4.2. Petite histoire d'une communauté alpine

L'occupation humaine antérieure à l'époque médiévale

Les fouilles réalisées dans l'ancienne mine de cuivre des Clausis et dans l'abri sous roche de la Pinilière, au-dessus de Saint-Véran, démontrent que ce filon est connu et exploité de manière intensive au Bronze ancien.728 La présence de mobilier plus tardif (jusqu'au IIe siècle) indique que la mine n'est pas totalement abandonnée, bien que son intérêt devienne sans doute moindre à partir de l'Age du Fer. Quelques découvertes effectuées sur les communes de Saint-Véran et Ristolas confirment une occupation dispersée du Haut-Queyras vers la fin de l'Age du Bronze et au début du Hallstatt.729

On considère en général que le nom du Queyras est une évolution de celui de la civitas Quariatum mentionnée sur l'arc d'Auguste, à Suse (8 av. J.-C.).730 Les Quariates sont donc un peuple de l'ancien royaume celto-ligure de Cottius, intégré à l'empire romain par Auguste en 13 av. J.-C.731 Le terme Quariatum serait à rapprocher du celtique cair (rocher) et pourrait donc évoquer la butte de Château-Queyras elle-même.732 Une seconde stèle, trouvée aux Escoyères et datée probablement du Ier siècle, mentionne également un praefetus Quariatium, confirmant ainsi la permanence d'une entité queyrassine au-delà de la conquête romaine.733 Diverses découvertes ponctuelles confirment la présence romaine en Queyras.734

La formation de la châtellenie du Queyras (1100-1343)

Les historiens locaux ont longtemps interprété les noms de Uilla Uetole et de Mullinaricii, mentionnés en 739 dans le testament d'Abbon, archevêque de Lyon, comme les premières mentions de Ville-Vieille et Molines.735 On ne dispose cependant d'aucune autre source contemporaine pouvant confirmer cette hypothèse. De même, on considère en général, sans pouvoir l'affirmer, que le Queyras fait déjà partie du Briançonnais lorsque Guigues Ier achète celui-ci (1038).736 Plus localement, par comparaison avec les châtellenies voisines de Vallouise et de Queyrières, H. Falque-Vert fait remonter au moins au début du XIIe siècle la mise en place d'une coseigneurie entre le comte et les nobles des différentes vallées, regroupés dans les pareries d'Arvieux, Château-Queyras et Molines, accord destiné à encadrer la colonisation progressive du Queyras.737 L'église de Molines est effectivement réputée, localement, avoir été bâtie au XIIe siècle, en s'inspirant de celle de Saint-Eusèbe, dans la vallée voisine de la Varaita. De même, la paroisse Saint-Laurent d'Arvieux est mentionnée en 1212, ce qui indique qu'un habitat important existe sur place au moins depuis le siècle précédent. 738

Le prieuré bénédictin Sainte-Marie-Madeleine des Escoyères, sur le territoire de la communauté d'Arvieux, détruit par les protestants en 1574, semble avoir également été bâti au cours du XIIe siècle.739 Abriès, où n'existe aucune parerie, apparaît dans la documentation entre 1100 et 1137.740 Jules Roman signale également la mention du Quadratum au XIIe siècle, sans plus de précision.741

Au début du XIIIe siècle, la route du col Lacroix est un axe de circulation suffisamment important pour qu'un refuge y soit bâti en 1228.742 Il en est sans doute de même du col Agnel : entre 1247 et 1265, le Dauphin acquiert progressivement l'ensemble des droits sur son versant piémontais, qui forme le nouveau mandement de Pont.743

Les enquêtes delphinales menées de 1250 à 1265 représentent le véritable point de départ de la documentation relative au Queyras. Celle de 1250 définit l'emprise du mandement, qui regroupe alors sept communautés villageoises.744 Celle de 1265 mentionne pour la première fois le castrum Quadracii. En 1256, on apprend que les nobles du Queyras se rendent régulièrement au marché de Luserne, dans le val Pellice, sur le versant piémontais, qu'on rejoint par le col de Saint-Martin. Sans doute est-ce en réponse à cette situation économiquement désavantageuse pour le Dauphiné, qui ne gagne rien dans l'affaire, et pour les nobles eux-mêmes, qui doivent payer un droit de péage à chaque visite, que le Dauphin décide, en 1259, la mise en place d'un marché hebdomadaire à Abriès.745 En 1282, Humbert Ier confirme cette décision en l'intégrant dans les franchises accordées aux habitants d'Abriès, de même que l'exemption de taille et l'autorisation de fortifier le bourg, moyennant une rente annuelle de 37 £.746

Le premier châtelain du Queyras recensé par Jules Roman est un certain Dodon Bard, mentionné en 1274.747 Le terme de châtellenie apparaît pour la première fois lors de la reddition du compte de 1309, deux ans avant la première mention de la châtellenie de Pont.748 En 1336, le Dauphin fait bâtir dans cette dernière un nouveau château, au débouché de la haute Varaita, près du village de Saint-Eusèbe. Il devient le nouveau centre de la châtellenie, rebaptisée Château-Dauphin.749 Les deux châtellenies du Queyras et de Château-Dauphin sont par la suite souvent confiées à un unique châtelain.

De la charte des Escartons à la guerre contre la Provence (1343-1369)

En 1343, Humbert II, confronté à des difficultés de trésorerie de plus en plus grandes, prend deux décisions majeures : le 23 avril, il signe le premier acte de Transport du Dauphiné à la France. Le 29 mai, il promulgue la charte des Escartons, obtenant dans les deux cas une importante rentrée d'argent immédiate (respectivement 200 000 fl et 12 000 fl) et une rente annuelle de 4000 fl. La charte des Escartons encadre les rapports entre le Dauphin et les communautés du bailliage de Briançonnais.750 Le terme d'Escarton, qui n'apparaît pas dans ce document, désigne par la suite l'ensemble des communautés d'une des quatre châtellenies (Briançon, Château-Dauphin, Oulx et Queyras). Par cette charte, le Dauphin ne renonce pas à ses droits : il troque simplement un ensemble de revenus variables contre une rente régulière.

Le compte de 1348 détaille les modalités d'application de cette décision en Queyras :

‘De siligine, blado tachiarum et firma molendinorum, cera et auro censibus, denariis censibus, seruiciis minutis, inclusibus gallinis et tachiis de festo et prati comitale Abriorum, taylliis comitalibus seu generalibus, emolumento pite bachie doiorum, fidanciis et retrofidanciis, pasqueriis, decimis aguorum et caseorum, laudis et uenditionibus ac successionibus, non computat quia dominus ea remisit uniuersitati hominum Quadracii pro sexaginta libris grossorum, de quibus debent computorum annis singulis per soluendis pro domino Dalphino uel eius mandato, in festo Purificatii Beate Marie (…)751

Les habitants du Queyras doivent ainsi verser, le 2 février de chaque année, la coquette somme de 60 £, soit 1200 fl, qui représente 10% de la rente versée par l'ensemble des Escartons. En 1362, la guerre frappe pour la première fois aux portes du Queyras : Galéas de Saluces, revendiquant des droits abandonnés par son frère en 1343752, attaque la châtellenie de Château-Dauphin. Le châtelain, qui réside alors à Château-Queyras dépêche des hommes pour ravitailler les habitants de la Bâtie du Pont, réfugiés à Molines, d'autres pour examiner l'étendue des dégâts sur les deux places fortes de la châtellenie.753

Au cours des années 1368 et 1369, le Haut-Dauphiné doit faire face à plusieurs incursions de routiers, la plus destructrice étant le fait de nobles provençaux, qui ravagent la vallée de la Durance d'août à octobre 1368, étudiée par Nathalie Nicolas.754 Les 28 et 30 août, Pierre Galon, châtelain du Queyras et de Château-Dauphin, envoie des messagers à Briançon et Grenoble pour avertir le bailli et le gouverneur d'une offensive provençale contre le Queyras, en préparation à Saint-Paul-sur-Ubaye. Il dépêche aussi d'autres représentants à Embrun, Exilles ou encore Bardonnèche, en espérant ainsi obtenir une aide rapide. Le messager envoyé à Grenoble revient le 9 septembre avec des lettres du gouverneur ordonnant la mise en défense des châteaux.755 Quatre écuyers et six clients sont ainsi déployés à Château-Queyras et Château-Dauphin, ainsi que deux écuyers et quatre clients à la Bâtie du Pont, officiellement entre le 7 septembre 1368 et le 4 mai 1369. Le châtelain fait également renforcer les défenses des trois édifices.756 Selon les rôles de montres, 1007 hommes d'armes sont ainsi mobilisés dans les châtellenies du Haut-Dauphiné entre le 2 mars 1368 et le 8 février 1369.757

Finalement, les Provençaux ne pénètrent pas en Queyras et se tournent vers la vallée, en particulier vers Embrun, qu'ils assiègent à partir du 18 octobre. Le 13 avril 1369, le sénéchal de Provence et le gouverneur du Dauphiné concluent un traité permettant la levée du siège contre le versement d'une forte rançon (4000 fl) par l'évêque d'Embrun, mais des pillages sont encore signalés dans l'Embrunais en août 1369.758 Malgré cette situation exceptionnelle, le Dauphin ne renonce pas à son dû, comme le précise une lettre du trésorier de France :

‘"Sachent tuit que je, comme je Johan de Croisy, tresourer de France et dou Dalphiné, euse commis et envoyé, pour doute des ennemis et guerres estans au pais dou Dalphiné, messires Piere Galo, chevalier, Courbet de Vaucelles, escuier et Francoys Chaz en Brianzonois et Ebrunois pour certaim et grosses somes de devers qui en dit pais sont deus a nostre dit segneur chascun an au terme de la Chandelur. Je confesse avoir eu et receu des dis comisseres par la mayn dou dit messire Piere et Courbet scur ce qui puer estre deu au nostre dit segneur au dit pais au terme de la Chandelur, l'an de la Nativité Nostre Segneur mil CCCLXIX, trois mil et III cens quatre vins III florins IIII gros bon pois, de la quele some je ou non que de sus me tieng pour payes. Done sus mon segnet le XXIXe jour de mars, l'an de sus dit."759

Il cherche sans doute à compenser le coût effroyable de cette mise en défense : en considérant pour chacun des 1007 hommes d'armes un temps de mobilisation et une rémunération moyens égaux à ceux des hommes de Château-Queyras, soit 1,4 d par jour pendant 171 jours, ce sont 20 090 fl qui peuvent ainsi avoir été engloutis par le gouverneur. La rente annuelle du Briançonnais ne représente donc que 17% de cette dépense, le reste étant couvert par le Trésor. Tout cela ne donne en outre qu'une petite idée du coût global de la guerre, qui inclut les envois de messagers, les travaux de mise en défense des châteaux, la constitution de réserves de nourriture et sans doute une aide financière à l'évêque d'Embrun. On verra plus loin que ces dépenses sont réparties entre l'administration centrale, les châtellenies et les communautés.

De guerre en guerre (1369-1713)

Après l'épisode provençal, le Queyras est relativement épargné par les conflits de la fin du Moyen Age. En 1384, les hommes d'armes de la châtellenie participent à une chevauchée contre une communauté vaudoise du Valcluson.760 En 1391, le bailli de Briançonnais dépêche 14 hommes pour garder pendant un mois deux passages d'altitude, dont le Pas du Gros, qui permet de passer de la vallée de l'Aigue Agnelle, sur le versant occidental du col Agnel, à celle du Guil, en évitant les villages.761 Sans doute veut-il surtout empêcher le passage d'espions ou de messagers, car il est difficile d'imaginer qu'une troupe en armes emprunte des sentiers aussi escarpés.

En 1475, le roi Louis XI et le marquis Louis II de Saluces décident de faciliter les échanges entre leurs terres respectives, en particulier l'approvisionnement en sel des vallées. Pour cela, ils font creuser un tunnel au niveau du col de la Traversette, entre la très haute vallée du Guil et celle de Fiume, le Pertuis du Viso, achevé en 1480 et fermé après le rattachement du marquisat de Saluces à la Savoie (1588).762

Le 9 octobre 1587, Lesdiguières, à la tête d'une armée protestante, parvient à s'emparer de Château-Queyras, qui tombe pour la seule fois de son histoire. 763 En 1692, le château tient bon cette fois devant l'armée savoyarde. Vauban considère pourtant qu'il n'est pas suffisamment bien défendu et lance des travaux d'agrandissement qui ne s'achèvent qu'en 1740. Entre-temps, l'importance stratégique du Queyras augmente, en raison de la cession des trois Escartons piémontais (Château-Dauphin, Oulx et Pragelas) à la famille de Savoie, l'une des clauses du traité d'Utrecht (1713). Cette situation frontalière explique le maintien en état du château, dont l'armée ne se défait qu'au lendemain de la seconde guerre mondiale.

Notes
728.

GANET (I.), Carte archéologique de la Gaule. Les Hautes-Alpes. 05, p. 49 et 149-150.

729.

Ibid., p. 142 et 149.

730.

Corpus Inscriptionum Latinarum, V, 7231.

731.

BLIGNY (B.), Histoire du Dauphiné, p. 61.

732.

GRADOS (J.-J.), Le Guide du Queyras, p. 57.

733.

Corpus Inscriptionum Latinarum, XII, 80.

734.

GANET (I.), Carte archéologique de la Gaule. Les Hautes-Alpes. 05, p. 51, 101.

735.

ROMAN (J.), Dictionnaire topographique du département des Hautes-Alpes.

736.

GUICHONNET (P.) (dir.), Histoire et civilisation des Alpes, t. I, p. 217 et seq.

737.

FALQUE-VERT (H.), Les hommes et la montagne en Dauphiné, p. 380.

738.

Base Mérimée IA00124810.

739.

Base Mérimée IA00124854.

740.

DAUZAT (A.) et ROSTAING (C.), Dictionnaire étymologique, p. 2.

741.

ROMAN (J.), Dictionnaire topographique du département des Hautes-Alpes.

742.

ROMAN (J.), Tableau historique du département des Hautes-Alpes.

743.

FALQUE-VERT (H.), Les hommes et la montagne en Dauphiné, p. 384-385.

744.

Abriès, Aiguilles, Arvieux, Château-Queyras, Molines, Ristolas et Saint-Véran.

745.

FALQUE-VERT (H.), op. cit., p. 114-115. Selon ROMAN (J.), Tableau historique du département des Hautes-Alpes, Château-Queyras reçoit une charte de franchises la même année, dont la documentation ne fait jamais mention.

746.

FALQUE-VERT (H.), op. cit., p. 226.

747.

ROMAN (J.), Tableau historique du département des Hautes-Alpes.

748.

ADI 8B1, Queyras (1309) et Pont (1311).

749.

ADI 8B30, Château-Dauphin (1335-1336).

750.

La charte mentionne les châtellenies et communautés de Briançon, du Queyras, de Vallouise, Saint-Martin-de-Queyrières, Montgenèvre, Cézanne, Oulx, Salbertran, Exilles, Bardonnèche et Valcluson.

751.

ADI 8B631, Queyras (1347-1349).

752.

NICOLAS (N.), La guerre et les fortifications du Haut-Dauphiné, p. 34.

753.

ADI 8B638, Château-Queyras (1362-1364).

754.

NICOLAS (N.), La guerre et les fortifications du Haut-Dauphiné, p. 34-43 pour la description des opérations.

755.

ADI 8B644, Château-Dauphin et Queyras (1367-1369) : Item soluit die XXVIII augusti Iohanni Mathey, misso apud Brianczonium, pro succursu hebendo quia Prouinciales congregabant se apud Sanctum Paulum pro offendendo in castellania Quadracii et pro pluribus aliis nunciis missis tam apud Brianczonium, Ebredum, Exilias, Bardoneschiam et in diuersis aliis partibus pro hebendo succursu tempore dicte guerre (…) Item soluit pro expense nobilis Poncii Alberti, missi die penultima mensis augusti millesimo CCC° LXVIII apud Gratianopolitam ad dominum gubernatorem Dalphinatus ad notifficandum eidem neccessitatem patrie et pericula imminentia in eadem, ratione comotionis guerre inter Dalphinatum et Prouinciales, ubi stent eundo stando et reddendo decem diebus, et reportauit licteras domini gubernatoris qua dicta castra muniret personis ydoneis, uictualibus et arneysiis, pro deffensione ad eo que nullum posset periculum inuenire (…).

756.

ADI 8B644, Château-Dauphin et Queyras (1367-1369).

757.

NICOLAS (N.), op. cit., p. 41.

758.

Ibid., p. 35-37.

759.

ADI 8B644, Château-Dauphin et Queyras, annexe (1369).

760.

BLIGNY (B.), Histoire du Dauphiné, p. 186-187.

761.

NICOLAS (N.), La guerre et les fortifications du Haut-Dauphiné, p. 75.

762.

Bsse Mérimée, IA00124944.

763.

GRADOS (J.-J.), Le guide du Queyras, p. 208-213.