1. Du château au bourg fortifié : un essai de typologie

L'analyse des types de fortifications en Dauphiné et en Savoie repose sur deux prérequis indispensables : la définition des ensembles fortifiés et leur inventaire. Il est donc nécessaire d'aborder ces deux étapes avant d'approfondir la question.

1.1. Définitions

Pour étudier d'une manière rigoureuse les différents types de fortifications rencontrés dans la région, on peut faire appel à la notion mathématique d'ensemble, c'est-à-dire une association d'éléments présentant au moins un caractère en commun. Assez simplement, un ensemble fortifié peut ainsi être défini comme le regroupement, dans un espace unique et cohérent, de plusieurs constructions incluant des éléments défensifs (tours, remparts, etc.), fonctionnant de manière complémentaire. Par exemple, les remparts d'une ville, ses portes fortifiées et le château qui la domine constituent un unique ensemble fortifié. C'est le cas de Chambéry après 1'acquisition du château par le comte de Savoie en 1295. Auparavant, il faut considérer, par défaut, que le château et la ville constituent deux ensembles indépendants. Ce cas de figure, assez fréquent, se retrouve par exemple à Genève, où le Bourg-des-Fours savoyard doit être distingué de la cité épiscopale au moins jusqu'à l'acquisition de l'autorité sur cette dernière par Amédée VIII. Ce sont ces différents ensembles qui ont fait l'objet de l'inventaire utilisé dans cette étude, afin de ne pas se limiter aux seuls châteaux et de contourner la difficulté majeure que représente la distinction entre les différents types d'ensembles fortifiés.

En effet, s'il est possible de définir d'une manière générale les caractéristiques d'un ensemble fortifié, donner à un type de fortification donné une définition valable pour l'ensemble de la période médiévale, même dans une région clairement définie, représente un défi intéressant, que les castellologues ont souvent choisi de relever en mettant en évidence les différences entre les types. En réalité, dès lors que la notion de fortification entre en ligne de compte, un édifice est défini par des caractères à la fois matériels, juridiques, sémantiques et symboliques. Dans l'espace delphino-savoyard, on peut ainsi distinguer cinq grands types d'ensembles fortifiés :

1. Château et castrum

Imaginez une rencontre entre un historien, un archéologue et un architecte, auxquels on demande de définir ce qu'est un château médiéval. Le premier parlera sans doute d'une demeure fortifiée relevant d'un grand seigneur, à laquelle sont attachés des droits seigneuriaux. Pour le second, le terme évoquera sans doute un vaste ensemble de bâtiments d'habitation et artisanaux protégés par une ou plusieurs enceintes. Quant au troisième, il énumèrera sans doute les éléments caractéristiques de l'architecture castrale, du pont-levis aux tours maîtresses. Proposer une définition du château est donc une gageure, tant son architecture et sa fonction évoluent au cours du temps. Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc, le premier à s'y être risqué, consacre à la description des châteaux pas moins de 150 pages de son Dictionnaire raisonné de l'architecture !839 Luc Fraisse résume ainsi, en quelques lignes, la pensée de l'auteur sur cette question :

‘"Cela posé, il apparaît beaucoup plus difficile de cerner l'identité du château, car on bute bientôt sur un paradoxe historique et architectural : en effet, le véritable château serait historiquement le château féodal, qui au point de vue architectural ne révèle aucun projet d'ensemble, mais consistait simplement en une "enceinte contenant des habitations disséminées, comme un village fortifié par un fort principal, le donjon" ; au XIVe siècle apparaît en un sens "le véritable château construit d'après une donnée générale, une ordonnance qui rentre complètement dans le domaine de l'architecture" (p. 122), mais l'esprit du château féodal est perdu. C'est dans cet entre-deux, situé à mi-chemin des origines et de la réalisation, qu'il faudra retrouver et penser le château médiéval." 840

Cette dichotomie constatée par le premier grand spécialiste de l'architecture médiévale n'est plus considérée, aujourd'hui, comme une vérité fondamentale. L'architecture philippienne, véritable mode architecturale du XIIIe siècle, devance en effet largement le "véritable château" qu'il imagine caractéristique du Bas Moyen Age, c'est-à-dire le château-fort de l'imaginaire collectif, tandis que les centaines de châteaux étudiés dans toute l'Europe depuis le XIXe siècle montrent un visage en perpétuelle évolution, loin d'une "ordonnance" parfaite. Néanmoins, l'auteur touche du doigt un écueil majeur de la castellologie : les édifices que l'on qualifie aujourd'hui uniformément de châteaux ne sont pas les mêmes selon les époques. Une définition du château s'appuyant exclusivement sur des critères architecturaux n'est donc pas envisageable. Il suffit de consulter la somme de connaissances rassemblées par Jean Mesqui dans sa synthèse sur les fortifications médiévales françaises pour s'en rendre compte.841 Il faut donc faire appel aux données archéologiques ou aux sources écrites, quand elles existent, pour clarifier la nature et la fonction du château médiéval.

La solution choisie ici est de s'appuyer sur la perception que les témoins de la période étudiée ont de ces ensembles fortifiés, autrement dit de rechercher ce qu'ils qualifient eux-mêmes de châteaux. Marie-Pierre Estienne a montré, dans les Baronnies, une évolution de la terminologie entre le XIIe et le XIIIe siècle. C'est en effet au cours du XIIIe siècle que le terme de castrum s'impose, entre Viennois et Provence, au détriment de celui de castellum, plus courant aux XIe et XIIe siècles et rencontré notamment à Moras.842 Si les deux mots désignent initialement aussi bien un édifice fortifié qu'un bourg castral, le castrum semble bien, à la période qui nous intéresse ici, pouvoir être traduit par "château", ce que les sources confirment parfois elles-mêmes. Ainsi, le château de Montluel est qualifié de castrum dans tous les comptes de la châtellenie et de chastel dans le compte-rendu de visite de 1445.843 En revanche, parler de "château-fort" semblerait inadéquat, car non seulement cette expression n'apparaît jamais dans la documentation, mais elle ne semble pas appropriée à la description de châteaux plus résidentiels, tel celui de Sallanches au XVe siècle.

La question du vocabulaire est certes résolue – même si elle peut sans doute conduire à des erreurs d'interprétation – mais encore faudrait-il savoir ce qu'est ce castrum des XIIIe-XVe siècles. Dans tous les exemples rencontrés, il paraît clair que ce terme désigne un ensemble fortifié distinct du bourg voisin, ce qui n'exclut pas la présence entre ses murs d'habitations autres que celle du seigneur, connue pour trois des quatre châteaux étudiés. A Sallanches, le château comprend ainsi deux espaces distincts, organisés respectivement autour de la résidence seigneuriale et de l'église, sans pour autant pouvoir être considéré comme un bourg à part entière, la population de la paroisse habitant principalement Cordon. Le castrum est aussi et surtout le siège de l'autorité seigneuriale, représentée pour les châteaux delphinaux et savoyards par le châtelain. Cependant, le terme de castrum n'est pas réservé aux châteaux princiers. Il est aussi employé, à l'époque de la formation des châtellenies, pour désigner les résidences principales des familles nobles, telles celles de Clérieux ou de Bressieux en Viennois. Le château bressan de Crangeat, qui ne relève pas du duc de Savoie, est lui aussi qualifié de castrum à la fin du XVe siècle.844 Inversement, le châtelain ne réside pas obligatoirement dans un château, comme dans le cas de la châtellenie de Montjoie, où le châtelain quitte, à la fin du XIVe siècle, le château auquel ce territoire doit son nom pour la maison-forte de la Comtesse, aux portes de Saint-Gervais.

Finalement, le château delphino savoyard des XIIIe-XVe siècles peut être défini comme un ensemble fortifié de grande dimension, qualifié de castrum dans les sources écrites, centre d'une seigneurie importante, laquelle peut être une châtellenie princière ou tout autre mandement. Les châteaux recensés dans le cadre de cette étude comprennent, dans l'écrasante majorité des cas, les mêmes éléments caractéristiques : une tour principale, un grand bâtiment qu'on qualifiera de logis, une ou plusieurs enceintes et des fossés. Le mot donjon désigne, selon les cas, la tour maîtresse, le bâtiment principal ou l'ensemble des éléments compris dans la première enceinte du château.845

2. La bâtie

L'espace delphino-savoyard voit se développer, aux XIIIe et XIVe siècles, un type d'ensemble fortifié original : la bâtie. C'est un ensemble nouveau, construit dans un but essentiellement militaire, dont les dimensions peuvent être comparables à celles d'un petit château et qui peut être le siège d'une châtellenie. Encore une fois, ce sont surtout les sources écrites qui permettent de faire la différence entre ces bâties et les autres types d'ensembles fortifiés, par l'emploi du terme approprié. Alain Kersuzan définit ainsi la bâtie comme "un ouvrage rapidement mis en œuvre, peu onéreux et facilement réparable, que les comptes appellent une bâtie".846 Le seul ensemble de ce type fouillé à ce jour, la bâtie de Gironville (Ain), est effectivement, pour l'essentiel, une fortification de terre et de bois, fort éloignée du château de pierre que l'on a longtemps cru être la règle au Bas Moyen Age.847

Parmi les exemples déjà cités, rappelons le cas de la Bâtie du Pont, actuelle Pontechianale, entièrement reconstruite entre 1374 et 1379, qui contrôle l'accès au Queyras par la vallée de la Vésubie.848 Les deux bâties les plus célèbres sont probablement celles construites l'une en face de l'autre près des Allymes par Humbert Ier et Amédée V en 1304. Les attaques, prises et destructions de ces deux ensembles rythment le conflit delphino-savoyard dans la première moitié du XIVe siècle.849 Sur le plan purement matériel, une bâtie comporte tous les éléments défensifs d'un château et tout ce qui peut être utile en cas de siège prolongé. Les premières bâties, construites dans l'urgence, sont vraisemblablement toutes en terre et bois, à l'image de celle de Gironville, ou encore des bâties de Luisandre et des Allymes, partiellement reconstruites en pierre par les deux belligérants après 1312.850 La différence entre château et bâtie n'est en tout cas pas toujours évidente et nécessiterait probablement une recherche spécifique. En l'état actuel des connaissances, on peut considérer qu'une bâtie est un ensemble fortifié désigné comme tel dans les sources, construit ou largement remanié en temps de guerre pour renforcer la défense du territoire ou disposer rapidement d'une place-forte sur des terres nouvellement conquises, caractérisé de ce fait par le recours plus systématique qu'ailleurs aux matériaux les moins coûteux et les plus rapidement disponibles.

3. La maison-forte

Parmi les habitats fortifiés, la maison-forte pose de nombreux problèmes d'interprétation.851 La définition par défaut qu'en proposait Jean-Marie Pesez en 1984 est ainsi encore largement utilisée :

‘"La maison-forte est changeante dans ses structures, d'une province à l'autre, diverse aussi dans ses dimensions, traversée par la hiérarchie des pouvoirs, elle se définit par ce qu'elle n'est pas : une simple maison, un château".852

Bien qu'on ait longtemps considéré qu'elle était la résidence de petits seigneurs, dépourvus de droits banaux, on sait désormais qu'elle peut, au contraire, être un centre seigneurial, à défaut du siège d'une châtellenie. Alain Kersuzan a noté, à ce propos, que le terme de domus fortis n'était employé dans les comptes de châtellenies savoyards que pour désigner des demeures fortifiées relevant de vassaux du comte de Savoie. Elles perdent le qualificatif de fortis lorsqu'elles sont ramenées dans la main du comte.853 La définition donnée par Guy Allard au XVIIe siècle pour le Dauphiné va tout à fait dans ce sens :

‘"On appelle ainsi en Dauphiné les châteaux qui n'ont aucune juridiction et qui sont tenus en fief mouvant du roi-dauphin ou en arrière-fiefs mouvants des seigneurs hauts-justiciers."854

L'auteur reconnaît cependant que la notion de maison-forte n'est pas forcément perçue au Moyen Age de la même manière qu'à son époque :

‘"Dans la plupart des paroisses du Graisivaudan, il suffisait d'être gentilhomme pour oser appeler sa maison une maison-forte ; jusque-là même qu'il y en avait qui en possédaient plusieurs en un même lieu"855

Ce point est extrêmement important pour la période étudiée ici. En effet, Guy Allard signale que, dans un document de 1339 dit Designatio castrorum Delphinialum et in Graisiuodano, pas moins de 140 maisons-fortes sont signalées dans 27 paroisses du Grésivaudan.856 S'il s'agit de l'enquête delphinale conduite dans le cadre du projet de vente de la principauté, l'interprétation de Guy Allard doit être corrigée : les enquêteurs recensent en effet 202 maisons-fortes sur le même territoire.857 On verra plus loin que la situation est la même en Faucigny, où toute demeure noble est qualifiée de maison-forte aux XVe et XVIe siècles. En outre, tous les auteurs soulignent la multiplicité des appellations rencontrées dans les sources. La maison haute genevoise est ainsi une forme locale de maison-forte, reposant sur l'existence d'un unique corps de bâtiment, parfois protégé par une palissade.858 Contrairement au choix fait pour les châteaux, il ne paraît donc pas pertinent de se tenir à une définition exclusivement juridique ou sémantique de la maison-forte.

Dans un ouvrage récent, Gaël Carré et Emmanuel Litoux proposent une autre solution : ils regroupent les demeures nobles sous le terme générique de manoirs, tout en faisant une distinction architecturale entre maisons-manoriales et maisons-fortes.859 Ces dernières apparaissent ainsi comme des résidences nobles disposant de fortifications, même sommaires. Celles-ci concourent indiscutablement au rôle de la maison-forte en termes de représentation du pouvoir seigneurial. Elle possède en général une ou plusieurs tours et peut être entourée d'une palissade et d'un fossé peu profond matérialisant le statut de son propriétaire, sans pour autant atteindre les dimensions des défenses d'un château. La documentation entretient par ailleurs la confusion entre les deux types d'édifices en qualifiant parfois le donjon de domus, par exemple à Roybon. A Sallanches, le cas est encore plus complexe : les termes de castrum et de domus, sont employés tantôt comme synonymes, tantôt pour désigner, l'un l'ensemble fortifié dans son intégralité, l'autre le donjon. Dans une composition de 1406-1410, cet édifice est même qualifié de maison-forte, alors qu'il s'agit d'une possession directe du comte de Savoie.860

Pour toutes ces raisons, l'inventaire des maisons fortes s'est appuyé sur des travaux antérieurs, notamment ceux d'Elisabeth Sirot861, afin de ne retenir que les édifices répondant le mieux aux exigences susmentionnées. Cependant, celle-ci retient une définition restrictive de la maison-forte en tant que "logis fortifié à la campagne"862, excluant de ce fait les maisons-fortes périurbaines, dont on verra l'importance dans le cas de Sallanches. Dans cet exemple précis, l'inventaire des maisons-fortes a donc dû être complété par d'autres sources. Finalement, on peut provisoirement retenir quelques critères communs pour définir la maison-forte dauphinoise et savoyarde : il s'agit d'un lieu de résidence seigneurial, qui possède des fortifications propres, de dimensions restreintes et qui n'est pas le siège d'une châtellenie princière.

4. Le bourg fortifié

De nombreux bourgs de l'espace delphino-savoyard possèdent leurs propres fortifications. Les enceintes urbaines de la région sont, pour une partie, les héritières de celles bâties dans tout le monde romain au cours du Bas Empire.863 Les centres épiscopaux comme Grenoble, Die ou Valence disposent ainsi de fortifications propres bien avant l'apparition des châteaux et ces derniers sont absents des grands centres urbains, d'une part parce que leur présence n'est pas une nécessité militaire, d'autre part car l'autorité de l'évêque s'accommoderait mal de la concurrence de seigneurs laïques. De ce fait, les châteaux s'implantent la plupart du temps hors les murs, tel celui de Bourg-des-Fours à Genève, formant parfois une ceinture de fortifications autour de la ville, comme à Valence.

Pour la période étudiée, la présence d'une enceinte autour d'une agglomération n'est pas vraiment caractéristique d'un degré avancé d'urbanisation. En effet, parmi les bourgs étudiés, celui de Sallanches peut ainsi être considéré comme une ville, en raison de sa taille et la densité du tissu urbain, laquelle a favorisé la propagation des grands incendies des époques moderne et contemporaine. Pourtant, Sallanches ne possède pas de rempart, au contraire de Moras, par exemple, dont la taille et la population sont bien moindres.

Il résulte de ces exemples la nécessité de considérer les bourgs fortifiés du Dauphiné et de la Savoie comme des ensembles fortifiés à part entière. Par "bourg fortifié", on entendra ici toute agglomération remplissant plusieurs exigences. Premièrement, son existence doit d'abord être juridiquement reconnue, que ce soit par la mention d'une universitas ou par un statut de centre de pouvoir (chef-lieu de mandement, ville épiscopale). Deuxièmement, son enceinte doit être totalement indépendante de celle d'un quelconque château. Sont donc exclus de cette catégorie tous les bourgs castraux, c'est-à-dire les agglomérations issues dont le système défensif repose directement sur la présence d'un château dans leurs murs (ex : Nyons) ou à proximité immédiate (ex : Montluel). Les castra des XIe-XIIe siècles, qui associent étroitement un habitat groupé à un centre seigneurial, à l'image de Moras, et qui existent encore en Toscane au XIVe siècle864, ne doivent donc pas être considérés comme des bourgs fortifiés, mais plutôt comme un élément d'un ensemble fortifié plus complexe commandé par le château. En revanche, on peut retenir les bourgs sans château munis d'une enceinte (ex : Serre865) et ceux où il n'existe aucune distinction physique entre le château et le bourg (ex : la villeneuve de Montfalcon866). Dans tous les cas, il existe toujours des lieux privilégiés au sein de l'enceinte, résidence du châtelain ou palais épiscopal, mais leur rôle avant tout résidentiel pousse à les considérer comme des éléments secondaires des fortifications des bourgs.

5. Monastères fortifiés et commanderies

Certains édifices religieux construits en milieu rural peuvent être considérés comme des ensembles fortifiés, étant donnée l'importance des aménagements militaires en leur sein. Cette question n'a été qu'effleurée, car elle nécessiterait une étude systématique, même sommaire, de tous les établissements monastiques et hospitaliers du Dauphiné et de la Savoie. Seuls les ensembles de ce type situés dans les limites des bailliages étudiés ont donc été inventoriés. Leur place dans le réseau delphino-savoyard des ensembles fortifiés est en tout cas indiscutable. Bernard Demotz citait ainsi, dès 1980 le rôle probable des abbayes et prieuré fortifiés dans la défense du comté de Savoie, en particulier ceux des augustiniens, comme à Héry-sur-Ugine.867

Les commanderies des ordres militaires, surtout les templiers et les hospitaliers dans la région étudiée, occupent une place bien particulière dans le monde médiéval. A la fois moines et soldats, les membres de ces ordres occupent des commanderies aux multiples filiales, qui parsèment l'ensemble de l'espace delphino-savoyard. Ces commanderies ont une fonction seigneuriale semblable à celle des maisons-fortes, car elles contrôlent chacune une seigneurie banale et foncière. Leur fonction spirituelle est naturellement aussi affirmée : outre le fait d'abriter des membres de l'ordre, elles peuvent avoir la cure d'une paroisse, comme la maison des Loives, à Montfalcon.868

Prieurés, abbayes et commanderies ne sont naturellement pas tous fortifiés, même si le mur d'enclos est une constante de leur architecture, laquelle a encore fait l'objet de peu d'études en France.869 Les quelques édifices recensés dans le cadre de cette étude l'ont été en raison d'un caractère défensif plus prononcé, souvent parce que leur architecture se rapprochait de celle d'une maison-forte, comme aux Loives.

6. Châtelet et châtelard : des fortifications secondaires ?

Une dernière catégorie d'édifices, dont la caractérisation est délicate, doit être signalée. Il s'agit de ces multiples châtelets et châtelards, dont la toponymie a souvent conservé le souvenir, mais dont on ne connaît pas la nature exacte. Le terme de châtelet, dérivé de castellum ou de castelletum, est traditionnellement employé pour désigner des fortifications secondaires défendant souvent l'entrée d'un château. A Miribel (Ain), la topographie et la toponymie poussent à émettre l'hypothèse d'une fortification périphérique, située plus haut que le château comtal, probable poste militaire avancé dans la plaine de Dombes.870 A Moras, Alain Nicolas a confirmé l'existence d'un niveau d'occupation médiéval près des buttes situées à l'ouest du château, un emplacement propice à l'implantation d'une tour de guet.871

Bien que situés hors de l'enceinte du château, ces édifices y sont intimement liés. La position du châtelet doit donc être appréciée en fonction de celle de l'ensemble qu'il complète, ainsi que de critères tels que le relief environnant ou la position des voies de circulation. En revanche, que faut-il penser des sites connus uniquement grâce à la toponymie ? Le nom de "Châtelet" ou "Châtelard" désigne en effet souvent des sites naturels remarquables qui évoquent simplement par leur topographie les forteresses médiévales, notamment dans les milieux montagnards. Certains de ces sites, en raison de leur position favorable, permettent de surveiller des axes de circulation importants. C'est le cas de quelques châtelards d'altitude connus, comme la tour de Montfallet, sur la commune actuelle de Laval, édifice isolé qui domine la vallée de l'Isère, entre Grenoble et Montmélian.872 Le stationnement occasionnel de troupes en altitude, évoqué dans le cas du Queyras, nécessitait sans doute l'existence de sites secondaires comme celui-ci, participant à la surveillance du territoire et à un système défensif élargi.

Il paraît donc difficile de donner une définition claire et précise des châtelets. Ce sont des ensembles fortifiés apparemment de dimensions modestes, très rarement mentionnés dans les sources écrites et dont le rôle est apparemment de compléter un dispositif défensif existant. La plupart de ceux répertoriés ici, localisés grâce à la persistance du toponyme et à l'existence de vestiges de bâtiments, ont été choisis selon une appréciation forcément subjective de l'intérêt stratégique du lieu (contrôle des vallées et des cols).

Cette liste n'est naturellement pas exhaustive. En effet, certains types d'ensembles fortifiés sont totalement inclassables, comme l'association de trois dispositifs complémentaires d'enceintes et de tours surplombant la vallée de la Durance (le mur des Vaudois, le Barry et le Pertuis Rostan), entre Saint-Martin-de-Queyrières et l'Argentière.873 Elle permet cependant de cerner l'essentiel du tissu des fortifications de la région étudiée, surtout dans la perspective d'étudier leur place dans l'organisation de l'espace.

Notes
839.

VIOLLET-LE-DUC (E.-E.), Dictionnaire raisonné de l'architecture, t. 3.

840.

FRAISSE (L.), "Viollet-le-Duc, exégète des châteaux médiévaux", p. 30-31.

841.

MESQUI (J.), Châteaux et enceintes de la France médiévale.

842.

FEUILLET (M.-P.), Châteaux, villages, terroirs en Baronnies, p. 109-117.

843.

Annexe 3.

844.

Annexe 9.

845.

KERSUZAN (A.), Défendre la Bresse et le Bugey, p. 258-260.

846.

Ibid., p. 97.

847.

POISSON (J.-M.), "Recherches archéologiques sur un site fossoyé du XIVe siècle".

848.

NICOLAS (N.), La guerre et les fortifications du Haut-Dauphiné, p. 295.

849.

KERSUZAN (A.), op. cit., p. 47 à 72.

850.

Ibid., p.124 à 126.

851.

"A la recherche d'une définition", dans SIROT (E.), Noble et forte maison, p. 29-36.

852.

BUR (M.) (dir.), La maison forte au Moyen Age, p. 339.

853.

KERSUZAN (A.), Défendre la Bresse et le Bugey., p. 118-119.

854.

ALLARD (G.), Dictionnaire du Dauphiné, p. 68.

855.

Ibid.

856.

Ibid., p. 72.

857.

SIROT (E.), Noble et forte maison, p. 31.

858.

CORBIERE (M. de la), "La maison haute dans l'ancien diocèse de Genève : étude typologique d'après les sources (XIIe-XVe siècles)", communication effectuée lors de la table ronde sur La maison noble rurale au Moyen Age : histoire et archéologie (Lyon, 2006).

859.

CARRE (G.) et LITOUX (E.), Manoirs médiévaux. Maisons habitées, maisons fortifiées, p. 74-97.

860.

ADS SA14226, Sallanches (1406-1410) : Recepit ab Ansermo Botellierii, quia citatus ante domum fortem domini uocatam de Gayo et non comparuit (…).

861.

BAUD (H.), BROCARD (M.), MARIOTTE (J.-Y.) et SIROT (E.), Châteaux et maisons fortes savoyards ; SIROT (E.), Noble et forte maison.

862.

SIROT (E.), Noble et forte maison, p. 34-36.

863.

MESQUI (J.), Châteaux et enceintes de la France médiévale, t. 1, p. 22.

864.

GINATEMPO (M.) (dir.), Castelli. Storia e archeologia del potere nella Toscana medievale.

865.

Drôme, commune du Grand Serre.

866.

Commune de l'Isère.

867.

DEMOTZ (B.), Le comté de Savoie du XI e au XV e siècle, p. 132.

868.

ADR 48H2888.

869.

Voir à ce sujet Histoire et archéologie de l'ordre militaire des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem.

870.

ADCO B8355, Miribel (1361) : (...) supra portam poypie (...). Le terme "poype" désigne dans la région une motte ou une butte et est un bon indicateur de l'existence d'une fortification surélevée.

871.

COMBIER (J.) et NICOLAS (A.), Une écriture préhistorique ?, p. 43.

872.

www.patrimoine-en-isere.fr, janvier 2008.

873.

NICOLAS (N.), La guerre et les fortifications du Haut-Dauphiné, p. 108 à 111.