1.2.3. Rationaliser le peuplement : les villeneuves du Viennois

La réorganisation permanente des réseaux de fortifications a des conséquences temporaires et parfois durables sur le peuplement de l'espace delphino-savoyard. L'un des aspects les plus originaux de ce mouvement perpétuel est la création de nombreuses villeneuves entre la fin du XIIIe siècle et la première moitié du XIVe. Original n'est peut-être pas le terme adéquat : si la phase la plus intense de fondation de villeneuves concerne les XIe-XIIe siècles, on en connaît de plus tardives et ce jusqu'en plein XVe siècle. Jacques Heers signale notamment les fondations royales anglaises, surtout en Pays de Galles, des années 1270 à 1290, les cinq terre nuove florentines fondées après 1290 et, bien entendu, les centaines de bastides construites dans le sud-ouest du royaume de France, pour la plupart entre 1230 et 1350.953 Les fondateurs de ces villeneuves appartiennent à tous les groupes seigneuriaux, du petit seigneur local aux rois de France et d'Angleterre, ce qui suffit à démontrer qu'elles sont créées dans des optiques différentes. En Dauphiné et en Savoie, l'ampleur globale du mouvement est difficile à cerner, car peu de ces fondations ont conservé le toponyme "Villeneuve" ou "Neuville".954 En Savoie, Ruth Mariotte-Löber en recense douze entre 1250 et 1343.955 Plutôt que de se lancer dans un inventaire systématique de ces villeneuves, il a paru intéressant, dans le cadre de cette étude, de s'intéresser aux modalités et aux conséquences de ce mouvement en Viennois, où on compte plusieurs fondations nouvelles pour cette période.

La plus ancienne est la villeneuve de Roybon, bâtie près de la source de la Galaure, en pleine forêt de Chambaran, à laquelle Béatrice de Faucigny accorde une charte de franchises en 1264.956 Cette fondation doit sans doute être mise en relation avec le mouvement de défrichements mis en évidence en Valloire pour la période immédiatement antérieure, dont on sait qu'il se poursuit tout au long du XIVe siècle. La création de la villeneuve et de la châtellenie de Roybon est sans doute une réponse à la pression démographique et au besoin de nouvelles ressources qui en découle, mais elle s'inscrit aussi dans une politique plus large d'aménagement du territoire. Roybon se rattache au réseau de fortifications du bailliage de Saint-Marcellin, dont elle défend le flanc oriental. La ville est en effet dotée d'un château, réputé dater du XIe siècle mais mentionné pour la première fois en 1300957, et ceinte d'un rempart initialement qualifié de palissade.958

C'est à Roybon qu'est signée la charte de franchises de Beaurepaire959, en 1309, premier acte mentionnant ce bourg situé au nord-est de la Valloire. Comme Roybon, Beaurepaire est immédiatement instituée chef-lieu d'une châtellenie, qui s'étend sur des terres relevant auparavant de Moras et de Revel. En 1341, un arbitrage rendu par l'archevêque de Sens, suite à des revendications du comte de Savoie, fixe la limite entre Beaurepaire et la châtellenie savoyarde d'Ornacieu au ruisseau de Suzon.960 Cela montre, si besoin est, le lien entre cette fondation et la guerre delphino-savoyarde : Beaurepaire forme une sorte de poste avancé dauphinois face au Viennois savoyard. Entre-temps, le Dauphin acquiert le château auquel le lieu doit son nom, propriété des Hospitaliers jusqu'en 1317.961 Il paraît vraisemblable que le bourg existe déjà en 1309, la charte de franchises marquant son entrée dans le domaine delphinal et visant à y attirer une population plus importante.

L'existence de la villeneuve de Coinaud, dans la châtellenie d'Albon, est attestée par sa charte de 1312, qui exempte ses habitants de pratiquement toute redevance seigneuriale.962 Son développement ne semble pas avoir dépassé celui d'un simple hameau, sans doute trop proche d'Anneyron pour attirer une population nombreuse. Sa charte de franchises sert de modèle à celles d'Izeaux et de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs, promulguées deux ans plus tard.963 Ces deux villeneuves, chefs-lieux de châtellenies sont fondées à quelque kilomètres de noyaux existants (le prieuré Saint-Paul et Saint-Geoirs même), sur la route de la Bièvre, au nord-est du bailliage.

La création ex nihilo de la forteresse de Montfalcon en 1327 vient compléter ce réseau de villeneuves. Ce bourg fortifié est issu d'un accord de pariage entre le Dauphin et les Hospitaliers : le premier finance les travaux, accorde des avantages à tous ceux qui accepteront d'emménager dans la forteresse et se réserve la haute justice ; les seconds fournissent la terre, dans la paroisse des Loives, dépendance de la commanderie de Romans, et conservent la seigneurie foncière et la basse justice. La charte de fondation donne explicitement les raisons de cette création :

‘(…) fortalicium infra dictam parrochiam Leyviarum, in quodam molaris uocato Monfalcon (…) ne per inimicos Dalphinatus, quibus sunt propinqui, ipsi homines eorum bona et domicilia uexistarentur, comburentur et interficerentur uel aliarum factum extitis per inimicos predictos (…)964

L'objectif est donc, pour le Dauphin, de disposer d'une forteresse pour protéger les habitants de la paroisse, mais aussi pour barrer la route aux Savoyards. Le site est probablement abandonné de manière progressive à partir de la fin du conflit, mais il est en tout cas toujours occupé en 1374.965

On peut enfin citer le cas original des villeneuves de Vals, près de Saint-Vallier. Cette châtellenie comprend au XIIe siècle deux centres d'habitat, tous deux situés sur la rive gauche de la Galaure : Saint-Barthélémy et Villeneuve, mentionnés respectivement en et en 1119.966 En 1333, il est question pour la première fois d'une autre villeneuve, celle de Bertheux, localisée sur le rebord de la rive droite de la vallée.967 Ces deux villeneuves peuvent sans aucun doute être distinguées l'une de l'autre, la toponymie ayant gardé le souvenir de la première sous le nom de Villeneuve, la seconde ayant perdu ce qualificatif aujourd'hui.

Doc. 208. Place des villeneuves tardives dans le réseau castral du bailliage de Saint-Marcellin (1377)
Doc. 208. Place des villeneuves tardives dans le réseau castral du bailliage de Saint-Marcellin (1377)

En-dehors du cas de Montfalcon, les raisons de ces fondations nouvelles ne sont pas explicitement définies dans les chartes de fondation. L'analyse de leur position au sein du réseau castral (208) permet d'émettre plusieurs hypothèses. Premièrement, à l'exception de Coinaud, ces villeneuves encadrent le territoire placé sous la domination des seigneurs de Bressieux et constituent aussi une double ligne de fortifications entre le Viennois savoyard et Saint-Marcellin. Elles représentent donc un moyen de sécuriser le bailliage, en particulier en retardant toute attaque d'envergure dirigée contre Saint-Marcellin même. On peut supposer que la villeneuve de Coinaud est en partie créée dans la même optique, pour retarder une éventuelle attaque visant Albon ou Moras depuis la vallée du Rhône. A l'exception possible de Bertheux, toutes sont en effet soit fortifiées, soit associées à un château. Deuxièmement, toutes ces places-fortes permettent au Dauphin de renforcer sa présence sur la route de la Bièvre-Valloire, jusque-là contrôlée par les Bressieux, l'un des principaux axes de circulation du Viennois. Troisièmement, la fondation de Roybon, puis de Beaurepaire, voire de Montfalcon, permet la mise en place d'un axe transversal de Saint-Marcellin vers Vienne. Le positionnement de ces villeneuves sur des axes de circulation est en tout cas exploité par l'administration delphinale, qui met en place des péages à Beaurepaire, Bertheux ou Roybon.968

Quelle que soit la raison directement à l'origine de ces fondations, elles témoignent d'une réflexion des Dauphins sur l'organisation du territoire au moins à l'échelle du bailliage. Le fait qu'ils choisissent en particulier de favoriser le développement de bourgs neufs, distincts des centres de peuplement ancien, est un signe extrêmement fort d'appropriation de l'espace face aux autres seigneurs du Viennois.

Notes
953.

HEERS (J.), La ville au Moyen Age en Occident, p. 101-118.

954.

La BD Nyme de l'IGN en recense 37 dans les départements correspondant aux anciens territoires dauphinois et savoyards.

955.

MARIOTTE-LOBER (R.), Ville et seigneurie. Les chartes de franchises des comtes de Savoie, p. 11 : Yverdon (v. 1260), Saint-Georges-d'Espéranche (v. 1257), Villeneuve de Châtel-Argent (1273), la Côte-Saint-André (1281), l'Hôpital-sous-Conflans (1287), Châtel-Saint-Denis (1296), Pont-d'Ain (1298), Morges (1292), Yvoire (1306), Vaulruz (1316), Rolle (avant 1318) et Ordonnaz (1337).

956.

RD 10209.

957.

ADI B3557 (1299-1300).

958.

ADI 8B536, Villeneuve-de-Roybon (1324-1325) : (…) pro replamando palicio (…).

959.

ADI B2960 (1309).

960.

RD 29408.

961.

ADI B2978 (1317).

962.

ADD E3825, Coinaud (1409), copie de l'original de 1312.

963.

La charte de Beaumont et les franchises municipales entre Loire et Rhin, p. 247.

964.

ADR 48H2888 (1327).

965.

ADD 40H105(1374).

966.

BRUN-DURAND (J.), Dictionnaire topographique du département de la Drôme, p. 417.

967.

ADI 8B363, Vals (1332-1333).

968.

Galaure et Valloire, p. 47-48.