moras (1473).

458.

ADI B3125, Moras (1473).

459.

NICOLAS (N.), La guerre et les fortifications du Haut-Dauphiné, p. 312.

460.

Dans les terriers de Montfalcon, les parcelles sont systématiquement repérées par rapport au couchant (ouest), au levant (est), au vent (sud) et à la bise (nord).

461.

ADI B3125, Moras (1473) : le texte évoque des pièces de 4 toises de long, 1 pan de haut et 0,5 pied de large. Les conversions données provienent de l'usage de valeurs moyennes : 1,80 m pour une toise, donc 0,30 m pour un pied et 2 m pour une canne, donc 0,25 m pour un pan, d'après NICOLAS (N.), La guerre et les fortifications du Haut-Dauphiné, p. 308 et 330.

462.

ADI 8B425, Moras (1407-1408).

463.

ADI 8B424 et 425, Moras, (1406-1408).

464.

ADI 8B425, Moras (1417-1418) : (...) pro puteo facto de nouo (...).

465.

ADI 8B435, Moras (1417-1418) : (…) pro XVIII teysiariis canalum, positis in domo donioni castri Morasii, neccessariis ad conducendum aquam tegularum domorum dicti donioni ad cisternam eiusdem (...).

466.

ADI 8B349, Moras (1316-1317) : (...) pro reparatione furni castri (...).

467.

ADI 8B423, Moras (1405-1406) : (...) pro reparatione parui furni donionis (...).

468.

ADI B3125, Moras (1473).

469.

ADI B3125, Moras (1473).

470.

Ibid. : (…) magnum fornellum coquine noue existenti apparte […] ortis (…).

471.

Ibid : (…) murari duas fenestras coquine basse (…).

472.

ADI B2662, Moras, 2ème enquête (1263).

473.

RD 18497.

474.

ADI 8B422, Moras (1404-1405).

475.

ADI 8B422, Moras (1404-1405) : (…) in canalibus aquarum neccessariis in domibus et hospiciis dicti castri (…).

476.

ADI B3122, Moras (1418).

477.

ADI B3125, Moras (1473) : Item ordinauit reparari domum nouam (…).

478.

LETURCQ (S.), En Beauce du temps de Suger aux temps modernes, p. 423-433.

479.

ADI 8B420, Moras (1402-1403).

480.

ADI B3125, Moras (1473) : Item ordinauerunt recopereri de nouo granerium dalphinale.

481.

RD 2197.

482.

Cartulaire de Bonnevaux 231.

483.

Photographie : fr.wikipedia.org/wiki/Image:%C3%89glise_Moras.JPG, mai 2008.

484.

Polyptycha id est regesta taxationis beneficiorum dioecesium Viennensis, Valentinensis, Diensis et Gratianopolitanae, dans CHEVALIER (U.), Documents inédits relatifs au Dauphiné. Deuxième volume.

485.

ADI B2615, Moras (1345 ou 1346).

486.

RD 20946.

487.

ALLARD (G.), Dictionnaire du Dauphiné, t. 2, p. 195.

488.

ADI B2662, Moras, 2ème enquête (1263) : Confratria Sancte Katerine tenet de comite III fossoriatas uinee in hais castri (…).

489.

Le terme moat, employé seul, est un anglicisme dérivé de "motte", qui désigne rarement une motte et beaucoup plus fréquemment les douves. L'expression motte and bailey est fréquemment employée dans la bibliographie internationale pour désigner les mottes castrales.

490.

D'après http://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Tapisserie_motte_dinan.jpg.

491.

LECOY DE LA MARCHE (A.), Œuvres complètes de Suger, p. 75.