1.2.2. Rationaliser la défense du territoire : les réseaux castraux

Existe-t-il une organisation comparable à l'échelle de chaque bailliage, voire de chaque châtellenie ? La question, ouverte dans le cadre de l'analyse de la dispersion des sites castraux, mérite d'être posée. En effet, il n'y a pas de raison que la réflexion menée à l'échelle des principautés ne trouve aucun écho local. En Bresse et en Bugey, le bailli joue ainsi le rôle de courroie de transmission Bugey du pouvoir et de coordination de l'effort militaire.950 Le fonctionnement de ce réseau repose sur l'action concertée entre le bailli et les autres châtelains plus que sur une hypothétique supériorité hiérarchique du premier nommé. A travers les exemples étudiés, on a pu percevoir plusieurs types de fonctionnement coordonné des châtellenies : opérations militaires conjointes des châtelains d'Albon, Moras et Vals, châtellenies confiées à un même châtelain (Château-Dauphin et Château-Queyras) ou encore lien privilégié établi entre deux châtellenies ou plus (Châtillon et Sallanches, domaine de Béatrice de Faucigny). Par conséquent, il existe, sous des formes diverses, des ensembles territoriaux intermédiaires entre la châtellenie et le bailliage. Pour comprendre leur nature, j'ai construit, pour chaque bailliage étudié, le graphe du réseau castral, selon le même principe que celui appliqué à l'échelle des principautés, en prenant en compte la totalité des ensembles fortifiés recensés (doc. 202 à 206).

Doc. 202. Le réseau castral du bailliage de Valbonne (1355)
Doc. 202. Le réseau castral du bailliage de Valbonne (1355)
Doc. 203. Le réseau castral du bailliage des Baronnies (1315)
Doc. 203. Le réseau castral du bailliage des Baronnies (1315)
Doc. 204. Le réseau castral du bailliage de Viennois-Saint-Marcellin (1447)
Doc. 204. Le réseau castral du bailliage de Viennois-Saint-Marcellin (1447)

Dans chaque bailliage, les châtellenies se distinguent en trois degrés hiérarchiques : le chef-lieu de bailliage et son entourage immédiat, des châtellenies-relais et de simples châtellenies fermant le réseau administratif. L'exemple-type de châtellenie-relais est Château-Queyras, dont on a vu le rôle essentiel qu'elle jouait lors de la guerre contre les Provençaux ou de l'attaque du marquis de Saluces sur Château-Dauphin. C'est la position de Château-Queyras, derrière une double ligne de fortifications (Château-Dauphin, Bâtie-du-Pont et Abriès), qui explique cette prééminence sur la châtellenie voisine. L'autre fait marquant est que pratiquement tous les centres de châtellenies sont situés au contact immédiat d'autres ensembles fortifiés, qu'ils peuvent ainsi surveiller de près. C'est sans doute l'origine de la distance moyenne de 3 km entre deux ensembles observée dans les zones de plaine.

La structuration du réseau des châtellenies leur permet donc de remplir à la fois des fonctions d'administration et de surveillance du territoire. C'est la raison d'être d'un tel système et de la préférence des Dauphins et des princes de Savoie pour l'appropriation des ensembles fortifiés concurrents, plutôt que leur destruction. Chaque nouvelle acquisition des uns ou des autres entraîne un contrôle renforcé sur l'ensemble du réseau local de fortifications, donc sur la plupart des activités humaines. Cette pratique n'est pas propre à la région étudiée. En Normandie, l'interminable conflit franco-anglais voit en effet un grand nombre de châteaux passer d'une mouvance à l'autre. La spécificité delphino-savoyarde provient plutôt du rôle fondamental de la châtellenie dans l'administration locale, qui fait que, lorsqu'une châtellenie change de mains, ce n'est pas seulement l'organisation défensive du bailliage qui évolue, mais aussi son schéma administratif.

Doc. 205. Le réseau castral du bailliage de Faucigny (1476)
Doc. 205. Le réseau castral du bailliage de Faucigny (1476)
Doc. 206. Le réseau castral du bailliage de Briançonnais (1378)
Doc. 206. Le réseau castral du bailliage de Briançonnais (1378)

Si, en règle générale, le nombre d'ensembles fortifiés est peu élevé dans une même châtellenie, certaines ont développé un réseau propre relativement complexe. C'est le cas, par exemple, de celle de Crémieu, où on dénombre, outre le château delphinal, 28 maisons-fortes à la fin du XVe siècle.951 Le seul exemple approchant étudié ici est celui de Sallanches, où pourraient s'être dressés 17 ensembles fortifiés à la même période, groupés principalement autour de Sallanches et de Magland (doc. 207).

Doc. 207. Le réseau castral de la châtellenie de Sallanches (1478)
Doc. 207. Le réseau castral de la châtellenie de Sallanches (1478)

On connaît les seigneurs auxquels appartiennent la plupart des maisons-fortes ; ce sont des familles fortement implantées localement, gravitant dans l'entourage des seigneurs de Faucigny, des Dauphins, puis des comtes de Savoie : Bellegarde, Compey, Loche, Chissé, Lucinge, Menthon… Elles disposent toutes de plusieurs maisons-fortes dispersées dans l'ensemble du Faucigny, voire plus loin et ces maisons appartiennent donc à un réseau de fortifications complémentaire du premier. Aucun document ne vient éclairer les circonstances de la construction de ces ensembles, mais il est frappant que, dans une châtellenie dont l'importance stratégique est réelle jusqu'à la fin du XIVe siècle, la seule construction des seigneurs de Faucigny aie été le château. Il est donc probable que l'érection de ce double rideau de maisons-fortes, contrôlant d'une part l'accès à la vallée, protégeant d'autre part les abords de Sallanches, aie été lancée avec la bénédiction des Dauphins, puis des comtes de Savoie. Ce dispositif assure la sécurité de la châtellenie, même au cas où l'un des possesseurs de ces maisons se retournerait contre son suzerain, sans que ce dernier soit contraint d'en assumer le coût financier. De l'autre côté de la ville, la toponymie permet de supposer l'existence d'une autre ligne de fortifications séparant la châtellenie de ses voisines de Montjoie et de Flumet.952 Un tel dispositif n'a de sens que s'il était initialement destiné à contrecarrer une éventuelle attaque savoyarde par le val Montjoie, donc s'il est antérieur à 1355. Quoi qu'il en soit, ce système de défense en profondeur à l'échelle de la vallée est semblable à ceux qu'on trouve dans la vallée de l'Isère, de part et d'autre de Montmélian, où les châteaux de grands féodaux comme les seigneurs de Miolans sont intégrés dans un réseau de grande envergure.

Même s'il faut appréhender différemment les relations entre les sites fortifiés selon l'échelle à laquelle on se situe, il est indiscutable que l'ensemble du réseau castral delphino-savoyard obéit aux mêmes principes de fonctionnement : l'utilisation de tous les types d'ensembles fortifiés dans la défense d'un territoire donné, le commandement du réseau à partir de positions situées en retrait des lignes les plus exposées, ou encore la mutualisation des moyens entre le prince et ses vassaux. Ce système, comme on l'a vu dans le chapitre précédent, est mis en place à partir de la guerre delphino-savoyarde, qui oblige les deux familles princières à faire preuve d'imagination pour renforcer leurs positions respectives. Comme le réseau des centres de pouvoir, il connaît des phases de contraction et de dilatation, qui se traduisent respectivement par l'abandon de sites ayant perdu leur intérêt stratégique (la maison de Gex en 1426) et par la construction ou l'acquisition de nouveaux ensembles (mur des Vaudois, châteaux du Valentinois acquis par le Dauphiné).

Notes
950.

KERSUZAN (A.), Défendre la Bresse et le Bugey, p. 140-143.

951.

CLAVAUD (B.), Dauphiné : les maisons-fortes du mandement de Crémieu, p. 10.

952.

Les sites de Château-Vif (dont quelques vestiges sont encore visibles), de la Tour et du Châtelard du Demi-Quartier ne sont guère douteux, en raison de l'intérêt de leur emplacement respectif, sur des axes de circulation attestés par les textes. Seul l'autre Châtelard, situé au-dessus de la Frasse, n'est révélé que par la toponymie. En revanche, la tour de Servoz a été écartée après vérification sur place : comme celle de la Frasse son architecture la rattache plutôt au XVIIe siècle, mais, contrairement à celle-ci, elle n'est pas du tout mentionnée dans les sources médiévales.