1.3.1. Les officiers du prince

Qui sont ces châtelains ? Pour le savoir, on peut s'intéresser à la manière dont ils sont nommés dans les comptes de châtellenies. Ainsi, parmi les 318 châtelains recensés dans le cadre de cette étude969, on compte 110 nobles (nobiles), 74 damoiseaux (domicelli), 17 chevaliers (milites), 2 maîtres (magistri), 1 clerc et 114 autres dont la qualité n'est pas mentionnée. Les termes employés ne doivent pas nous induire en erreur : les châtelains sont pratiquement tous issus de la noblesse régionale, même si les clercs ne l'indiquent pas toujours. Si on exclut de cette liste les nobles bien connus (ex : famille Alleman) ou spécifiés comme tels, ainsi que ceux qui portent un topo-patronyme, il ne reste en effet plus que 17 châtelains potentiellement "roturiers". On est donc bien, dans l'ensemble, dans l'univers des "officiers et gentilshommes" décrit par Guido Castelnuovo.970 Une précision est sans doute nécessaire : sur les 318 châtelains en question, on ne trouve aucune femme seule. Très présentes sur la scène politique delphino-savoyarde, en particulier en Faucigny (Béatrice de Faucigny, Bonne de Bourbon), elles n'ont donc pas accès à la carrière administrative et ne peuvent donc pas, contrairement aux hommes, naviguer entre ces deux aspects de la vie publique. On rencontre toutefois quelques femmes châtelaines de facto, en raison du décès de leur époux ou de leur père en cours d'exercice : Agnès Provana à Chambéry (1333-1335)971 et les filles d'Antoine de Chignin dans la même châtellenie (1399-1403).972 Laissons pour le moment de côté cette question et celle de la durée de l'office des châtelains et intéressons-nous à leur action concrète en tant qu'officiers princiers.

Par définition, le châtelain est un officier, qui tient son autorité du prince et agit toujours au nom de ce dernier. Lors de sa prise de fonction, il s'engage d'une part à rendre compte de toutes les recettes et dépenses de la châtellenie, d'autre part à maintenir en état le château et les édifices seigneuriaux. Voici, par exemple, la retranscription du serment prêté par Antoine de Crécherel en 1392 :

‘Qui castellanus iurauit, et sub pena uiginti quinque librarum fortium totiens commitenda per ipsum quotiens contrarium reperiretur, bene et fideliter computare de omnibus et singulibus receptis et libratis per ipsum aut alium eius nomine in dicto officio pro domino factis quoquomodo, castrum que et edifficia domini ad sostam tenere, sumptibus domini nostre moderatis.973

En Savoie, lors de son entrée en fonction, puis lors de la reddition de chaque compte, il engage sa responsabilité personnelle dans le cas où une erreur serait constatée. La peine encourue dans ce cas, outre le remboursement des sommes dues à la Chambre des comptes, est de 25 £ de fort pour chaque erreur (3 £). Ce type d'engagement est toujours de mise dans le domaine des finances publiques françaises : le comptable public est responsable sur ses propres deniers de toute erreur constatée dans la tenue de ses comptes.974 Cependant, contrairement à la pratique actuelle, née sous l'Ancien Régime, il n'est jamais question d'un quelconque cautionnement préalable. La Chambre des comptes doit donc exiger du châtelain, le cas échéant, le versement des 25 £ en question, ce qui arrive en 1445 à Jacob de Chissé, châtelain de Sallanches, et à son lieutenant Pierre de Vorzier. L'amende est ajoutée à la somme due par le châtelain après le calcul du solde de l'exercice. 975

Les revenus du châtelain, constitués d'un salaire fixe et d'une part variable, découlent directement de l'exercice de ses fonctions. Le montant du salaire, calculé au pro rata du nombre de jours écoulés depuis le début de l'exercice, selon une base annuelle fixe propre à chaque châtellenie, est intégré dans le chapitre des dépenses de chaque compte. Il n'est donc versé que dans le cas où ledit compte est déficitaire et s'apparente d'ordinaire à une simple opération comptable. Le salaire de base varie selon les châtellenies : il est de 0,5 d par jour à Moras (15 s 2,5 d par an), 0,8 d à Sallanches (1 £ 4 d par an), 1,3 d en Queyras et à Montluel (1 £ 15 s 6 d par an). On peut ainsi noter que l'amende forfaitaire en cas de malversation est très lourde, car elle représente une année et demie du salaire du châtelain de Montluel et deux années et demi pour celui de Sallanches. A titre de comparaison, dans cette dernière châtellenie, le salaire du châtelain représente plus du double du montant annuel de la ferme du banvin, du tavernage et des alpages, mais moins de la moitié de celui de la leyde (respectivement 102,6 d et 453,6 d en 1367).976

Le châtelain perçoit en outre diverses sommes dans le cadre de son action quotidienne. Il reçoit ainsi le dixième des amendes infligées dans le cadre des condamnations à Sallanches (1,9 d en 1396) et le douzième à Montluel (41 d en 1379977). Ce revenu complémentaire est très variable, parfois nul, parfois conséquent : il est de 208,9 d en 1356-1357 à Montluel978 et de 137,7 d en 1337 à Sallanches979 soit l'équivalent respectif de 161 et 172 journées de salaire.

De toute évidence, la gestion d'une châtellenie représente une source non négligeable de revenus pour les nobles dauphinois et savoyards. Les princes bénéficient ainsi d'un moyen efficace et peu coûteux pour rembourser leurs dettes et de récompenser leurs vassaux les plus fidèles. Inversement, ce système exclut des premiers rôles de l'administration la petite noblesse désargentée. En effet, l'ampleur des dépenses engagées par certains châtelains, même en tenant compte des aides directes apportées par le Trésor ou par d'autres châtellenies, impose qu'ils disposent d'une surface financière personnelle considérable. Pour les Chambres des comptes, ce principe de fonctionnement permet de limiter les mouvements monétaires au strict minimum, gage de sécurité intéressant dans une période troublée par les guerres successives.

Le châtelain n'est pas le seul officier de la châtellenie. Il est en effet épaulé par un nombre variable d'autres officiers, au premier rang desquels le lieutenant ou le vice-châtelain. La plupart du temps, le lieutenant est seulement le représentant du châtelain lors de déplacements officiels que celui-ci n'effectue pas lui-même, notamment à l'occasion de la reddition des comptes, au cours de laquelle il prête le même serment d'honnêteté que le châtelain, en son nom propre et au nom de celui-ci. Dans certains cas, le lieutenant administre cependant la châtellenie pour le compte de l'officier, avec l'assentiment princier. Ce type de délégation de pouvoir est connu dans le détail pour Montluel, à travers le double exemple de Jean Bergoignon et de Bartholomée Vaillant.

‘(...) quibus die et anno Bartholomeus Uaillientis, burgens dicti loci, dictum castellani officium exercere et regere incohauit de mandato domini, pro et nomine ipsius domini nostri et dictorum castellanorum post Iohannem Bergoignionis, locumtenentis et procuratoris eorumdem castellanorum, qui de eodem mandato dictum officium reliquit (...)980

Par défaut, l'existence d'un système similaire semble pouvoir être identifiée par la désignation du lieutenant comme "procureur" de la châtellenie. A Montluel, ce cas de figure se produit une seule fois au XIVe siècle981, contre sept fois entre 1416 et 1436.982 Cela traduit indiscutablement une évolution dans l'administration locale au cours du XVe siècle, le châtelain déléguant les affaires courantes à un subalterne, tout en continuant à percevoir les mêmes revenus, devenus une forme de rente. Il arrive toutefois qu'il continue à se tenir au courant des affaires de la châtellenie. Ainsi, en 1402, Antoine de Crécherel et son lieutenant, Aymon de la Rippa, se présentent ensemble devant la Chambre des comptes. Ledit Aymon peut apparemment remplir toutes les obligations du châtelain, y compris judiciaires.983 Hormis dans ces cas de délégation officielle, aucune règle générale ne semble définir le rôle exact du lieutenant. A Sallanches, en 1393-1394, François de Chamonix est ainsi cité comme lieutenant, mais il ne représente pas son châtelain lors de la reddition du compte.984

A deux reprises, le lieutenant du châtelain de Montluel porte un autre titre : Jean Alnier est vice-châtelain en 1356 et François d'Annecy vice-bailli en 1427.985 Sans doute le second assiste-t-il Claude Oriol dans ses deux fonctions de bailli de Valbonne et de châtelain de Montluel, alors que le premier n'exerce d'autorité que sur la châtellenie. En 1404, la fonction de vice-châtelain de Sallanches, confiée à Pasquelet Constantin, est assez précisément définie :

‘(…) ipso locumtenenti in presenti computo suo reuelaret et notifficaret omnes et singulas excheytas, obuentiones et emolumenta que in dicta castellania domine peruenerunt (…)986

Il officie ainsi en tant que receveur de la châtellenie, chargé de veiller à la bonne perception des recettes. Ces deux charges sont bel et bien distinctes : en 1410, Pasquelet Constantin est toujours vice-châtelain de Sallanches, dont le lieutenant est, depuis 1404, Pierre de l'Oche.987 Concrètement, le vice-châtelain est donc, dans ce cas de figure, soumis à l'autorité du lieutenant. Au devoir d'exhaustivité s'ajoute, pour le lieutenant, une obligation de résidence, clairement énoncée en 1418 pour le Queyras :

‘Item precepit et in mandatis dedit nobili Alberto Alberti, uicecastellano dicti loci Cadracii, quatinus sub pena bonorum et carporis, faciat personalem residentiam in dicto castro cum tota sua familia et uno bono famulo (…)988

Elle est d'autant plus intéressante que, comme nous le verrons plus loin, Albert Alberti est un habitant de Château-Queyras et qu'il n'aurait donc techniquement pas besoin de résider au château. Lorsqu'il n'existe pas de vice-châtelain, le deuxième officier de la châtellenie est le mistral. Ainsi, entre 1371 et 1376, les châtelains de Moras sont représentés à la Chambre des comptes par le mistral ou le vice-mistral.989 Son rôle est décrit dans une lettre de Bonne de Berry renouvelant l'office de Poncet Paget, mistral de Sallanches :

‘(…) dantes et concedentes ordem, per presentes, omnimodam licenciam, potestatem et auctoritatem catandi quoscumque penas imponendi, deliquentes capiendi et arrestandi, stutum et insigna nemorum nostrorum defferendi (…) Poncetus nobis promisit per iuramentum suum et sub obligatione suorum bonorum omnium dicrum officium bene et legaliter exercere (…)990

Le mistral est donc l'officier de police de la châtellenie. Comme le forestier de Sallanches, mentionné dans le chapitre précédent, il est rémunéré par une part des amendes.

Tous les officiers de la châtellenie peuvent avoir un adjoint. Ainsi, en 1397-1399, Angelon de la Porte est assisté par un vice-forestier, Nycod Charbonnier. Il est clair, que, dans la plupart des cas, ces adjoints accomplissent, contre rétribution, l'essentiel de la tâche confiée au titulaire de la charge : dans cet exemple, les amendes perçues par le forestier ont ainsi toutes transité par la main de Nycod Charbonnier. 991

Ce rapide panorama du rôle des officiers locaux donne un aperçu du fonctionnement quotidien des deux systèmes administratifs et permet d'ores et déjà de mettre en avant deux différences majeures entre ceux-ci. La première est liée à la rémunération des châtelains : ceux de Moras et du Queyras ne reçoivent qu'un simple salaire, relativement faible pour le premier nommé, alors que leurs homologues savoyards renouvellent en permanence leur trésorerie par le biais des amendes. Il faut dire que, dans les deux châtellenies delphinales, la justice est rendue lors d'assises présidées par un juge et donc que le châtelain n'a qu'un rôle exécutoire en la matière. L'attrait des châtellenies delphinales est donc moindre, en tout cas sur le plan financier. La seconde est la place de plus en plus importante accordée, en Savoie, aux lieutenants et vices-châtelains. En effet, sur l'ensemble de la période étudiée, on peut trouver mention de 3 lieutenants en Queyras et de 4 à Moras, contre 12 à Montluel et 47 à Sallanches. A moins qu'il ne s'agisse que d'une extraordinaire coïncidence, le système savoyard des châtellenies semble donc évoluer, au plus tard au XVe siècle, vers une forme nouvelle, reposant sur la dualité entre un châtelain titulaire souvent absent et un lieutenant effectivement présent dans la châtellenie.

Notes
969.

Annexe 11.

970.

CASTELNUOVO (G.), Ufficiali e gentiluomini.

971.

ADS SA7685, Chambéry, Entre-Deux-Guiers et Saint-Alban (1333-1335).

972.

ADS SA7722/1, Chambéry, Entre-Deux-Guiers et Saint-Alban (1399-1403).

973.

ADS SA14216, Sallanches (1392-1393).

974.

Loi n°63-156 du 23 février 1963, art. 60.

975.

ADS SA14258, Sallanches (1444-1445).

976.

ADS SA14191, Sallanches (1366-1367).

977.

ADCO B8558, Montluel (1377-1379).

978.

ADCO B8547, Montluel (1356-1357).

979.

ADI 8B736, Sallanches (1337-1338).

980.

ADCO B8584, Montluel, 2nd compte (1417).

981.

ADCO B8556, Montluel (1371-1372) : Jean Chambrier.

982.

ADCO B8584, 8586, 8589, 8597, 8601, Montluel (1416-1417, 1418-1419, 1421-1422, 1430-1431 et 1435-1436) : Jean Bergoignon, Bartholomée Vaillant, Jean Julian, Antoine Gaucellan et Guillaume Thiaud.

983.

ADS SA14222, Sallanches (1401-1402) : (…) citatus fuerat coram castellano seu eius locumtenenti et clerico curie (…). ADS SA14228, Sallanches (1414-1415) : les compositions sont rendues par Pierre de l'Oche, lieutenant du châtelain.

984.

ADS SA14217, Sallanches (1393-1394).

985.

ADCO B8546 et 8594, Montluel (1355-1356 et 1427).

986.

ADS SA14223, Sallanches (1403-1404).

987.

ADS SA14226, Sallanches (1406-1410).

988.

ADI B4364, Château-Queyras (1418).

989.

ADI 8B382, 385 et 386, Moras (1371-1376).

990.

ADS SA14218, Sallanches (1394-1396).

991.

ADS SA14220, Sallanches (1397-1399) : (…) ab Angelono de Porta, domicello, forestario Iorie Arse domini, manu Nycodi Charbonerii, uice forestarii predicti Angeloni (…).