1.1.2. Un découpage raisonné

Dans le chapitre précédent, j'ai mis en avant l'importance de la distance et de la visibilité entre les différents ensembles fortifiés dans le choix d'implantation des sites. En partant du principe que chaque ensemble fortifié contrôle le territoire qui l'entoure immédiatement, il paraîtrait donc logique qu'on puisse obtenir, à partir de la répartition des ensembles fortifiés, une image de l'organisation territoriale de l'espace delphino-savoyard. Pour cela, il m'a paru intéressant, dans un premier temps, de m'appuyer sur l'exemple du bailliage de Saint-Marcellin, en utilisant la méthode des polygones de Thiessen à deux dimensions. Celle-ci consiste à diviser un plan en polygones délimités par les médiatrices des segments reliant chaque point à ses voisins.940 En l'occurrence, elle permet de diviser le bailliage en autant de parties qu'il existe d'ensembles fortifiés connus. Chaque polygone représente ainsi l'espace théoriquement directement soumis à l'influence d'un ensemble fortifié donné (doc. 195). Cette méthode, régulièrement utilisée depuis les années 1960941, met sur un pied d'égalité tous les ensembles fortifiés, quelle que soit leur nature, et ne permet donc pas a priori de travailler sur l'importance relative des différents types d'ensembles au sein d'un même espace. Elle permet cependant d'obtenir une image, même approximative, des zones d'influences au sein du territoire étudié.

Le résultat de cette opération est particulièrement intéressant au sud de Saint-Donat-sur-Herbasse, où on constate que la limite théorique ainsi définie correspond pratiquement parfaitement à la vallée du Chalon. Or, on sait que les cours d'eau sont souvent employés comme ligne de démarcation entre deux territoires, ce qui fait penser que les limites théoriques proposées ici ne sont guère éloignées de la réalité. D'ailleurs, en réunissant les ressorts théoriques du château de Moras et de la maison-forte de la Tivolière, on obtient une bonne approximation des limites de la châtellenie de Moras, telles que je les ai définies précédemment. On peut en outre, par cette méthode, estimer la superficie de la châtellenie à 87 km² en ajoutant les surfaces des territoires de Moras, Marcollin, Lachal et la Tivolière, soit une valeur très proche de l'estimation basée sur les limites communales (81 km²).

Doc. 195. Territoire théorique relevant de chaque ensemble fortifié du bailliage de Viennois-Saint-Marcellin (1447)
Doc. 195. Territoire théorique relevant de chaque ensemble fortifié du bailliage de Viennois-Saint-Marcellin (1447)

En appliquant la même méthode au bailliage de Valbonne (doc. 196), on retrouve une nouvelle fois les limites approximatives des châtellenies, avec une estimation correcte de la superficie de celle de Montluel (143 km², contre 144 km² proposés précédemment). Ainsi, dans les zones où le relief ne représente pas une contrainte trop lourde, le territoire de la châtellenie peut être défini comme la réunion des zones d'influence de chaque ensemble fortifié qui en relève. Cela permet de mieux comprendre les querelles qui opposent, tout au long du XIVe siècle, les habitants de Moras à ceux des communautés voisines : le Bois Franc, situé à l'est de Manthes, est logiquement revendiqué par les habitants de Beaurepaire, car il est plus proche de leur château.

Doc. 196. Territoire théorique relevant de chaque ensemble fortifié du bailliage de Valbonne (1355)
Doc. 196. Territoire théorique relevant de chaque ensemble fortifié du bailliage de Valbonne (1355)

L'utilisation des polygones de Thiessen permet ainsi d'estimer la superficie des mandements et de déterminer les limites des zones dont l'appartenance à une châtellenie donnée n'est a priori pas contestable. Le problème de cette méthode est qu'elle repose sur l'utilisation de la distance euclidienne, en considérant le territoire étudié comme un plan. Par conséquent, elle ne devrait pas pouvoir être appliquée dans les zones au relief prononcé. Toutefois, il a paru préférable de vérifier ce postulat en construisant les polygones de Thiessen pour le Faucigny et le Queyras (doc. 197 et 198).

Doc. 197. Territoire théorique relevant de chaque ensemble fortifié du bailliage de Faucigny (1476)
Doc. 197. Territoire théorique relevant de chaque ensemble fortifié du bailliage de Faucigny (1476)

Dans les deux cas, les superficies estimées pour les châtellenies étudiées sont nettement supérieure à celles proposées précédemment (513 km² contre 440 km² pour le Queyras, 208 km² contre 154 km² pour Sallanches), distorsion induite principalement par la non prise en compte du relief dans le calcul. On peut toutefois noter que la forme des territoires proposés pour chaque châtellenie, quel que soit le milieu naturel, n'est pas très éloignée de celle proposée à partir des limites communales. Cela implique que, même en milieu montagnard, il existe un lien très fort entre l'implantation des sites fortifiés et l'organisation générale de l'espace. Partout, les châtellenies possèdent de toute manière des limites évidentes, dues au contexte naturel : cours d'eau, collines, cols, montagnes, etc. Par conséquent, le choix de l'emplacement des sites fortifiés témoigne d'une volonté réelle d'organiser la défense et l'administration du territoire en tenant compte de ces limites. C'est ainsi qu'on peut expliquer la promotion d'Abriès, par Humbert Ier, comme seconde "capitale" du Queyras, alors que Molines est, au milieu du XIIIe siècle, le principal centre démographique du bassin du Guil. Inversement, lorsqu'il n'existe pas de limite nette entre deux châtellenies ou mandements, ce sont les emplacements des chefs-lieux, principalement des châteaux, qui la définissent.

Doc. 198. Territoire théorique relevant de chaque ensemble fortifié du bailliage de Briançonnais (1378)
Doc. 198. Territoire théorique relevant de chaque ensemble fortifié du bailliage de Briançonnais (1378)
Notes
940.

Pour plus de détails sur la tessellation d'un territoire grâce aux polygones de Thiessen et une analyse critique de cette méthode, voir CONOLLY (J.) et LAKE (M), Geographic Information Systems in Archaeology, p. 211-213.

941.

Pour un exemple récent, voir LETURCQ (S.), En Beauce du temps de Suger.