2.4. La mise en valeur d'un territoire privilégié

Depuis son château, le châtelain de Moras exerce son autorité sur un vaste territoire, auquel les Dauphins successifs portent une attention toute particulière.

Moras : un exemple dauphinois d'incastellamento

La fouille de la partie occidentale de la butte de Moras a révélé des traces de présence humaine depuis le Néolithique, mais un seul habitat permanent, du Bronze final. On est donc en droit de s'interroger sur l'origine et la nature de la villa et du castellum qui font l'objet de la donation de 1009.

L'exemple des villae voisines de Mantaille et d'Albon, abordé par Isabelle Cartron, permet de mieux comprendre le contexte de cette donation. La villa de Mantaille est citée dans une charte promulguée en 879, au château de Mantaille, par Boson, après le concile, réuni en ce lieu, qui l'a proclamé roi de Provence. Il transmet alors la villa Mantule à l'un de ses proches, le comte Teutbert, transmission que l'archevêque de Vienne n'accepte qu'à condition que ce dernier reconnaisse sa suzeraineté.493 Celle-ci est confirmée par une charte de 890, qui associe en outre la villa d'Albon à celle de Mantaille.494 Isabelle Cartron considère que ces deux villae sont issues de la décomposition d'un ancien domaine fiscal carolingien, sur lequel l'archevêque aurait hérité, à un moment donné, de l'autorité impériale. La villa Mantule demeure aux mains de l'église de Vienne jusqu'au début du XVe siècle.495En revanche, en 1009, le comte d'Albon possède déjà la partie occidentale de ce domaine, autour d'Albon, qui s'étend jusqu'à Anneyron et est probablement la villa Epaonis citée en 890. L'intérêt du fondateur de la première dynastie delphinale envers Moras et la Valloire est donc logique. Or, dans ses travaux sur l'évolution des structures territoriales dans les Baronnies, Marie-Pierre Estienne a démontré que les villae du XIe siècle représentaient souvent une étape dans la transition entre les structures carolingiennes et seigneuriales, en lien avec la formation des paroisses.496

Elle présente ainsi le cas des Guards, bourg fortifié des Baronnies, qui apparaît dans la documentation à peu près au même moment que Moras :

‘"En 1023, la coexistence d'une villa et d'un castrum illustre ce temps de la restructuration du cadre territorial et fiscal : de Guarno autem castro et de quadam villa similiter vocatam Guarnum… Pour la première fois, deux entités différentes font référence à la même localité. Le lieu est mentionné en premier et est directement associé à la nouvelle cellule : le castrum. La référence à la villa, citée en seconde position, semble trahir l'élaboration, sinon d'une forme de hiérarchie, du moins d'un centre d'intérêt différent. Sa citation en 1023 correspondant à sa dernière mention, semble en effet confirmer cette première impression. Le rappel d'un même lieu exclut l'identification de la villa à un territoire. S'agissait-il déjà d'un noyau d'habitat groupé indépendant du castrum ? S'il est difficile de répondre, la permanence du castrum des Guards au XIIe siècle, sans doute au détriment de la villa alors disparue, permet de suggérer une coexistence des deux cellules au début du XIe siècle dans cette période de transition."497

Comme dans cet exemple, je pense que le castellum de Moras désigne bien non seulement un château, mais aussi un premier noyau de peuplement situé sur la butte de Moras, qui forme ultérieurement la basse-cour du château. Cela pourrait expliquer les particularités juridiques évoquées plus haut, concernant les droits et obligations des habitants de la basse-cour : ils font juridiquement partie du castrum, entité distincte du burgum. Un autre élément vient appuyer l'hypothèse de la formation du bourg autour du château : comme on l'a vu précédemment, l'église de Moras, probablement centre paroissial bien avant sa mention comme ecclesia au XIVe siècle, est à l'origine la chapelle du château. En revanche, la donation de 1009 donne les limites de la villa, ce qui contredit l'incompatibilité supposée entre l'association d'une villa à un lieu et son existence en tant que territoire défini.

Résumons ces différents éléments : un grand domaine récemment acquis par un unique seigneur ; un peuplement attesté anciennement, mais sans pôle d'attraction connu ; l'apparition dans les sources d'un castrum au tournant de l'an mil ; une paroisse formée autour de la chapelle castrale ; la permanence d'une basse-cour au statut particulier aux XIVe et XVe siècles. L'impression qui s'en dégage est la création quasiment ex nihilo, à la fin du Xe siècle ou au début du XIe, d'une nouvelle cellule de peuplement, qui devient le centre démographique et politique d'un territoire : c'est un cas d'incastellamento en pays viennois, d'autant plus intéressant que la structure locale du peuplement est encore profondément influencée, au début du XIVe siècle, par cette première phase médiévale. On pourra noter que, comme à Montluel, mais d'une manière amplifiée par la concentration du peuplement, le château seigneurial domine l'église, qui surplombe elle-même le bourg, comme un écho de la hiérarchie sociale et politique locale.

La charte de franchises de 1227, renouvelée en 1329498, est le premier document attestant de l'existence d'un bourg différent du castellum d'origine, par la distinction qu'elle fait entre les gens du bourg et ceux du château. Il paraît cohérent, à partir de cette date de préférer les termes de château et de basse-cour à celui de castrum, ce dernier ne constituant plus l'unité de base du peuplement. Les habitants de Moras, déjà regroupés dans une même paroisse, sont alors reconnus par leur suzerain comme une communauté à part entière, avec ses droits et ses devoirs. Cette reconnaissance doit être comprise comme la formalisation des rapports existants entre le Dauphin et les habitants de Moras. A l'exception des nobles et religieux, ceux-ci sont ses hommes-liges, ce qui les empêche théoriquement de se donner à un autre seigneur.499 Concrètement, pour les habitants de Moras, ce statut se traduit par l'exemption de toute taille500, ainsi que par l'obligation de participer aux chevauchées du Dauphin et à la défense du bourg ou château personnellement (guet) et financièrement (vingtain). On est loin du cliché du sujet se plaçant sous la dépendance d'un seigneur en échange de sa protection…

L'enquête de 1263 permet de mieux connaître cette universitas. Elle se définit par son lieu de résidence : l'exemption de taille ne s'applique pas aux autres habitants de la châtellenie.501 Le passage relatif aux obligations militaires des habitants montre clairement la différence entre les habitants du bourg, du château et du mandement :

‘Caualgatam quidem debent et omnes, quicumque sint nobiles et rustici, et gaytam et eschargaytam castrum et burgum ; illi de castro et de mandamento debent gaytare et eschirgaytare castrum et illi de burgo burgum (…)502

Les habitants du bourg lui-même en assurent ainsi seuls la garde, ceux de la basse-cour étant considérés comme des forains, des "étrangers" au bourg, au même titre que ceux des autres paroisses. C'est donc un groupe réduit d'habitants qui élit ses représentants en 1263, qualifiés d'electi iurati. Parmi ceux-ci, seul Jean Lambert semble jouir d'un statut particulier : il est le tavernier de Moras. Tous les autres sont simplement ceux qui connaissent le mieux les droits du Dauphin dans le mandement.503 Il est probable que les représentants habituels de la communauté soient choisis parmi le même groupe de notables locaux. L'enquête de 1263 indique que le bourg et ses abords immédiats sont divisés en 96 pea, correspondant sans doute au nombre de maisons.504 On pourrait donc estimer sa population à 96 feux, soit autour de 400 habitants.

Les habitants de la basse-cour forment un groupe à part, dont les droits et devoirs ne sont pas les mêmes que ceux du bourg. Dès 1250, ils semblent posséder un certain degré d'organisation propre, dont atteste l'existence d'une confrérie.505 En 1374, il semble n'y avoir plus qu'une seule confrérie à Moras, signe d'une réunion des habitants au moins dans le cadre paroissial.506 Un point réunit cependant les habitants du bourg et du château : ils sont exempts de pratiquement tout type de corvée. Il suffit d'ailleurs de venir s'installer dans le château pour jouir ce cette exemption, sans doute réservée à l'origine aux habitants du castrum puis étendue à ceux du bourg.507 Ce type d'aide à l'installation rappelle les avantages accordés aux habitants décidant de s'installer dans les villeneuves.

Les obligations du Dauphin, elles, sont certes réelles, mais relativement limitées. Garant du bon déroulement des marchés et des foires, il doit aussi notamment se charger de l'entretien du four de Moras. Celui-ci est cité pour la première fois en 1215, lorsque le Dauphin André le donne à son ancienne épouse Béatrice.508 Il n'est pas mentionné dans la charte de 1227, mais relève du Dauphin en 1263.509 Les sources comptables mentionnent ponctuellement des réparations, notamment en 1371-1372510 et en 1405-1406.511 En 1473, le four est inutilisable et doit être entièrement reconstruit, ce qui peut être la conséquence d'un entretien insuffisant.512 Entre temps, ce four est régulièrement concédé ou affermé par le Dauphin.

J'ai déjà évoqué la relation organique qui existe entre les remparts du bourg et ceux du château. De ce point de vue, le bourg de Moras peut être perçu comme une extension du castrum d'origine, d'autant plus que la présence du château limite les possibilités d'extension du bourg au bas du versant nord de la butte. Le développement en question reste cependant limité : la majeure partie du bourg actuel de Moras est encore comprise dans l'enceinte médiévale, à l'exception d'un faubourg se prolongeant vers l'ouest sur la route de Saint-Sorlin. Quelques édifices conservent d'ailleurs des éléments d'architecture témoignant du passé médiéval de Moras, notamment une maison située en face de la place du marché (doc. 78).

Doc. 79. Maison médiévale située en face du marché de Moras
Doc. 79. Maison médiévale située en face du marché de Moras

En résumé, placé dans la dépendance étroite du château, le bourg de Moras est un petit centre de peuplement qui constitue, par la présence du châtelain et du marché, le cœur politique et économique de la Valloire. Son rôle ne doit pas être sous-estimé, au regard de l'importance et de la richesse des constructions de l'époque moderne, qui témoignent de sa position toujours enviable au sein du Bas Dauphiné.

Un territoire aux limites changeantes

Entre le XIe et le XVe siècle, le territoire de Moras est désigné successivement sous les termes de villa, puis de mandement et enfin de châtellenie. La villa de 1009 est un territoire à l'emprise bien définie, distinct du castellum, qui relève alors partiellement du seigneur d'Albon. Comme dans le cas de la villa des Guards évoquée précédemment, on ne dispose d'aucune mention ultérieure de cette villa, notamment sur l'importance relative des différentes formes de propriété du sol. Outre Moras, on peut repérer approximativement les confronts mentionnés dans la donation : la valle Vidreri, probablement celle qu'emprunte aujourd'hui la route de Saint-Sorlin à la vallée du Bancel, en traversant le hameau du Verger et la villa de Cusen. Cette dernière pourrait avoir survécu comme toponyme jusqu'au XVIIIe siècle : la carte de Cassini indique en effet une ferme de Cussinet au nord du Dolure, approximativement au niveau actuel des Grands Champs, sur la commune de Saint-Sorlin.

Seules les limites nord et sud du domaine, distantes de 3 à 3,5 km, sont donc précisées et permettent de définir la villa de Moras comme un territoire compris entre le rebord méridional de la Valloire et le ruisseau du Dolure. Ces terres sont habitées par des serfs, mais aussi des alleutiers visiblement en situation de dépendance, les servos & ancillas nostre proprietatis qui infra istos terminos alodes habent de la donation de 1009. La possession d'alleux par des non-libres est connue aux XIVe et XVe siècles, notamment dans la région helvétique.513 Laurent Feller cite aussi le cas de Jaume Gotmar, serf et propriétaire d'alleux à Gérone dès 1308, comme un exemple d'ascension sociale.514 Il est certain que la croissance exponentielle du nombre de tenures au cours de la période carolingienne n'empêche pas le maintien de la propriété allodiale, sous des formes diverses. En Catalogne, les paysans exploitant des terres réputées incultes ou relevant du fisc comtal peuvent ainsi, quel que soit leur statut, en devenir propriétaires au bout de trente ans.515 Les alleutiers non-libres de Moras sont donc, selon toute vraisemblance, des serfs ayant acquis des terres, par achat ou par héritage, après leur entrée en dépendance.

L'ensemble de ces biens humains et fonciers constitue la base de la réserve seigneuriale en cours de formation. En 1263, celle-ci est probablement réduite à sa portion congrue. En effet, les condamines citées dans le Probus recouvrent une surface d'environ 14 ha, qui paraît faible eu égard à la superficie du mandement dans les décennies suivantes.516 Une seule condamine, située près de Manthes, a pu être localisée grâce à la toponymie, mais le terme employé dans les textes des XIIe-XIIIe siècles désigne sans aucun doute toute terre détachée de la réserve, plutôt qu'un lieu précis.

On connaît en tout cas bien mieux le mandement du XIIIe siècle, dont on ne sait pas s'il correspond vraiment au même territoire que la villa et que l'enquête de 1263 définit ainsi :

‘(…) fenagium uero debent domino illi soli de mandamento extra castrum et extra burgum, uidelicet illi de Rouoria et de Sancto Saturnino, quicumque boues teneat seu iugum II solidos pro feno annuatim, illi uero de parrochia de Lent et de parrochia Mantue (…)517

Le mandement de Moras est donc, au milieu du XIIIe siècle, une entité territoriale cohérente et bien définie, regroupant Moras, Lens, Manthes, Saint-Sorlin et Rivoire. Ce dernier, dont le nom désigne au XVIIe siècle le territoire actuel de la commune de Saint-Sorlin518, est localement réputé être le hameau des Marguerits, au sud de Saint-Sorlin. La carte de Cassini ne mentionne effectivement aucun hameau dans la partie de la Valloire située au nord du village et les Marguerits abritent un puits probablement médiéval. Même si rien ne permet d'affirmer qu'il s'agit bien d'un second noyau de peuplement de la commune actuelle de Saint-Sorlin, le fait que le toponyme des Marguerits ne soit pas cité dans la documentation médiévale, au contraire de celui de Rivoire, pousse à placer dans ce secteur le centre de la communauté de Rivoire. En tenant compte de ces informations, on peut donc considérer que le mandement de Moras à proprement parler correspond approximativement, en 1263, aux communes actuelles de Moras, Lens-Lestang, Manthes et Saint-Sorlin, soit une superficie d'environ 58 km² (doc. 80).

Les condamines évoquées plus haut recouvrent ainsi environ 0,2% de la superficie totale du mandement, ce qui confirme que la réserve domaniale ne représente qu'une infime partie de ce territoire. Celui-ci ne constitue d'ailleurs qu'une partie des revenus liés à la seigneurie de Moras. En effet, au mandement lui-même s'ajoute un ensemble de droits fonciers et banaux concernant des lieux parfois forts éloignés de Moras. Outre les 5 agglomérations évoquées plus haut, on peut ainsi recenser dans cette enquête 98 lieux différents où le Dauphin perçoit des redevances, tous situés dans un rayon de 16 km autour de Moras.519

Doc. 80. Le mandement de Moras et les droits perçus par le châtelain (1263)
Doc. 80. Le mandement de Moras et les droits perçus par le châtelain (1263)

Cette dispersion géographique des droits perçus par le châtelain de Moras n'est pas aléatoire. En effet, pour une grande part, ils sont prélevés dans des territoires proches, mais relevant d'autres seigneurs : les Moirans à Châteauneuf, les Bressieux autour de Serre et Beaufort, les Hospitaliers à Lachal, aux Loives ou au Laris, ou encore les Hauterives et les Montchenu sur leurs terres patrimoniales. Une grande partie des terres comprises entre les vallées de la Galaure et de l'Herbasse échappe en effet à la mainmise du Dauphin. Les droits possédés par le Dauphin dans ces terres, qui témoignent d'une politique d'appropriation progressive du territoire, sont logiquement perçus par un de ses principaux représentants locaux. Le châtelain de Moras perçoit aussi curieusement des cens sur des terres relevant a priori du mandement d'Albon, à la Béraudière et aux Gorges. L'origine de ce rattachement n'est pas connue, mais c'est le signe de la territorialisation encore inachevée des mandements au sein même du patrimoine delphinal.

Au XIVe siècle, les choses sont radicalement différentes. En effet, les Dauphins étendent localement leur domaine par l'acquisition de seigneuries, comme celle de Hauterives entre 1319 et 1321520, mais aussi par des accords avec les Hospitaliers permettant la création des châtellenies de Beaurepaire (entre 1309 et 1313)521 et de la forteresse de Montfalcon (1327).522 En 1345, le châtelain de Moras n'exerce plus aucune autorité au sud de sa châtellenie, à l'exception du droit de garde prélevé sur les habitants de Serre.523 Il conserve son influence sur la Valloire, hors de la châtellenie d'Albon, jusqu'à Epinouze et Jarcieu au nord, Beaufort et Thodure à l'est.524 Au XVIIe siècle, la paroisse d'Epinouze fait d'ailleurs partie du mandement.525 On peut ainsi considérer que les limites du mandement moderne, qui sont celles de la commune de Moras jusqu'en 1855, constituent une bonne approximation (doc. 81). Au mandement du XIIIe siècle, il faut ainsi ajouter les communes actuelles d'Epinouze et Lapeyrouze-Mornay, ce qui permet d'estimer à 81 km² la superficie de la châtellenie de Moras. Le point le plus éloigné du château est la commanderie de Lachal, située à 7,5 km, qui marque la limite entre les châtellenies de Moras, Albon et Anjou.

Doc. 81. La châtellenie de Moras et les droits perçus par le châtelain (1345)
Doc. 81. La châtellenie de Moras et les droits perçus par le châtelain (1345)

Ces limites demeurent toutefois indicatives, car le châtelain peut, ponctuellement, percevoir des droits sur un territoire plus vaste. En 1374, au titre du vingtain, il prélève ainsi une part des récoltes de seigle à Moras, Lens, Châtenay, Manthes, Mornay, Pact, Jarcieu, Epinouze, Rivoire, la Maierie, Hauterives, Châteauneuf-de-Galaure, Lentiol et Baugé, ainsi qu'un droit de garde sur Mantaille.526 Outre Moras, les comptes mentionnent deux autres communautés d'habitants, à Baugé527 et Epinouze528, deux hameaux situés sur la bordure septentrionale de la châtellenie, et celle des juifs de la Valloire, toutes trois placées sous la garde du Dauphin.529 Moras est d'ailleurs, depuis 1337, le lieu officiel de réunion des juifs du Viennois – Saint-Marcellin, notamment de ceux de Moras, Beaurepaire et Roybon.530

Les informations démographiques concernant la châtellenie sont rares, indirectes, incomplètes et dans l'ensemble postérieures à l'arrivée de la peste. Par exemple, on sait qu'en 1372, 48 feux de Lens ou de Châtenay redevable, par ailleurs, d'une part de la moisson d'avoine, doivent donner chacun une poule au châtelain au moment du Carême.531 On ne dispose en réalité pas d'évaluation réellement fiable de la population de la châtellenie avant un dénombrement de 1458. A cette date, 308 feux, soit peut-être un peu plus de 1200 habitants s'il s'agit bien de feux réels, paient au total 377 fl de taille delphinale.532 La densité de la population ainsi calculable, d'environ 15 habitants par km², est du même ordre que celle de Montluel en 1426.

Toutes les terres de la châtellenie ne relèvent pas directement de l'autorité du châtelain. Celui-ci doit en effet composer avec deux pôles seigneuriaux au sein même du mandement : le prieuré de Manthes533 et la maison-forte de la Tivolière. Le premier apparaît dans la documentation en 1079, lorsque le comte lui confie la charge de la chapelle de Moras.534 En 1117, Guigues III donne aux religieux une maison à Moras, exempte de toute taxe.535 En 1263, le prieuré possède même la basse justice sur ses terres.536 La situation est plus difficile pour les quatre moines de Manthes sous la dynastie de La Tour-du-Pin : les comptes-rendus des visites de l'abbé de Cluny nous apprennent qu'ils se plaignent d'être maltraités par les gens du Dauphin en 1296 et qu'ils sont endettés en 1331.537

Le toponyme de la Tivolière apparaît pour la première fois dans l'enquête de 1263538, mais la première mention de la maison-forte date de 1300.539 Les archives départementales de l'Isère conservent deux actes la concernant. Dans le premier, daté de 1334, Ponce de Chavanne reconnait solennellement la tenir en fief du Dauphin, nous donnant la seule description connue du fief en question :

‘Et confessus fuit se tenere in feudo franco et de feudo franco dicti domini Dalphini domum suam fortem de Tiuelleria et quamdam uineam sitam subtus iter quo itur Morasium et unam grangiam sitam extra terrallium dicte domus ; item unum ortum et uenationem seu ayam posita circumcirca dictam domum (…).540

Il s'agit ainsi d'une maison entourée d'un fossé avec talus, associée à une vigne, un jardin et vraisemblablement d'autres terres avec droit de chasse. En 1400, son fils Pierre prête à son tour hommage pour cette maison dite domum suam de Tiuoleria Uetera et pour tout ce qu'il possède dans le mandement de Moras, hormis ce qu'il tient d'autres seigneurs.541 Ce Pierre de Chavanne pourrait être le même seigneur que celui qui tient la moitié d'une bâtie à Saint-Martin-en-Haut (Forez) en 1392.542 Guy Allard signale au XVIIe siècle l'existence d'une maison-forte à Moras, qui pourrait bien être la même.543 Aujourd'hui, aucun lieu-dit ne porte ce nom et des prospections pédestres effectuées au sud de la butte de Moras, sur la base de traces repérées sur des photographies aériennes, n'ont rien apporté de concluant. En revanche, il existe une ferme de Chavanne ou de Chavanoux au sud-ouest du, près du château moderne de la Peyrouze et du chemin allant de la Meyerie à Moras, sur l'actuelle commune de Saint-Sorlin. Elle est mentionnée sur la carte de Cassini et sur le cadastre napoléonien de Moras (doc. 82).

Doc. 82. La maison Chavanne sur le cadastre napoléonien de Moras (1818) © ADD
Doc. 82. La maison Chavanne sur le cadastre napoléonien de Moras (1818) © ADD

Aujourd'hui largement transformée, cette maison conserve la petite tour visible au nord-est. La manière dont elle est représentée en 1818 indique l'existence de deux corps de bâtiments et sans doute d'un enclos. En toute hypothèse, il pourrait donc s'agir du site de la Tivolière.

Jusqu'en 1447, la châtellenie de Moras sert de limite septentrionale du bailliage de Viennois-Saint-Marcellin, lequel correspond grosso modo à l'espace compris entre le Rhône, la plaine de Bièvre-Valloire et le bassin de l'Isère en amont de Voiron (doc. 83). A la différence de la Valbonne, ce bailliage n'est pas une entité unifiée : le Dauphin doit en effet composer avec les grands seigneurs évoqués plus haut, ceux de Clérieux et Hostun, ou encore la famille Alleman, qui tiennent leurs terres pour partie du comte et pour partie de l'Eglise de Vienne. Les châtellenies ne forment donc pas un tissu cohérent, malgré la transformation de la principauté entre la fin du XIIIe siècle et le début du XIVe siècle.

Doc. 83 . Le bailliage de Viennois-Saint-Marcellin (1447)
Doc. 83 . Le bailliage de Viennois-Saint-Marcellin (1447)

Ce bailliage s'étend sur une superficie d'environ 2300 km², dont la châtellenie de Moras représente 3,5%. Les terres les plus éloignées du chef-lieu (56 km au maximum) sont celles de la châtellenie de Champagne, sur la rive droite du Rhône. D'une manière générale, les chefs-lieux des châtellenies rhodaniennes sont situés à une quarantaine de kilomètres de Saint-Marcellin, contre 20 à 30 km pour ceux des châtellenies septentrionales, de Moras à Voiron. L'organisation de ce bailliage, qui comprend 34 châtellenies en 1447, est donc fondamentalement différente de celle du petit bailliage de Valbonne.

Il est structuré autour des deux axes naturels majeurs que sont les vallées du Rhône et surtout de l'Isère, cette dernière constituant le cœur de la principauté jusqu'à l'arrivée de la dynastie de La Tour-du-Pin. Saint-Marcellin joue quant à elle un rôle primordial jusqu'en 1338, date après laquelle, on l'a vu, Grenoble accueille de manière permanente les institutions centrales du Dauphiné. Elle demeure le centre de gravité du bailliage, notamment en tant qu'étape incontournable entre Grenoble et Valence. Il est en effet plus aisé d'emprunter la vallée de l'Isère que de franchir le plateau du Vercors, qui sépare le chef-lieu du bailliage de la capitale. Ce rôle essentiel de Saint-Marcellin explique sans doute aussi, en grande partie, les fondations des villeneuves de Roybon et Beaurepaire, sur la route menant à Vienne. Moras est en tout cas à l'écart des principales routes du bailliage, celle qui relie Albon à Voiron perdant presque toute son importance après le Transport.

Les autres châtellenies delphinales sont réparties sur trois axes secondaires, formés par les vallées de la Galaure, de l'Herbasse et donc la Bièvre-Valloire. Entre ces vallées se maintiennent les grandes seigneuries évoquées précédemment. Seuls les seigneurs de Bressieux, solidement implantés sur la vallée de la Galaure et entre Beaurepaire et Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs, occupent une position stratégique, entre Bièvre et Valloire, sur la route de Vienne à Saint-Marcellin. Si on prend en compte ces grandes seigneuries, le bailliage comprend environ 80 mandements, d'une superficie moyenne de 29 km², sans commune mesure avec les 81 km² de la châtellenie de Moras. Celle-ci, malgré sa position excentrée, occupe donc une place unique dans cette partie du Viennois.

Réserve, censives et céréaliculture

Dès le XIIIesiècle, la Valloire est largement mise en culture, avec une nette prédominance du tryptique froment-seigle-avoine dans les comptes de la châtellenie. Les autres moyens de paiement en nature utilisés dans cette documentation (volailles, cire, châtaignes, poivre et gingembre) représentent en effet toujours moins de 10% de ce type de recettes. Il faut donc aller chercher ailleurs l'information sur l'organisation des terroirs, en particulier dans le Probus, qui permet de connaître la répartition relative des différents types de terres du domaine delphinal (doc. 84).

Doc. 84. Superficie en hectares des différents types de terrains du domaine delphinal à Moras,
  réserve condamines censives total %
terres cultivées 69,3 12,4 85,9 167,6 81,8%
prairies 10,5 Néant 15,9 26,4 12,9%
vignes 1,1 1,6 8,2 10,9 5,3%
total 80,9 14 110 204,9 100%
% 39,5% 6,8% 53,7% 100%  

La première chose à noter est la faible représentativité de cet échantillon : les 205 ha du domaine couvrent à peine 3,5% de la superficie estimée du mandement en 1263. A cela s'ajoute la taille exceptionnelle de la réserve, qui est de 81 ha, sur les 110 ha exploités par le Dauphin en faire-valoir direct dans l'ensemble du Bas-Dauphiné. Moras est donc à la fois un relais du pouvoir comtal et un centre économique majeur pour la principauté. Son étude permet donc d'aborder concrètement les modalités d'action du comte et du châtelain dans la mise en valeur des terres et, plus généralement, dans le domaine économique.

Notons d'abord que les cens pour les terrae sont payés exclusivement en numéraire ou en céréales, ce qui permet de supposer qu'il s'agit de champs de blés et que ceux-ci représentent 82% des terres agricoles de la châtellenie. L'ordre de grandeur est le même dans la réserve et au-dehors ; cette large domination de la céréaliculture ne traduit donc pas seulement un choix des Dauphins, mais bien une constante locale. Les deux enquêtes citent également des pedae, structures agraires spécifiques au Bas Dauphiné. Selon Henri Falque-Vert, les pedae seraient majoritairement de nouvelles terres issues de l'essartage des bois domaniaux.544 En effet, la plupart des pedae mentionnées en 1263 sont situées en bordure des différents cours d'eau, en particulier de la Veuze ; en outre, leurs tenanciers, majoritairement des non-libres, versent presque tous le même cens d'un setier de froment. Or, les sources réaffirment régulièrement l'autorité exclusive du Dauphin sur les cours d'eau de la Valloire et leurs rives. On peut en déduire que les ripisylves font également partie à l'origine du domaine delphinal et qu'une grande partie des pedae du XIIIe siècle est issue de leur défrichement. C'est pourquoi elles sont ici comptabilisées parmi les condamines, terres cultivées détachées de la réserve. L'enquête de 1263 détaille aussi la valeur estimée de ce domaine foncier (doc. 85).

Doc. 85. Répartition des différents revenus du domaine delphinal à Moras en fonction du statut juridique des terres (1263)
réserve censives et condamines total %
froment 40 set.
192 d
55,5 set.
266,4 d
95,5 set.
458,4 d
45,9%
seigle 40 set.
120 d
8,5 set.
25,2 d
48,5 set.
145,2 d
14,5%
avoine 6,5 set.
15,6
43 set.
103,2 d
49,5 set.
118,8 d
11,9%
volailles - 47,5 volailles
14,3 d
47,5 volailles
14,3 d
1,4%
numéraire 145,8 d 115,8 d 261,6 d 26,2%
total 473,4 d 524,9 d 998,3 d 100%
% 47,4% 52,6% 100%  

La réserve est nettement plus intéressante que les terres acensées : alors qu'elle regroupe moins de 40% des terres du domaine, elle représente 47,4% de sa valeur. Chaque hectare de la réserve, s'il était acensé, rapporterait ainsi en moyenne 5,9 d contre 4,2 d dans les censives, soit un rendement supérieur de 40% ! Il existe en effet une différence fondamentale entre la réserve et les censives. En effet, si le froment est visiblement la céréale la plus cultivée, les poids respectifs de l'avoine et du seigle sont inversés selon qu'on s'intéresse à la réserve ou aux censives. Dans ces dernières, l'avoine, céréale la moins chère, au plus faible rendement, également utilisée pour le fourrage et la nourriture des animaux, est ainsi en deuxième position. L'absence des volailles dans les recettes de la réserve confirme quant à elle que cette dernière est essentiellement constituée de terrains cultivés. Les volailles sont en revanche mentionnées à propos des censives et systématiquement dans les comptes des XIVe-XVe siècles. Elles sont en général vendues à l'unité, sauf en 1371-1372, où le compte mentionne la vente de "cent livres de poules", alors que le châtelain doit cent poules au Dauphin545 Il s'agirait donc de poules véritablement naines (500 g chacune) ! Ce n'est pas une vente partielle, car aucun arriéré n'est signalé dans le compte suivant, donc le clerc a plus probablement commis une erreur.

On peut compléter ces informations en s'intéressant à l'ensemble des recettes en nature recensées dans le Probus, mises en parallèle avec celles indiquées par les comptes de la châtellenie (doc. 86).

Doc. 86. Répartition des recettes en nature à Moras (1263, 1373 et 1465)
  1263 1372-1373 1464-1465
  volume valeur (d) % volume valeur (d) % volume valeur (d) %
froment 212 set. 1017,6 71,7% 248, 9 set. 1985,3 57,8% 105,2 set. 895 33,1%
seigle 8,5 set. 25,2 1,8% 101,1 set. 606,8 17,7% 161 set. 933,8 34,4%
avoine 150,5 set. 361,2 25,5% 169,7 set. 676 19,7% 104,8 set. 706,1 26,1%
volailles 47,5 14,3 1,0% 189,8 131,8 3,8% 100 60,3 2,2%
vin 96 sommes ?  - -
lapins 6 ?  -  -  -  -  -
cire 3 lb ? 13 lb 32,5 0,9% 6 lb 111,6 4,1%
poivre 1 lb ? 1 lb 5 0,1%
total  - 1418,3 100,0% 3437,4 100,0%  - 2706,8 100,0%

Etant donné le rôle primordial de la céréaliculture dans la châtellenie et les différences observées dans la composition du prélèvement seigneurial en fonction des années, il a paru plus intéressant de se concentrer sur la part prélevée par le châtelain sur les différents blés. Il est ainsi possible de comparer les quantités de céréales reçues par le châtelain à chaque date (doc. 87 à 89).

Doc. 87. Volume des trois types de recettes en céréales à Moras (1263, 1373 et 1465)
1263 1372-1373 1464-1465
volume (set.) % volume (set.) % volume (set.) %
froment 212 57,1% 248,9 47,9% 105,2 28,4%
seigle 8,5 2,3% 101,1 19,5% 161 43,4%
avoine 150,5 40,6% 169,7 32,7% 104,8 28,2%
total 371 100% 519,7 100% 371 100%
Doc. 88. Poids relatif des trois types de céréales en volume dans le prélèvement seigneurial à Moras (1263, 1373 et 1465)
Doc. 88. Poids relatif des trois types de céréales en volume dans le prélèvement seigneurial à Moras (1263, 1373 et 1465)
Doc. 89. Poids relatif des trois types de céréales en valeur dans le prélèvement seigneurial à Moras (1263, 1373 et 1465)
Doc. 89. Poids relatif des trois types de céréales en valeur dans le prélèvement seigneurial à Moras (1263, 1373 et 1465)

Le trait majeur de la période est l'augmentation astronomique de la part du seigle : presque inexistant en 1263, celui-ci est devenu la principale ressource de la châtellenie en 1465, pour un volume total de céréales strictement identique. En deux siècles, on assiste donc à un réel bouleversement de la céréaliculture, des terres plantées en froment ou avoine étant désormais réservées à la culture du seigle. En 1373, le prélèvement sur la céréaliculture est supérieur de 40%, en volume, à celui des deux autres années. Cependant, on peut noter que l'évolution du poids relatif des trois types de céréales est déjà bien engagée Il s'agirait donc d'un changement survenu progressivement, qu'il faut essayer de vérifier avant d'aller plus loin. En 1263, les terres de la réserve fournissent autant de froment que de seigle, alors que cette céréale est pratiquement absente des censives. Or, cette partie de la production locale n'apparaît pas dans les revenus de la châtellenie, puisque les terres en question ne sont pas acensées. Il est donc probable qu'une partie de l'augmentation de la part seigneuriale provienne de la poursuite du démembrement de la réserve.

Le défrichement semble également se poursuivre : on peut par exemple noter, dans les comptes du XIVe siècle, la mention de pedae au Bois Rigaud, alors que ce dernier était juste signalé en tant que boscus en 1263.547 L'augmentation du nombre de terres acensées paraît cependant contradictoire avec le volume de blés identique des années 1263 et 1465, à moins que ledit volume diminue après 1373. Or, on a vu qu'en 1372, le châtelain signale l'existence de terres vacantes en raison de la peste, rapportant normalement 10 setiers 3 poignées de froment, soit 4,1% du volume total de froment reçu par le châtelain. En 1376, 17,3% des terres récemment mises en culture au Bois Rigaud sont également à l'abandon : le châtelain doit diminuer de 16 poules 3/4 le cens de 96 poules et 1/3 qu'il aurait normalement dû percevoir. L'albergement de ces terres est certes autorisé à partir de 1380, mais beaucoup sont sans doute aussi laissées en jachère faute d'exploitants.

L'évolution des recettes en nature

On peut essayer de comprendre un peu mieux cette évolution en examinant l'évolution du prélèvement seigneurial sur les céréales sur plusieurs années, en l'occurrence la période 1319-1333, la première pour laquelle on dispose de données précises et cohérentes. Pour cela, j'ai employé la même méthode que pour Montluel, en distinguant les produits liés à la céréaliculture des autres (doc. 90 et 91).

Doc. 90. Evolution des recettes en céréales à Moras (1319-1333)
Doc. 90. Evolution des recettes en céréales à Moras (1319-1333)
Doc. 91. Evolution des autres recettes en nature à Moras (1319-1333)
Doc. 91. Evolution des autres recettes en nature à Moras (1319-1333)

La majeure partie des recettes connaît une évolution comparable, caractérisée par un pic vers 1320, une baisse nette jusqu'en 1325-1326 et une remontée jusqu'en 1332. Le cas des céréales est particulièrement instructif. Tout d'abord, les comptes font mention de revenus en foin, que j'ai choisi de représenter ci-dessous sur le même graphique que les recettes en céréales, ramenées à l'indice 100 en 1319 (doc. 92).

Doc. 92. Evolution comparée des recettes en foin et en céréales à Moras (1319-1333)
Doc. 92. Evolution comparée des recettes en foin et en céréales à Moras (1319-1333)

Sans doute le foin provient-il de toutes sortes de champs. Néanmoins, on ne peut que constater que l'évolution de cette recette suit globalement celle des cens en froment. Il est donc probable que le foin évoqué dans les comptes provienne des déchets de la moisson du froment. Ensuite, les recettes en avoine continuent à augmenter jusqu'en 1322 avant de suivre le mouvement général. Enfin, les recettes en seigle ne connaissent pas la chute de 1321 et sont plutôt stables jusqu'en 1327,-1328, où elles subissent une très forte augmentation. Les différences observées entre froment et seigle permettent d'exclure tout hiver particulièrement mauvais et ces informations confirment l'ascension du seigle déjà perçue plus haut. Bien que le conflit delphino-savoyard ne concerne pas directement la châtellenie, il est intéressant de noter que le début de la décennie 1320 est marqué par une recrudescence générale des affrontements et destructions, ce qui expliquerait la baisse globale des recettes. La date charnière de 1326 est quant à elle celle de la bataille de Varey : il semblerait d'une part que les conditions de production soient meilleures, d'autre part – surtout ? – que le Dauphin doive alors faire appel à des ressources plus importantes pour financer ses opérations. Au-delà des événements ponctuels, on peut s'intéresser aux tendances longues pour mettre en évidence les mutations structurelles (doc. 93).

Doc. 93. Evolution des recettes en céréales et en volailles à Moras (1335-1500)
Doc. 93. Evolution des recettes en céréales et en volailles à Moras (1335-1500) Pour corriger l'effet des variations saisonnières, j'ai retenu une seule date par décennie, sauf pour les années 1370, où la hausse des recettes aurait paru moindre.

Au cours de l'ensemble de la période étudiée, les revenus de la céréaliculture à Moras atteignent ainsi un maximum au début des années 1330, avant de redescendre progressivement à leur niveau du XIIIe siècle, qu'ils retrouvent dans la seconde moitié du XVe siècle. Aucune information ne vient convenablement expliquer la croissance du prélèvement seigneurial dans les années 1263-1330. Sans doute s'agit-il d'une conjonction entre l'augmentation du nombre de terres mises en culture, l'optimum climatique de cette période et le besoin de financement de la guerre contre la Savoie.

L'exploitation des ressources hydrauliques

L'abondance des cours d'eau dans la Valloire a entraîné l'installation de plusieurs moulins. Certains ne sont pas localisés, notamment celui qui est donné en 1178 à l'abbaye de Bonnevaux549, le moulin Caron, cité exclusivement en 1319550 ou ceux dont la maison de Prémol revendique en 1320 l'ancienne jouissance.551 Le moulin comtal, mentionné dans le Probus en tant que molendinum curie, puis dans tous les comptes comme molendinum comitalis, systématiquement affermé, est probablement un des deux moulins, dont un toujours en activité, indiqués sur la carte de Cassini (feuille de Grenoble, 1777) sur la Veuze, de part et d'autre de Moras. Les habitants du bourg sont contraints d'y moudre leur blé, sous peine d'amende et de confiscation de leur bétail.552

Le Probus signale également un moulin de l'Hôpital, sans doute lié à cette maladrerie située entre Moras et Saint-Sorlin, sur laquelle on ne sait rien par ailleurs. Il existe aussi au XIVe siècle deux autres moulins, pour lesquels le châtelain perçoit un cens mixte, situés à Rivoire (les trois types de blés) et à Lens (froment et seigle).553 La carte de Cassini en indique effectivement deux à l'est de Lens, sur le ruisseau de Régrimay. Après 1417-1418, les comptes ne mentionnent plus Rivoire ou Lens, mais signalent en plus du moulin comtal un moulin du Verger et un moulin neuf.554 Une série d'actes de 1491-1495 permet de considérer que le moulin de Rivoire est bel et bien situé au Verger.555 A cette époque, plusieurs moulins sont d'ailleurs en activité à cet endroit. Enfin, une seule pêcherie est attestée par les sources sur le territoire de la châtellenie : située sur la Veuze, elle est habituellement affermée, mais relève dans les années 1370 du prieuré de Saint-Donat-sur-Herbasse.556

L'évolution générale des recettes et des dépenses : des heurts de la guerre à la prospérité

Si on met en parallèle les recettes et les dépenses de la châtellenie de Moras sur une période légèrement plus longue que celle abordée précédemment (1316-1333), on constate que leurs variations, bien que fréquentes dessinent de grandes tendances (doc. 94).

Doc. 94. Evolution des recettes et dépenses de la châtellenie de Moras (1316-1333)
Doc. 94. Evolution des recettes et dépenses de la châtellenie de Moras (1316-1333)

La châtellenie présente alors un important déficit structurel : les recettes ne dépassent les dépenses qu'en 1319 et 1322-1324. La châtellenie traverse même deux périodes très difficiles en 1324-1325 et surtout après 1327, lorsque la hausse des dépenses n'est plus du tout compensée par celle des recettes. Les pics des années 1317, 1321 et 1326 concernent quant à eux aussi bien les revenus que les dépenses, ce qui indique un effort volontaire de mobilisation des ressources de la châtellenie, expliquant ainsi la hausse des recettes en nature constatée à ces mêmes dates. Sans doute le contexte militaire explique-t-il à la fois ces pics et la baisse très nette des revenus de la châtellenie après 1326 : le Dauphin cède alors une partie de ses droits à ses nombreux soutiens et créanciers. Ainsi, localement, on peut considérer que Varey est une victoire en trompe-l'œil pour le Dauphin et ses sujets : bien que le châtelain augmente la pression fiscale sur les tenanciers, ce qui explique l'augmentation des cens en nature, les ressources disponibles ne lui permettent plus de faire face à l'explosion des dépenses. La fin de la guerre et le Transport changent tout : à partir des années 1370, la châtellenie est bénéficiaire et, durant tout le XVe siècle, les dépenses descendent au-dessous de 400 d annuels (doc. 95).

Doc. 95. Evolution simplifiée des recettes et dépenses de la châtellenie de Moras (1370-1500)
Doc. 95. Evolution simplifiée des recettes et dépenses de la châtellenie de Moras (1370-1500)

Les années 1370 représentent en effet un tournant, car elles voient la dernière poussée importante des recettes et dépenses, avant la mise en place d'un nouvel équilibre faisant de Moras une châtellenie particulièrement rentable. La nature de cette richesse change en outre profondément. En effet, si on met en parallèle l'évolution des revenus de la céréaliculture et celle des recettes globales à partir de la fin du XIVe siècle, on ne peut que constater que la hausse spectaculaire de celles-ci est sans commune mesure avec la relative stabilité des revenus céréaliers (doc. 96). D'autres revenus viennent donc enrichir le Dauphin à Moras, mais on peut aussi considérer qu'il s'agit d'un bon indice d'une monétarisation accrue des cens, qui fait des paiements en nature une exception.

Doc. 96. Evolution simplifiée des recettes en céréales et des recettes globales à Moras (1372-1500)
Doc. 96. Evolution simplifiée des recettes en céréales et des recettes globales à Moras (1372-1500)

Ainsi, la châtellenie de Moras est un exemple exceptionnel d'espace précocement organisé en domaine privilégié par les comtes d'Albon, par la création et le renforcement d'un pôle seigneurial autour du château et par la constitution d'un important domaine foncier, puis par sa mutation en une châtellenie, élément dynamique d'un ensemble plus vaste, la principauté, enfin par sa mutation, au XVe siècle, vers une nouvelle forme de domaine fiscal garantissant un revenu régulier. Dans cette construction, le château joue un rôle prépondérant, d'abord en tant qu'élément fédérateur de l'habitat, puis en véritable cœur de l'économie locale, les stratégies économiques des Dauphins influant profondément sur le visage des terroirs et des communautés.

Notes
493.

RD S289.

494.

Citée dans CARTRON (I.), op.cit., p. 392, n. 20 : (…) villam Mantulam cum omnibus suis adjacentiis ei refundo et condono ; et insuper quamdam aliam villam Ecclesiae nostrae nomine Ebaonem, sive Tortilianum (…).

495.

Galaure et Valloire, p. 59-60.

496.

ESTIENNE (M.-P.), Châteaux, villages, terroirs en Baronnies, p. 62-88.

497.

ESTIENNE (M.-P.), Châteaux, villages, terroirs en Baronnies, p. 73.

498.

RD 24591.

499.

ADI B2662, Moras, 2ème enquête (1263) : (…) omnes homines de Moras sunt homines ligii domini Dalphini exceptis quibusdam hominibus nobilium et ecclesiarum (…).

500.

Ibid. : (…) non sunt tayllabiles ipsi homines de burgo nec de castro (…).

501.

Ibid. : (…) homines uero de foris, scilicet de mandamento, qui sunt domini et illi etiam qui sunt homines Sancti Ualerii et Sancti Anthonii, rustici sunt tayllabiles domino secundum quod tenent (…).

502.

ADI B2662, Moras, 2ème enquête (1263).

503.

Ibid.: (…) que uniuersitas elegit de se ipsis uidelicet Iohannem Lamberti, tabernarium, Hugonem de la Meyari, Willelmum Bertolet, Petrum Tachet, Petrum de Partalan et quosdam alios, tanquam meliores et melius scientes iura domini.

504.

Ibid. : (…) pro qualibet pea illarum IIII XX et VI quas tenent homines dicti loci in burgo Morasii et extra ad ianuam a domino (…).

505.

ADI B2662, Moras, 1ère enquête (v. 1250) : Confratria castri tenet de comite X fossariatas uinee et debet inde I sestarium auene.

506.

ADI 8B385, Moras (1373-1374) : Item recepti de garda a confratria Morasii (…).

507.

ADI B2662, Moras, 2ème enquête (1263) : (…) illi de foris debebant predictas opera, manopera coroatasque, antequam domificarent in castro et, propter domificamenta que eos in castro oportet facere, dominus remisit eis illud (…).

508.

CHEVALIER (U.), Inventaire des Dauphins, III : (…) ego Andreas, dictus Dalphinus, comes Uiennensis et Albeonensis, dono et assigno Beatrici, quondam uxori mee, a me tamen Ecclesie iudico separate, furnum de Moras et partem meam furni de Sancto Donato (…).

509.

ADI B2662, Moras, 2ème enquête (1263) : Item habet ibidem unum furnum quod ualet ad censum secundum quod nunc est XXXV libras.

510.

ADI 8B382, Moras, 1er compte (1371-1372) : Item soluit Eymerico Pichoni, lathomo, qui reparauit furnum Morasii, uidelicet tectum qui dirruptus erat de super (…).

511.

ADI 8B423, Moras (1405-1406) : (…) trabes meysones furni dicti burgi Morasii (…).

512.

ADI B3125, Moras (1473) : Item ordinauerunt reformari domum furni dicti loci Morasii, qui est quasi totaliter in ruinam (…).

513.

WALLISER (P.), "Alleu", dans Dictionnaire historique de la Suisse, février 2005.

514.

FELLER (L.), Paysans et seigneurs au Moyen Age, p. 190.

515.

Ibid., p. 115.

516.

FALQUE-VERT (H.), Les Dauphins et leurs domaines fonciers au XIII e siècle, p. 14.

517.

ADI B2662, Moras, 2ème enquête (1263).

518.

ALLARD (G.), Dictionnaire du Dauphiné, p. 195.

519.

Les topo-patronymes ont été retenus comme des indications de provenance exclusivement quand ils étaient la seule information géographique donnée (ex : Morellus de Marcoillent debet pro eodem [garda] I eminam auene).

520.

Galaure et Valloire, p. 65.

521.

Ibid., p. 91.

522.

ADR 48H2888.

523.

RD32958.

524.

On peut noter qu'en 1294, le châtelain prétend lever le vingtain sur les religieux de Saint-Paul d'Izeaux, à près de 35 km à l'est de Moras, que la Dauphine Anne exempte de cette obligation (RD 14414).

525.

ALLARD (G.), Dictionnaire du Dauphiné, p. 195.

526.

ADI 8B385, Moras (1373-1374) : Item recepti de gardis mandamenti de Mantalia (…).

527.

ADI 8B385, Moras (1373-1374).

528.

ADI 8B386, Moras (1375-1376).

529.

ADI 8B381, Moras (1370-1371).

530.

ADI B4344 (1337).

531.

ADI 8B382, Moras, 1er compte (1371-1372) : Item recepit pro gallinagio carnipremi Lenti et Castaneti quod soluetur pro quolibet foco hominum soluendum messam seu ciuenagium auene,una gallina : XLIIII.

532.

BLIGNY (B.), Histoire du Dauphiné.

533.

Pour un historique du prieuré, voir PILOT DE THOREY (E.), Prieuré de Manthes.

534.

RD 1079.

535.

Cartulaire de Bonnevaux, 431.

536.

ABI B2662, Moras, 2ème enquête (1263) : Preterea dominus habet ibi per castrum, burgum et per etiam totum mandamentum omnia banna et iusticias, saluo quod domus de Mantal uidetur, quod cepit diu est banna parua fructuum in feudis suis (…).

537.

RD 14673 et 25204.

538.

ABI B2662, Moras, 2ème enquête (1263) : (…) prati sita subtus Tyroleri Ueteri (…).

539.

RD 15558.

540.

ADI B2655, Moras, 1ère pièce (1334).

541.

ADI B2655, Moras, 2ème pièce (1400) : (…) et generaliter omnia et singula quod habet et possidet in loco et mandamento Morasii que non tenet ab alio domino (…).

542.

Archives historiques et statistiques du département du Rhône, t. V, p. 31.

543.

ALLARD (G.), Dictionnaire du Dauphiné, p. 77.

544.

Ibid., p. 149. L'auteur signale aussi que, dans d'autres contextes, le terme peda peut désigner une parcelle constructible, bâtie ou non, ce qui n'aurait aucun sens dans le cas présent.

545.

ADI 8B382, Moras, 1er compte (1371-1372) : Item pro uenditione C librarum gallinarum : C solidos curribiles pro XVII denariis.

546.

La proportion pour l'année 1263 est naturellement calculée en ne tenant compte que des recettes réelles dont la valeur monétaire est connue.

547.

ADI B2662, Moras, 2ème enquête (1263) : Item boscus Rigaudi est comitis et ualet ei per annum de quibusdam tenentibus qui capiunt in eo ligna ad focos suos VI sestaria et I eminam auene (…).

548.

Pour corriger l'effet des variations saisonnières, j'ai retenu une seule date par décennie, sauf pour les années 1370, où la hausse des recettes aurait paru moindre.

549.

Cartulaire de Bonnevaux 298.

550.

ADI 8B350, Moras (1318-1319).

551.

RD 20742.

552.

RD 20521.

553.

Par exemple ADI 8B382, Moras, 2ème compte (1372-1373).

554.

ADI 8B435, Moras (1417-1418).

555.

ADIB4321, Moras (1491-1495).

556.

ADI 8B382, Moras, 2ème compte (1372-1373) : De firma piscature de Ueusi, quod solebat percipere, non computat quia tenet eam prior Sancti Donati (…).