1.1.1. Une question de vocabulaire et de statut juridique

La châtellenie, telle qu'on l'entend en Dauphiné et en Savoie aux XIVe et XVe siècles, est une fraction du territoire d'une des deux principautés, dont l'administration et la défense sont confiées à un châtelain nommé par le prince ou son représentant. Elle constitue donc la base du système administratif delphino-savoyard, mais aussi de l'organisation de l'espace régional. En effet, à travers l'exemple de la châtellenie de Moras, on a vu que, au tournant des XIIIe et XIVe siècles, la châtellenie prenait une dimension territoriale bien plus affirmée que celle des mandements antérieurs. Ce processus se poursuit tout au long du XIVe siècle, comme le montre le rattachement progressif de la terre de Gex à la châtellenie de Sallanches. Cependant, cet exemple montre bien la différence entre la perception juridique de la châtellenie et sa réalité locale. En effet, la châtellenie de Sallanches et la terre de Gex sont toujours présentées dans les sources comptables comme deux entités différentes, placées sous l'autorité d'un même châtelain.

De même, le rôle militaire de ce dernier lui confère une autorité réelle sur un territoire parfois bien plus vaste que sa circonscription proprement dite, notamment à travers l'exercice du droit de garde. Ainsi, les châtelains de Moras et du Queyras doivent protéger respectivement le prieuré de Mantaille et le village de Ceillac, dépendant des évêques de Vienne et d'Embrun. En outre, plusieurs châtellenies peuvent être confiées à un même châtelain, soit de manière occasionnelle (ex : Serves et Vals), soit de manière pratiquement permanente (ex : Château-Dauphin et Château-Queyras). Je reviendrai plus loin sur les conséquences de ces choix en termes d'organisation du bailliage.

Inversement, le châtelain n'exerce pas une autorité absolue sur son propre territoire. Il doit en effet composer avec de nombreux seigneurs laïques ou ecclésiastiques, qui ne renoncent pas facilement à leur autorité. Par exemple, l'église Saint-Paul de Lyon exerce son autorité sur le village de Saint-Martin, dans la châtellenie de Miribel. L'obéance des chanoines lyonnais leur rapporte en 1358 un revenu estimé à 120 fl, prélevé sur des terres arables, des vignes, des maisons et des bergeries.938 Cependant, dans les quelques documents dont on dispose sur ces seigneuries, le mandement ou la châtellenie servent toujours de référence, par exemple lors de la cession du château de Crangeat en 1473 :

‘(…) castrum suum Crangiati site in parrochia Actignaci, mandamenti et resorti Burgi in Breyssia (…)939

La permanence du terme de mandement jusqu'à la Révolution française amène forcément à la question de sa signification. En fait, dans l'ensemble des exemples étudiés, le terme de mandement désigne exclusivement une entité territoriale, qu'elle relève du pouvoir comtal ou d'un autre seigneur, tandis que celui de châtellenie, réservé au domaine princier, évoque non seulement. Le territoire directement administré par le châtelain, mais aussi l'ensemble des droits qu'il perçoit. Dans l'exemple de Moras, on a ainsi vu que le mandement médiéval était moins étendu que la châtellenie, laquelle correspond plutôt… au mandement du XVIIIe siècle. On assiste donc à un glissement sémantique progressif entre la fin du Moyen Age et le début de l'époque moderne, le terme de châtellenie disparaissant avec l'abandon progressif du système châtelain lui-même, tandis que celui de mandement est conservé pour désigner les entités territoriales héritées de la période médiévale. En parallèle, le mot "châtelain" reprend sa signification initiale, en désignant le seigneur possédant un château. Il faut donc admettre, d'une part que le mandement évoqué dans les textes médiévaux est bien le territoire directement contrôlé par le châtelain, autour du chef-lieu de la châtellenie, d'autre part que celle-ci recouvre à la fois cette réalité territoriale et l'ensemble des attributions du châtelain.

Les mêmes remarques peuvent être faites, dans l'ensemble, à l'échelle du bailliage. Le bailli assure en effet la sécurité d'un territoire bien plus vaste que la réunion des châtellenies sur lesquelles il exerce son autorité. Ainsi, le bailli de Faucigny doit, de concert avec les châtelains les plus proches, assurer la garde des territoires sur lesquels sont implantés, entre autres, les chartreuses de Melan et du Reposoir, le prieuré de Chamonix ou encore l'abbaye de Saint-Jean-d'Aulps. Le bailliage se définit donc à la fois comme une grande circonscription territoriale dont le bailli doit assurer la défense contre toute menace extérieure et où il doit assurer la sécurité globale, et comme un ensemble de châtellenies auprès desquelles il est le relais privilégié du pouvoir princier.

Notes
938.

ADR 13G972, Miribel (1358). Pour une présentation détaillée des possessions de Saint-Paul de Lyon à Miribel, voir Bâtir et dominer, p. 40-1 et 47-49.

939.

Annexe 8.