2.2.3. De nouvelles places-fortes (1250-1338)

La période qui s'étend de la seconde moitié du XIIIe siècle au premier tiers du XIVe siècle voit la construction d'un grand nombre de nouveaux châteaux (48% de l'échantillon, doc. 170), tel celui du Queyras, et au moins la transformation de celui de Sallanches et de plusieurs autres sites du Faucigny.

Doc. 170. Répartition des sites de l'échantillon construits entre 1250 et 1338
Doc. 170. Répartition des sites de l'échantillon construits entre 1250 et 1338

Le rythme de la construction est particulièrement soutenu avant même le début de la guerre delphino-savoyarde : entre 1249 et 1276, on construit autant de châteaux qu'au cours des 92 années précédentes, soit un rythme d'un nouveau château chaque année, contre un tous les trois ans au cours de la période précédente. Le château le plus caractéristique de cette période est celui qu'on appelle "carré savoyard" en pays vaudois.909 Ce type de construction s'affranchit du modèle précédemment décrit en se concentrant autour d'une seule cour, carrée ou rectangulaire, flanquée de quatre tours d'angles, souvent circulaires. L'exemple le mieux conservé est celui du château d'Yverdon (doc. 171), bâti entre 1256 et 1270 par Jacques de Saint-Georges, architecte de Pierre de Savoie, sur les fondations d'un premier château vieux d'à peine deux décennies.910 On attribue d'ailleurs souvent l'adoption de ce plan et la multiplication des tours circulaires à un programme architectural princier, appliqué, comme on l'a déjà vu, dans certains châteaux bressans et d'autres, bâtis au cours de cette période dans le nord du territoire savoyard.

Doc. 171. Vue aérienne du château d'Yverdon © Swisscastle
Doc. 171. Vue aérienne du château d'Yverdon © Swisscastle

Cependant, les châteaux savoyards ne sont pas les seuls à s'approcher de ce plan : malgré une légère dissymétrie, Château-Queyras le suit également dans les grandes lignes, de même que plusieurs châteaux gallois, notamment ceux de Flint ou de Rhuddlan, bâtis par des architectes savoyards comme Jean Mésot ou Jacques de Saint-Georges.911 La diffusion de ce modèle Outre-Manche, en Guyenne ou en Gascogne est naturellement liée aux relations étroites qu'entretiennent les enfants du comte Thomas avec la monarchie anglaise. Daniel de Raemy trouve des points de comparaison entre l'architecture savoyarde de la seconde moitié du XIIIe siècle et des sites comme Castel del Monte, bâti dans les Pouilles par l'empereur Frédéric II à partir de 1240 selon un plan octogonal, comme les châteaux bourguignons de Semur-en-Auxois et de Mont-Saint-Jean (Côte-d'Or) ou encore comme celui de Benaugres (Gironde).912 Les innovations françaises du XIIIe siècle rencontrent pour leur part un succès plutôt modeste, même si les tours-maîtresses circulaires se rencontrent de plus en plus fréquemment dans les châteaux de la région. On citera par exemple celle de Châtel-Argent (doc. 172), bâtie en 1274-1275 dans ce château du XIIe siècle913, ou celle du château de Saint-Michel (doc. 173), construit vers 1289.914

Doc. 172. Tour maîtresse de Châtel-Argent © Hans Sterkendries
Doc. 172. Tour maîtresse de Châtel-Argent © Hans Sterkendries
Doc. 173. Tour maîtresse du château de Saint-Michel
Doc. 173. Tour maîtresse du château de Saint-Michel

L'avantage principal de ce type de tour, largement diffusé en France et en Normandie depuis la fin du XIIe siècle, est la suppression des angles morts pour les défenseurs, d'où la présence d'archères, absentes des premières tours circulaires de la période précédente. Ce critère n'est sans doute pas jugé essentiel, car elles ne parviennent pas à supplanter dans la région les grandes tours quadrangulaires, parfois monumentales : dans l'Europe du XIVe siècle, les seuls édifices comparables par leur hauteur à la tour de Crest (52 m) sont les donjons des châteaux de Vincennes ou de Coucy.

Plus modestes, les grandes tours de Château-Queyras ou de Sallanches, bâties au cours de cette période, sont tout de même de vastes édifices rectangulaires, qui cumulent les fonctions des tours maîtresses et des aule des périodes précédentes. A ces constructions diverses s'ajoute l'érection de fortifications autour des bourgs, notamment à Moras, Montluel ou Arvieux et la fondation de villes nouvelles, placées sous la dépendance d'un château, comme celle de Roybon (1265).915

La plus ancienne mention d'une maison-forte du corpus est celle de la Balme de Sillingy en 1279916, même si celle de la Tivolière, à Moras, existe probablement avant 1263. La première maison-forte de Hautetour, dans la châtellenie de Montjoie, date probablement de 1268. Elle est alors composée de deux corps de logis mitoyens, dont l'emprise exacte n'est pas connue (doc. 174). Ce premier bâtiment est progressivement transformé à l'époque moderne, témoignant ainsi de la pérennité d'occupation du site, à défaut de celle des bâtiments eux-mêmes.917

Doc. 174. Evolution de la maison-forte de Hautetour (XIII
Doc. 174. Evolution de la maison-forte de Hautetour (XIIIe-XIXe siècles) © Archeotech

Après le début de la guerre ouverte entre les deux principautés, non seulement le rythme de construction des châteaux se maintient au même niveau, mais on assiste en plus à l'apparition de nouveaux types d'ensembles fortifiés, les bâties.918 Les bâties savoyarde de Luisandre et dauphinoise des Allymes, construites l'une en face de l'autre en 1305 entre Ambérieu et Saint-Rambert-en-Bugey, sont le témoin de cette véritable course aux fortifications (doc. 175).919

Doc. 175. Plan simplifié des bâties des Allymes, de Luisandre et de Remens
Doc. 175. Plan simplifié des bâties des Allymes, de Luisandre et de Remens D'après KERSUZAN (A.), Défendre la Bresse et le Bugey, p. 376-377.

Dans la plupart de ces nouvelles constructions, les architectes optent pour des plans géométriques simples, donnant parfois un résultat original, comme la forme triangulaire de la bâtie de Remens. Il est intéressant de noter qu'on attribue parfois à ce plan, adopté par exemple pour le château de Castelnau (Lot) déjà évoqué, une origine savoyarde921, même si l'exemple de la bâtie de Remens est le seul du corpus étudié le respectant parfaitement. Un habitat groupé se forme parfois autour des bâties, entre autres aux Allymes et à Luisandre, mais son développement reste limité. Après tout, construites dans des secteurs directement concernés par le conflit delphino-savoyard, elles ne constituent pas un véritable pôle d'attraction pour les habitants, plutôt un refuge en cas d'attaque. Ce sont tous ces ensembles fortifiés que décrit Alain Kersuzan en Bresse et en Bugey : des constructions nombreuses, de multiples fois détruites ou remaniées, qui ne présentent par conséquent pas de parti-pris architectural. Elles associent la pierre et le bois en proportion variable, selon l'urgence de leur édification.

Cette croissance du nombre d'ensembles fortifiés est aussi liée à la mise en place du découpage du territoire en châtellenies, qui nécessite l'existence d'un pôle seigneurial et militaire. On peut noter qu'à Beaurepaire, la charte de fondation de la villeneuve (1309) et la constitution de la châtellenie (avant 1313)922 précèdent la première mention du château (1317)923, alors propriété des Hospitaliers. Il n'existe donc pas de parallélisme absolu entre la possession d'un château par le comte et la création d'une châtellenie, mais plutôt une démarche globale aboutissant, au plus tard à la fin du premier tiers du XIVe siècle, à la mise en place du système châtelain. Comme le signale Bernard Demotz pour la seule Savoie924, le rythme des nouvelles constructions ralentit en revanche considérablement après la mort d'Amédée V (1323), mouvement sans doute amorcé un peu avant si on considère l'échantillon étudié comme suffisamment pertinent.

Certains ensembles originaux sont cependant érigés après cette date, comme peut-être la maison-forte de l'Ile, mentionnée en 1325925, ou encore la forteresse de Montfalcon (doc. 176). Cette dernière est bâtie en 1327 sur le plateau de Chambaran, pour servir de refuge aux hommes du Dauphin et des Hospitaliers, en cas d'attaque savoyarde par la vallée de la Galaure. La mention de maisons et de voies au sein de l'enceinte pousse à considérer cette forteresse comme un petit bourg fortifié créé ex nihilo, le familier nommé par les Hospitaliers résidant dans un logis aménagé dans l'angle nord-est de l'enceinte. Le site de Montfalcon perd progressivement son caractère défensif après la fin de la guerre, avant d'être peu à peu abandonné par ses habitants, qui retournent occuper leur ancien village, en fonds de vallée, défendu par la commanderie hospitalière des Loives.926

Doc. 176. Logis de la forteresse de Montfalcon vu de l'ouest
Doc. 176. Logis de la forteresse de Montfalcon vu de l'ouest
Notes
909.

RAEMY (D. de), Châteaux, donjons et grandes tours dans les Etats de Savoie, p. 171-257.

910.

Ibid., p. 29-32 : des sondages ont révélé l'existence d'une première tour ronde, contemporaine d'un premier état de la courtine, renforcée par des madriers dont l'abattage a été daté de 1235 par dendrochronologie.

911.

DEMOTZ (B.), Le comté de Savoie du XI e au XV e siècle, p. 123. RAEMY (D. de), Châteaux, donjons et grandes tours dans les Etats de Savoie, p. 282-315.

912.

RAEMY (D. de), op. cit., p. 316-333.

913.

MARIOTTE-LOBER (R.), Ville et seigneurie, p. 190.

914.

CARRIER (N.), La vie montagnarde en Faucigny à la fin du Moyen Age, p. 54-55.

915.

ADI B3557 pour la première mention du château, en 1300.

916.

MARIOTTE (J-Y.) (dir.), Histoire des communes savoyardes, Le Genevois, p. 134.

917.

www.archeodunum.ch, avril 2009.

918.

25% des ensembles fortifiés autres que les châteaux sont construits entre 1284 et 1320.

919.

KERSUZAN (A.), Défendre la Bresse et le Bugey, p. 47-48.

920.

D'après KERSUZAN (A.), Défendre la Bresse et le Bugey, p. 376-377.

921.

MESQUI (J.), Châteaux et enceintes de la France médiévale, t. 1, p. 50.

922.

RD 18606.

923.

ADI B2978 (1317).

924.

DEMOTZ (B.), Le comté de Savoie du XI e au XV e siècle, p. 124.

925.

www.musees.agglo-annecy.fr, avril 2009.

926.

Galaure et Valloire, p. 39-40 et 69-74.