Le phénomène observé précédemment trouve son origine dans l'enracinement des familles d'officiers, particulièrement sensible en Savoie au tournant des XIVe et XVe siècles : la famille de Crécherel à Sallanches (1392-1437) et celle de Crangeat à Montluel (1373-1417) tiennent en effet l'office de châtelain pendant plusieurs décennies. En revanche, on ne retrouve pas de situation semblable dans les châtellenies de Moras ou du Queyras, où les châtelains qui restent le plus longtemps en place sont respectivement Pierre de Tombelle (1399-1409) et Guigues de Lonczon (1334-1340). La conservation de la châtellenie sur une longue période permet aux châtelains d'asseoir leur autorité et d'étendre leur influence personnelle. C'est sans doute la raison même pour laquelle ils ne sont initialement pas censés rester longtemps en place. Ce cas de figure se produit toutefois ponctuellement, par exemple en 1356, quand Baudoin Ysoard, l'un des principaux nobles du Queyras, se voit affermer pour un an la châtellenie en question.992 La famille de Crécherel, implantée sur Ugine au moins depuis la fin du XIIIe siècle993, est l'exemple le plus caractéristique de cette évolution (doc. 209).
Antoine de Crécherel est d'abord châtelain d'Ugine entre 1382 et 1386994, puis receveur du subside l'année suivante995, son fils Amédée occupant cette charge-ci en 1404 et 1405996. Nommé à la tête de la châtellenie de Sallanches en 1392, Antoine de Crécherel parvient à s'accaparer très rapidement l'essentiel des pouvoirs au sein de cette dernière. Dès 1416, il nomme ainsi son fils Pierre lieutenant et procureur de la châtellenie, puis vice-châtelain l'année suivante.997 En 1416, toujours, son autre fils Amédée est receveur du subside dans la châtellenie. En 1427, Amédée et un autre de ses frères, Claude, héritent de la châtellenie, apparemment sans avoir été officiellement investis par le duc. En effet, dix ans plus tard, Amédée de Crécherel, seul châtelain de Sallanches depuis 1428, se voit infliger une amende de 100 £ de fort (2880 d) pour n'avoir jamais présenté sa lettre de constitution.998 Sans doute a-t-il dans un premier temps bénéficié de la situation de créancier du duc héritée de son père : de 1423 à 1427, les comptes de la châtellenie sont en effet tous déficitaires et Amédée VIII est débiteur de 5700 d envers Antoine de Crécherel à sa mort.999 C'est toujours le cas en 1437, mais Amédée de Crécherel semble alors tomber en disgrâce, car on ne le retrouve plus à la tête d'une châtellenie avant 1450, année à partir de laquelle il récupère celle d'Alby, où son fils Pierre lui succède de 1453 à 1465.1000
La famille de Crangeat (doc. 210), pour sa part, est originaire de Bresse.1001 Pierre de Crangeat, mentionné dès 13091002, est châtelain de Montluel de 1356 à 1361.1003 Ni lui, ni aucun de ses parents n'est cité en lien avec cette châtellenie avant 1373, année au cours de laquelle Jean de Crangiat récupère cet office, ce qui permet au comte de Savoie de rembourser une dette contractée auprès de son père Guillaume. Après la mort de Jean (1413), ses fils Pierre et Antoine co-administrent la châtellenie pendant encore quatre ans.1004 Ils meurent tous deux sans héritier mâle et leurs seigneuries respectives échoient par une double alliance à la famille des seigneurs de Montfleury, dont l'héritier, Guillaume Bochard, vend le château de Crangeat en 1477 à son parent Amédée de Rossillon.1005
Dans ces deux exemples, la reconduction d'une même famille à la tête de la châtellenie ne dépasse pas deux générations, ce qui arrive pourtant ailleurs. Dans la châtellenie genevoise de Charousse, entre 1385 et 1414, se succèdent ainsi d'abord Jean de Menthon (1385-1386), son fils Pierre (1386-1412) et son petit-fils Jacques (1412-1414).1006 Après le rattachement de Charousse au Faucigny, la famille de la Ravoire tient l'office de châtelain de 1418 à 1465, puis de 1502 à 1526.1007 En fait, dès le début du XVe siècle, cette pratique se généralise à l'ensemble de la Savoie. La famille de Savoie offre ainsi la possibilité à ses vassaux de se créer de nouveaux fiefs, qui s'ajoutent à leur domaine patrimonial respectif. Le déroulement de la carrière d'un châtelain change ainsi du tout au tout : l'administration d'une châtellenie spécifique n'est plus une simple étape pour quelques années, mais un changement durable, ce qui explique en partie la volonté des châtelains de promouvoir leurs proches à des postes importants. Ce processus de quasi-inféodation n'est pas totalement étranger au Dauphiné. On peut citer le cas de la châtellenie de Vals, que la famille de Revel tient à quatre reprises entre 1399 et 1418, notamment Jacquemet de Revel entre 1404 et 14091008, puis Jacob de Revel en 1417-14181009. Cependant, l'ampleur du phénomène paraît, à la lecture des comptes, bien plus grande en Savoie.
Finalement, on peut dire que les systèmes administratifs dauphinois et savoyard sont plus différents qu'ils n'y paraissent au premier abord. Les principes de base qui gouvernent l'un et l'autre sont les mêmes, en particulier le fait de s'appuyer sur un semis régulier de fortifications comtales fonctionnant en réseau, majoritairement des châteaux, lui-même partie d'un vaste et dense réseau de sites fortifiés qui définit géographiquement l'espace delphino-savoyard. En revanche, ces deux systèmes ne fonctionnent pas tout à fait de la même manière.
D'un côté, les comtes, puis ducs de Savoie, font évoluer le système en privilégiant largement les relations individuelles (multiplication des résidences princières et des bailliages, quasi-inféodation de châtellenies, appui sur leurs vassaux pour la défense des châtellenies), avec pour contrepartie un contrôle très rigoureux des moindres actions des châtelains. De l'autre, les Dauphins de France conservent et complètent l'ossature mise en place par leurs prédécesseurs, pratiquement sans rien changer dans l'administration locale. L'éloignement des Dauphins explique sans doute le choix de maintenir tel quel un système qui limite le risque de voir les nobles locaux accroître leur pouvoir aux dépens de leur suzerain. A l'inverse de ce qu'on voit en Savoie, la charge de châtelain reste en particulier révocable à tout moment. Le retour d'un Dauphin résident, au milieu du XVe siècle, bouleverse en revanche les habitudes. Il adopte certaines des pratiques savoyardes, notamment en renforçant le contrôle de la Chambre des comptes sur l'activité des châtelains, qui se traduit par une nette augmentation du volume des comptes de châtellenies. En revanche, la simplification du découpage administratif favorise l'unification administrative et politique du Dauphiné et du Valentinois, loin de la décentralisation qui caractérise le duché de Savoie.
ADI 8B632 : Queyras (1355-1356) : (…) quo die fuit ut asserit reuocatus ab officio per iudicem Brianczonensis et fuit tradita dicta castellania ad firmam Bondono Ysoardi de dicto loco (…).
DEMOTZ (B.), Le comté de Savoie du XI e au XV e siècle, p. 414.
ADS SA12393 à 12395, Ugine (1382-1386).
ADS SA12448, Ugine (1387).
ADS SA12450, Ugine (1404-1405).
ADS SA14229 et 14230, Sallanches (1415-1417).
ADS SA14250, Sallanches (1436-1437).
ADS SA14237 à 14240, Sallanches (1423-1427) .
ADS SA10866 à 10881, Alby (1450-1465).
Crangeat, auparavant orthographié Crangiat, Crangiac ou Crangeac, est un hameau d'Attignat (Ain), commune située au nord de Bourg-en-Bresse.
LA CHESNAYE DES BOIS (F.-A.-A.), Dictionnaire de la noblesse, t. 5, p. 288-289.
ADCO B8547 et 8548, Montluel (1356-1361).
ADCO B8557 à 8584, Montluel (1373-1417).
Annexe 9.
ADHS SA17388-174074, Charousse (1385-1414).
ADS SA13079 à 13125 et 13159 à 13182/2, Charousse (1418-1465 et 1502-1526).
ADI 8B422 à 426, Vals (1404-1409).
ADI 8B435, Vals (1417-1418).