2.2.1. Les premières formes castrales (avant 1140)

A l'exception des villes d'origine romaine, comme Die, Grenoble ou Romans, le site le plus ancien du corpus est celui du château de Mantaille, mentionné dès 858. Les autres châteaux dont l'existence est la plus anciennement attestée (17% du corpus) appartiennent à une première phase de castralisation de l'espace delphino-savoyard, s'étalant du Xe au milieu du XIIe siècle, liée au développement des villae. C'est l'époque de la multiplication des mottes castrales, connues dans tout l'Occident médiéval et dont l'étude était, dans les années 1980, le principal programme de recherche en archéologie médiévale en région Rhône-Alpes.891 Ce type de fortification, déjà évoqué dans le cadre de l'étude du site de Moras, associe en général une tour construite sur une motte artificielle ou une éminence naturelle surélevée, entourée d'une palissade, à une ou plusieurs basses-cours. Bien connues au nord de la Loire et en particulier dans le monde anglo-normand892, les mottes, dont l'organisation repose sur le principe de hiérarchisation verticale (la motte contrôle la basse-cour, qui surplombe le village), sont parmi les formes les plus anciennes d'architecture castrale, mais elles ne sont pas les seules. Les exemples d'incastellamento à proprement parler sont relativement rares, mais ils paraissent plus fréquents sur le versant piémontais des Alpes, par exemple à Verrua Savoia, forteresse érigée sur une rocca, mentionnée dès 999.893 Dans des cas comme celui-ci, l'habitat est étroitement associé au château nouvellement construit, qui n'est pas qu'un simple refuge, mais bien le lieu de vie quotidien de la population. D'une manière plus large, pour reprendre l'expression consacrée, les Xe-XIIe siècles sont l'époque de la "révolution castrale" : de 1020 à 1120, Henri Falque-Vert recense l'apparition de 101 nouveaux châteaux dans le territoire dauphinois.894

Ce phénomène est assez dispersé dans l'espace (doc. 167) : outre Moras et les autres exemples déjà évoqués, on peut en effet citer, parmi les plus anciens, les châteaux de Miribel (Valbonne, 943)895, de Vizille (Grésivaudan, 996)896, ou encore de Santhia (Piémont, 1000)897.

Doc. 167. Répartition des sites de l'échantillon antérieurs à 1140
Doc. 167. Répartition des sites de l'échantillon antérieurs à 1140

La fouille d'Albon a permis d'identifier un premier ensemble de bâtiments en bois, bâti au sommet d'une colline dominant la vallée du Rhône, remplacé ultérieurement par des constructions en pierre, mais on ne peut pas en faire un cas forcément représentatif : il est possible que la pierre ait joué, dès le départ, un rôle majeur dans la construction de ces ensembles, comme dans d'autres grandes résidences princières de la même époque. Le castrum d'Andone (Charente), château des comtes d'Angoulême fouillé par André Debord, est ainsi bâti en pierre dès le Xe siècle.898 Quoi qu'il en soit, avant la fin de cette période, la pierre devient le matériau principal utilisé dans la construction des ensembles fortifiés. Cette évolution a longtemps poussé les spécialistes à distinguer deux étapes dans l'architecture castrale, celle du château de terre et de bois, puis celle du château de pierre. Or, si la pierre détrône le bois pour les éléments les plus importants (tours, enceintes), elle ne le remplace pas totalement, comme on a eu l'occasion de le voir dans tous les exemples étudiés. Jean Mesqui remarque d'ailleurs que la construction en pierre, attestée dans les châteaux normands dès le XIe siècle, ne trahit aucun changement architectural : les nouvelles constructions se substituent simplement aux anciennes, sans bouleverser l'organisation du site.899

On emploie parfois l'expression de "château roman" pour désigner les premiers châteaux de pierre900, mais cet adjectif issu de l'histoire de l'art religieux est plutôt inapproprié, dès lors qu'il s'agit de constructions à vocation résidentielle et militaire. De manière tout à fait hypothétique, on peut rattacher à cette première phase le vieux château de Montluel, étant donné qu'il s'agit du domaine patrimonial de la famille de Montluel, qui apparaît dans la documentation en 1080. On voit enfin apparaître les premiers bourgs fortifiés, comme celui de Pérouges (1130).901

Notes
891.

Pour un aperçu des résultats de ces recherches, voir notamment, dans l'ordre chronologique de parution, COLARDELLE (M.) et MAZARD (C.), "Premiers résultats des recherches sur les "mottes" médiévales en Dauphiné et en Savoie" ; COLARDELLE (M.) et MAZARD (C.), "Les mottes castrales et l'évolution des pouvoirs dans les Alpes du Nord" ; POISSON (J.-M.) et al., Mottes castrales de Dombes. Eléments pour un atlas ; MAZARD (C.), "Châteaux à motte et évolution du peuplement".

892.

MESQUI (J.), Châteaux et enceintes de la France médiévale, t. 1, p. 15-22.

893.

GASPERELLO (M.), Verrua Savoia. Appunti su una fortezza da salvare.

894.

FALQUE-VERT (H.), "Les mutations de l'an Mil", dans FAVIER (R.) (dir.), Nouvelle histoire du Dauphiné, p. 49.

895.

PAYRAUD (N.), Bâtir et dominer.

896.

www.atelierdesdauphins.com, avril 2009.

897.

www.comune.santhia.vc.it, avril 2009.

898.

BOURGEOIS (L.) (dir.), Une résidence des comtes d'Angoulême autour de l'an mil.

899.

MESQUI (J.), Châteaux et enceintes de la France médiévale, t. 1, p. 34.

900.

Ibid.p. 15.

901.

PHILIPON (E.), Dictionnaire topographique du département de l'Ain, p. 306-307.