1.2.1. Rationaliser le gouvernement de la principauté : centres et périphéries

L'organisation des deux principautés repose sur la coexistence de différents centres politiques, démographiques et économiques. La notion de capitale administrative ne s'impose en effet qu'au début de la période étudiée, avec l'acquisition du château de Chambéry par Amédée V en 1295 et le règlement des conflits entre l'évêque de Grenoble et le Dauphin. Encore le statut de cette dernière peut-il être discuté étant donné qu'elle ne supplante complètement Saint-Marcellin qu'à partir de 1340. Elle prend définitivement son essor en 1453, avec la transformation du Conseil delphinal en Parlement du Dauphiné, seule institution politique autonome de la principauté, à l'exception des Etats, dont le lieu de réunion n'est pas fixé.

Par conséquent, d'autres villes jouent un rôle tout aussi important à l'échelle de la principauté, en premier lieu les résidences princières. Au cours de la période qui nous intéresse, les comtes de Savoie privilégient initialement le château du Bourget, favorisé par sa proximité avec Chambéry, même si Pierre II et Philippe Ier séjournent régulièrement à Pierre-Châtel et Saint-Georges-d'Espéranche, au cœur de leurs anciens apanages du Bugey et du Viennois. Au cours du XIVe siècle, le centre politique de la Savoie se déplace progressivement sur les rives du lac Léman, d'abord à Evian, puis à Ripaille et Thonon, qui supplantent définitivement le Bourget au XVe siècle. Amédée VIII se rend toutefois régulièrement à Annecy, l'ancienne capitale du comté de Genevois, acquis dans le premier quart du XVe siècle, manifestant par sa présence son rattachement au duché de Savoie943, tandis que sa grand-mère Bonne de Bourbon réside en général à Bonneville. Avant 1349, les Dauphins circulent pour leur part dans tout leur domaine : entre 1312 et 1334, ils séjournent notamment douze ou quatorze fois à Moras, alors qu'ils ne passent que deux fois à Albon, logeant alors à Anneyron plutôt qu'au château.944 Après le Transport, le gouverneur ou lieutenant-général réside fréquemment à la Côte-Saint-André, où Raoul de Louppy fait transformer le château en véritable palais. Le Dauphin Louis II réside pour sa part de manière pratiquement permanente en Dauphiné entre 1447 et 1456. Il partage son temps principalement entre Grenoble, Romans et Valence, les principales villes de sa principauté, où il signe respectivement 115, 110 et 116 des 639 actes recensés par U. Chevalier. Il séjourne régulièrement à Vienne (rattachée au Dauphiné en 1450), Etoile, Peyrins, la Côte-Saint-André, la Tour-du-Pin et Montélimar (entre 21 et 35 actes), contre seulement quatre fois à Moras. Il renoue ainsi avec la pratique des premiers Dauphins en se déplaçant dans une grande partie de ses terres, avec quelques exceptions notables : il ne met jamais les pieds à Die ou Saint-Marcellin, ce dernier pourtant chef-lieu de bailliage et ne se rend qu'une seule fois à Gap, Embrun, Briançon ou Buis, en 1449.945

En ajoutant à cette liste les chefs-lieux de bailliages et les sièges épiscopaux, on recense 51 centres politiques majeurs au sein de l'espace delphino-savoyard, entre le milieu du XIIIe siècle et celui du XVe siècle, sans compter les résidences des grands seigneurs. Considérons donc ces 51 centres comme les éléments principaux sur lesquels s'appuie l'organisation administrative et politique de chaque principauté. En considérant que chacun de ces éléments possède un lien privilégié avec son plus proche voisin, il est possible de retracer l'évolution de ladite organisation en trois étapes : avant 1355, en 1377 et après 1450. Pour cela, j'ai construit un graphe reliant d'abord chaque centre d'une principauté donnée à son plus proche voisin relevant de la même mouvance, puis chaque groupe ainsi formé au centre voisin le plus proche de la capitale administrative. Le lac Léman est considéré ici comme une zone infranchissable, en partant du principe qu'Evian, par exemple, partage une relation plus étroite avec Chillon qu'avec Lausanne, située sur la rive opposée.

Doc. 199. Les réseaux administratifs dauphinois et savoyard avant le traité de Paris (1355)
Doc. 199. Les réseaux administratifs dauphinois et savoyard avant le traité de Paris (1355)

A la veille du traité de Paris (doc. 199), les deux principautés s'appuient ainsi non pas sur une capitale, mais sur plusieurs : Saint-Marcellin joue un rôle de relais entre Grenoble et le Viennois, tandis que l'organisation de la principauté savoyarde repose sur un quatuor composé de Pierre-Châtel (délaissé après la mort de Pierre II), du Bourget, de Chambéry et de Montmélian. La position de Saint-Georges-d'Espéranche et de Châtillon-sur-Cluses en fait clairement des anomalies au sein des deux réseaux. Ceux-ci incluent chacun des zones périphériques, dont la gestion est sans doute plus commode en Dauphiné : il y a une centaine de kilomètres entre Montmélian et Aoste ou le Bourget et Evian, contre seulement 80/85 km entre Grenoble et Briançon ou Serres. En Savoie, cette distance explique sans doute en grande partie la grande autonomie dont dispose la famille de Chalans dans le Val d'Aoste.

Vingt-et-un ans plus tard, les deux réseaux ne s'entrecroisent plus (doc. 200). Lorsque le comte de Savoie finit par abandonner le Viennois au Dauphin, la Côte-Saint-André devient la résidence principale du gouverneur, au détriment des anciens châteaux savoyards de Voiron et Saint-Georges-d'Espéranche. Elle occupe ainsi une place prépondérante en Viennois, Saint-Marcellin n'existant plus que par sa relative proximité avec Grenoble. Le centre de gravité du réseau savoyard se déplace pour sa part au nord-est, avec l'intégration du Vaudois et du Faucigny, ce qui justifie le choix des comtes de Savoie de résider de plus en plus fréquemment à Evian et surtout Thonon. Il faut toutefois souligner les limites de ce modèle du réseau administratif : dans les comptes savoyards de Montluel et Miribel, il n'est jamais fait mention de déplacements officiels entre la Valbonne et le Bugey, alors que Bourg-en-Bresse est quelque fois mentionnée comme résidence ponctuelle du comte de Savoie.946

Doc. 200. Les réseaux administratifs dauphinois et savoyard après la cession du Viennois savoyard (1377)
Doc. 200. Les réseaux administratifs dauphinois et savoyard après la cession du Viennois savoyard (1377)

La structure des deux réseaux est très différente au milieu du XVe siècle (doc. 201). La première cause en est l'expansion des deux principautés vers le sud, avec l'intégration du comté de Valence au Dauphiné et celles du Piémont et du pays niçois à la Savoie. Ce n'est cependant pas la seule raison des différences observées. La transformation du château de Bonneville en résidence pour Bonne de Bourbon, puis l'établissement d'Amédée VIII à Ripaille confortent l'importance du nord du duché, divisé, du fait des distances importantes entre les différents pôles de pouvoir, entre une double capitale administrative (Chambéry/Montmélian), une double capitale politique (Thonon/Ripaille) et deux capitales régionales (Turin et Nice). La décentralisation née sous le principat d'Amédée VIII et confortée par la suite (comtés, chambres et conseils autonomes) trouve donc son explication avant tout dans le caractère lâche, parce que trop étendu, du réseau savoyard.

Doc. 201. Les réseaux administratifs dauphinois et savoyard vers 1450
Doc. 201. Les réseaux administratifs dauphinois et savoyard vers 1450

La création de pôles secondaires est le moyen adopté par les ducs de Savoie pour consolider le réseau en question. Ce mouvement est accéléré après l'invasion de François Ier et des Bernois : dans un duché amputé de ses territoires cisalpins, à l'exception du comté de Genevois-Faucigny, passé dans la mouvance française, Turin récupère alors les attributions des anciens pôles administratif et politique, devenant la première ville savoyarde à cumuler tous ces rôles depuis le XIIIe siècle. Sa position centrale, confortée par l'abandon de la Bresse et du Bugey à la France en 1601, condamne Chambéry à un rôle secondaire. En Dauphiné, les choix de Louis II sont radicalement opposés. A la multiplication des lieux de pouvoir, il oppose en effet une diminution de leur nombre : seuls Saint-Marcellin, Briançon et Valence conservent leur fonction de chef-lieu, Grenoble étant désormais exclusivement capitale de la principauté. La conséquence majeure de cette réorganisation est que celle-ci est plus que jamais tournée vers le Viennois et le royaume de France, délaissant le Haut-Dauphiné.

La nature même du système comptable fait que chaque châtellenie profite d'un lien direct avec la capitale administrative, où sont rendus les comptes. C'est la base de l'appartenance de la châtellenie à sa principauté. L'appartenance au bailliage, elle, est rarement évoquée explicitement. En Queyras, elle n'est citée que deux fois, à propos du versement de la rente annuelle par les communautés du Briançonnais en 1369 et pour comparer la construction du moulin du château, en 1429, avec les autres édifices de ce type de la région.947 En revanche, les relations avec le chef-lieu de bailliage sont extrêmement fréquentes, que ce soit dans la chaîne de décision politique, comme on l'a vu dans le cadre de la guerre contre les Provençaux, ou sur le plan économique : par exemple, les péages et gabelles de la même châtellenie du Queyras sont intégrés au compte du bailli de Briançonnais948, qui fournit un complément de recettes au châtelain en 1336.949 De même, on a vu que des liens particuliers unissaient Sallanches à Châtillon et Bonneville, trois villes qui sont respectivement, à la fin du XIVe siècle, les pôles économique, administratif et politique du Faucigny. La terre de Gex, en particulier, s'étend sur ces trois châtellenies et celle de Montjoie, formant un véritable trait d'union économique et politique entre les différents territoires de la vallée de l'Arve. Cet exemple est d'ailleurs caractéristique d'un des regroupements de châtellenies observables à différentes échelles, en Dauphiné comme en Savoie, que je vais tenter de caractériser.

Notes
943.

DEMOTZ (B.), Le comté de Savoie du XIe au XVe siècle, p. 143-147.

944.

D'après CHEVALIER (U.), Itinéraire des Dauphins de la 2e race et Itinéraire des Dauphins de la 3e race.

945.

Annexe 10.

946.

Par exemple ADCO B8375, Miribel (1380-1382) : déplacement du vice-châtelain à Bourg pour rendre compte de l'état des fortifications et provisions de la ville et du château, en raison de la guerre contre le sire de Beaujeu.

947.

ADI 8B644, Château-Dauphin et Queyras, annexe (1369) et ADI 8B687, Queyras (1428-1429).

948.

Par exemple ADI 8B610, Briançon (1321-1322).

949.

ADI 8B30, Queyras (1335-1336).