L'étude typo-chronologique précédente a permis de définir un grand nombre de caractéristiques communes aux châteaux dauphinois et savoyards. Par conséquent, il serait incongru d'appréhender l'évolution de chaque château comme s'il n'était qu'un édifice isolé sans lien avec son environnement local. Pour affiner la compréhension du phénomène castral dans la région étudiée, il convient donc de se pencher sur la question de l'influence de l'environnement naturel et humain sur la répartition des sites castraux. L'étude architecturale et celle des sources écrites ne permettent cependant pas, à elles seules, d'expliquer les choix d'implantation des sites castraux ou les relations entre les différents ensembles fortifiés. En revanche, il s'agit d'un type de question auquel l'analyse spatiale peut apporter des réponses. Pour cela, il faut naturellement s'intéresser, au moins dans un premier temps, au plus grand nombre possible d'ensembles fortifiés, donc l'intégralité du corpus.
Tout d'abord, j'ai déjà évoqué le fait que l'altitude semblait jouer un rôle majeur dans la typologie des formes castrales. Celle des ensembles étudiés varie d'une vingtaine de mètres (le port de Villefranche-sur-Mer) à 1757 m (un probable châtelet de Montjoie), pour une valeur médiane de 481 m et une moyenne de 547 m. Si on ne s'intéresse qu'aux types les plus fréquents d'ensembles fortifiés, on constate une gradation des simples bourgs (433 m en moyenne) aux châteaux (522 m), aux maisons-fortes (531 m) et enfin aux châtelets (1004 m). Cela n'est guère surprenant, car plus l'altitude s'élève, moins il y a d'espaces disponibles pour bâtir. En revanche, des exemples comme le Pertuis Rostan prouvent que l'intérêt stratégique des sites de hauteur est une évidence pour les contemporains, d'où le nombre relativement important de châtelets recensés dans un espace pourtant relativement restreint (le Faucigny, pour l'essentiel). Ce type de fortification vise donc avant tout à contrôler les axes de circulation, en particulier en moyenne et haute montagne. Cette situation privilégiée influe cependant très peu sur la tendance globale : même en excluant du calcul les châtelets, l'altitude moyenne est de 519 m, pour une médiane de 465 m. On peut donc affirmer qu'il existe approximativement autant de châteaux de basse altitude (plaine et collines) que de châteaux de petite et de moyenne montagne.
En reprenant le phasage chronologique antérieur, on constate que cet équilibre se construit progressivement (doc. 184) :
altitude moyenne (m) | altitude médiane (m) | |
838-1139 | 339 | 290 |
1140-1249 | 485 | 500 |
1250-1338 | 524 | 446 |
1339-1395 | 552 | 508 |
1396-1476 | 505 | 499 |
Ainsi, après une première phase concernant plutôt les zones de faible altitude, le phénomène castral gagne petit à petit les zones les plus élevées, avec un apogée au cours du XIVe siècle, confirmant que la mise en défense des régions montagneuses, étudiée par Nathalie Nicolas, est un phénomène particulièrement caractéristique de cette période. L'un dans l'autre, il paraîtrait donc logique qu'il existe une différence dans la répartition des châteaux et autres ensembles fortifiés entre les zones de "plaine" et de "montagne".
Pour analyser cette répartition, la méthode la plus simple à mettre en œuvre est la détermination du plus proche voisin de chaque ensemble fortifié. Le postulat de départ est que l'implantation d'un château tient compte de son environnement immédiat, c'est-à-dire, en premier lieu, de la proximité d'autres ensembles fortifiés. Comme je l'ai déjà précisé dans le premier chapitre, il ne s'agit nullement de nier l'importance de facteurs aussi divers que le caractère favorable du site – par exemple, la butte de Moras – ou le hasard d'un héritage qui laisse à un seigneur cadet un choix limité d'emplacements pour bâtir une maison-forte. L'idée est que, lorsque ce choix est possible, le seigneur qui construit ou acquiert un château ou une maison-forte le fait pour améliorer l'administration et à la défense de ses terres et donc que l'emplacement de ces constructions donne un aperçu de la géographie seigneuriale.
Voyons d'abord le cas des plaines, ou en tout cas des secteurs où le relief ne représente pas une contrainte trop importante pour les déplacements. Dans le bailliage de Saint-Marcellin (doc. 185), les distances moyenne (3,1 km) et médiane (3 km) entre un ensemble fortifié et son plus proche voisin sont pratiquement égales, pour une amplitude allant de 500 m à 6 km et un écart-type de 1,5 km. Ainsi, chaque ensemble est situé en règle générale à moins d'une heure et, en tout état de cause, à moins de trois heures de marche d'un autre ensemble fortifié. Cette règle est la norme pour les chefs-lieux de châtellenie : 30 sur 36 sont situés au minimum à 3 km du centre de la châtellenie voisine. Parmi les exceptions, on peut exclure Saint-Marcellin, du fait de son statut particulier de capitale de facto du Dauphiné avant Grenoble, ainsi que Saint-Vallier, châtellenie valentinoise tardivement intégrée à la principauté, et donc considérer que les châteaux voisins de Vals et de Chatte respectent la règle générale. Seuls les châteaux de Réaumont et de Rives font donc exception, pour un taux de validité de 94%.
En Valbonne (doc. 186), l'amplitude des distances entre ensembles fortifiés est la même, la moyenne (3,7 km) étant légèrement supérieure à la valeur constatée plus haut. En revanche, la distance médiane est logiquement très faible (1 km), car seuls les châteaux de Montluel et de Gourdans sont éloignés des autres. Dans le bailliage des Baronnies (doc. 187), formé après 1317, grâce à l'acquisition par le Dauphin des terres des barons de Mévouillon et de Montauban936, la distance d'un ensemble au plus proche voisin est de 3,2 km en moyenne, pour une médiane de 3,1 km, une amplitude allant de 1,3 à 5 km et un écart-type d'1 km.
En recoupant ces différentes informations, on peut donc admettre qu'en secteur plat ou vallonné, la distance normale entre un ensemble fortifié et son plus proche voisin est comprise entre 2 et 5 km, avec une plus forte probabilité entre 3 et 3,2 km. Il paraît raisonnable de retenir la valeur de 3 km comme distance de référence entre deux ensembles, ou au minimum entre deux centres de châtellenies. La comparaison des deux bailliages de montagne ne donne en revanche aucun résultat probant. En effet, la distance d'un ensemble fortifié au plus proche voisin y varie d'une cinquantaine de mètres à 12 km, pour une moyenne de 1,4 km en Faucigny (doc. 188) et de 6,4 km en Briançonnais (doc. 189) et des écarts-types respectifs de 1 et 4,4 km.
On peut toutefois noter la similitude des écarts-types calculés pour les bailliages où la densité d'ensembles fortifiés est la plus forte (Baronnies, Faucigny et Viennois-Saint-Marcellin). Elle s'explique par l'existence, encore au XIVe siècle, de grandes baronnies imbriquées dans les possessions princières. Au contraire, le Briançonnais ou la Valbonne, tenus de longue date par les Dauphins et les seigneurs de Montluel, n'ont pas vu le développement de fortifications concurrentes, d'où une plus grande dispersion géographique des ensembles fortifiés locaux (jusqu'à une vingtaine de kilomètres entre certains châteaux du haut-Dauphiné). Cependant, en Briançonnais, la transformation d'Abriès en bourg fortifié à la fin du XIIIe siècle, puis la construction du mur des Vaudois et du Pertuis Rostan, près d'un siècle plus tard, à 12 km respectivement de Château-Queyras et de Briançon, viennent compléter le dispositif défensif du bailliage dans des zones dépourvues de châteaux. On peut ainsi considérer que ces 12 km constituent une sorte de distance critique, au-delà de laquelle, en zone frontalière, la construction d'un nouvel ensemble fortifié subordonné au château devient une nécessité.
Enfin, le choix du site du château au sein même de sa châtellenie n'est pas le fruit du hasard. Dans chaque exemple étudié, le château du chef-lieu occupe d'abord une position privilégiée, au-dessus d'un pôle d'habitat, même secondaire, comme à Château-Queyras. Ce perchement des sites castraux, dont on a vu qu'il était le cas le plus fréquent, permet d'assurer à leurs occupants la meilleure visibilité possible. On peut se demander si celle-ci prime sur les normes d'interdistance évoquées précédemment. Pour le savoir, il est possible de déterminer le champ de visibilité d'un observateur placé sur le point dominant de chacun des châteaux étudiés.
‘En géométrie euclidienne, deux points de l'espace sont considérés comme intervisibles si aucun obstacle ne les sépare. Le champ de visibilité d'un point donné est donc l'ensemble des points de l'espace qui n'en sont séparés par aucun obstacle. La détermination du champ de visibilité depuis un point spécifique à l'aide de GRASS nécessite l'utilisation d'un modèle numérique de terrain. Celui-ci a été constitué à l'aide des données SRTM (Shuttle Radar Topography Mission) de la NASA, d'une précision d'environ 20 m en planimétrie et 16 m en altimétrie, les plus précises accessibles librement. Le point d'origine retenu a été, dans chaque cas, le sommet de la tour maîtresse. Le module r.los de GRASS, à partir de ces données, est en mesure de déterminer l'ensemble des zones visibles par l'observateur, sans tenir compte de la courbure de la Terre, donnée négligeable pour les distances sur lesquelles porte le calcul. Cette méthode ne permet pas la prise en compte du bâti médiéval, dont on ignore l'emprise exacte, ni de la végétation de l'époque. Il s'agit donc d'une approximation, qui se veut cependant plus objective que la simple impression qu'a l'observateur actuel placé approximativement au même endroit.937 ’A Moras, depuis le sommet de la grande tour, il est ainsi possible, par temps clair, d'embrasser d'un seul regard la plus grande partie de la châtellenie (doc. 190). La zone de visibilité correspond pratiquement aux limites proposées précédemment pour la châtellenie des XIVe et XVe siècles, sauf vers le sud, où les collines qui séparent la Valloire de la vallée du Bancel sont trop élevées.
A Montluel, la construction de la grande tour accroît considérablement la zone visible depuis le château. La position du château en bordure de la Côtière n'assure toujours au châtelain qu'une vue limitée vers la Dombes (doc. 191), mais l'édification de la grande tour lui permet de surveiller le côté ouest de la vallée du Rhône auparavant invisible, ce qui montre clairement dans quelle optique ladite tour a été édifiée (doc. 192). La zone de visibilité liée au château s'étend sur les châtellenies orientales du bailliage, sans toutefois permettre de voir les autres chefs-lieux.
A Sallanches, la zone visible depuis le château (doc. 193) s'étend principalement dans la vallée de l'Arve, du sud de la maison-forte de Bellegarde aux pentes du Mont d'Arbois et de Tête Noire. Jusqu'au XVe siècle, la position du château permet donc au châtelain de surveiller l'enclave genevoise de Charousse. Ce n'est pas un hasard si le duc de Savoie accepte de s'en défaire après l'incorporation définitive du comté de Genève : il n'a plus à se méfier d'une attaque de ce côté et le châtelain peut donc se rapprocher de la ville, cœur économique de la châtellenie et plus facilement accessible.
Le champ de visibilité de Château-Queyras ne s'étend pour sa part qu'à la seule vallée du Guil, principalement entre la combe et Ville-Vieille. Cependant, il s'agit d'une position hautement stratégique, entre les terres de l'évêque d'Embrun, le Piémont savoyard et le marquisat de Saluces. Loin d'être abandonné, le site est doublé dès la fin du XIIIe siècle par la transformation d'Abriès en bourg fortifié : le défaut de visibilité est ainsi contourné pour le secteur le plus exposé (doc. 194).
On rencontre ce principe de pôle secondaire dans toutes les châtellenies du Briançonnais. Le complexe formé par le mur des Vaudois et le Pertuis Rostan, en particulier, est bâti dans les années 1360 pour contrôler la vallée de la Durance, à 12 km de Briançon, soit la même distance qu'entre Abriès et Château-Queyras.
Ainsi, on peut considérer l'espace delphino-savoyard comme un système, au sein duquel l'implantation d'un ensemble fortifié obéit à des règles tacites, qui permettent la satisfaction de deux besoins. Le premier est un besoin d'espace propre : la distance minimale entre un ensemble fortifié et son plus proche voisin est en moyenne de 2,6 km, avec une valeur de référence de 3 km pour les zones de plaine. Elle correspond approximativement, toujours dans les zones au relief peu prononcé, à l'étendue du champ de visibilité d'un observateur placé sur le point culminant de l'ensemble en question. D'une manière générale, au moment de sa construction, un château servant de chef-lieu d'une châtellenie est situé hors de portée visuelle des autres chefs-lieux, règle qui ne s'applique pas si les châtellenies voisines relèvent d'un autre souverain, comme dans l'exemple de Sallanches et de Charousse. De ce fait, un château peut être très proche d'autres ensembles fortifiés qui ne sont pas des centres administratifs. Par conséquent, la distance moyenne entre les plus proches voisins est un bon indicateur de l'importance du contrôle du pouvoir princier : plus celui-ci est grand, plus cette distance minimale augmente ; inversement, plus elle est petite, plus il existe localement de seigneurs capables de concurrencer l'autorité princière.
Le second besoin qui préside au choix d'implantation des ensembles fortifiés est plus spécifiquement militaire : aucun ensemble n'est en effet situé à plus de 12 km de son plus proche voisin, ce qui témoigne d'une organisation du système défensif au moins à l'échelle du bailliage. Les Dauphins, en particulier, n'hésitent pas à faire élever de nouvelles fortifications pour pallier les lacunes de leur défense, mécanisme qui implique l'existence d'une hiérarchie entre les différents ensembles. Celle-ci est déterminée lors de la construction de chaque nouvel ensemble, mais peut évoluer en fonction du temps, comme dans l'exemple de Montfalcon, forteresse qui devient une dépendance de la commanderie des Loives une fois la guerre terminée. En outre, la notion de visibilité joue un rôle primordial sur le choix du site lui-même : il doit permettre de surveiller les zones d'où un assaut est le plus susceptible de provenir, renforçant ainsi, de manière intangible, la défense passive de la châtellenie.
En conclusion, il est logique de revenir à la question initialement posée dans ce chapitre : existe-t-il un modèle de château delphino-savoyard ? La réponse est oui… avec des nuances. Il faut en effet faire la distinction entre les châteaux seigneuriaux antérieurs à 1250, progressivement acquis par les deux principautés, et le mouvement impulsé par celles-ci à partir de la seconde moitié du XIIIe siècle. Tout en prenant en compte les traditions antérieures, les nouveaux édifices sont avant tout adaptés, selon les cas, à leurs fonctions administrative, résidentielle ou militaire, d'où une grande diversité des formes. Hormis le "carré savoyard", il n'existe donc pas d'équivalent régional à l'architecture philippienne, souvent prise comme référence pour les châteaux du XIIIe siècle pour sa spécificité par rapport aux périodes antérieures. L'architecture castrale delphino-savoyarde des XIVe et XVe siècles se distingue surtout par son adaptabilité et son évolutivité : grâce aux comptes de châtellenie, on "voit" ainsi le château de Sallanches évoluer peu à peu du statut de place-forte à celui de résidence noble. Finalement, le château delphino-savoyard de la fin du Moyen Age se définit à la fois par le fait qu'il reprenne et adapte un héritage vieux de plusieurs siècles et par son appartenance à un système de fortifications à l'échelle locale et régionale, fondement du système administratif, politique, militaire et économique des deux principautés.
ESTIENNE (M.-P.), Châteaux, villages et terrois en Baronnies, p. 95-96.
Pour plus de détails sur les possibilités et les limites des calculs de visibilité, voir CONOLLY (J.) et LAKE (M), Geographical Information Systems in Archaeology, p. 225-233.