2.1.3. Les Escartons du Briançonnais

Le cas le plus original abordé dans le cadre de cette étude est celui des communautés du Briançonnais, dont les rapports avec le Dauphin sont réglés par la charte des Escartons (1343).1018 Celle-ci ne crée certes pas de "république du Briançonnais", légende historiographique encore tenace1019, mais elle instaure un régime de semi-autonomie à l'échelle du bailliage de Briançonnais satisfaisant apparemment toutes les parties à l'époque.

La formation des Escartons survient dans un milieu déjà foisonnant en organisations communautaires de toutes sortes. Tout d'abord, le Dauphin partage les terres du Briançonnais avec de nombreux autres seigneurs, organisés en pareries. De plus, dès le milieu du XIIIe siècle, les enquêteurs delphinaux évoquent les universitates du Queyras et d'autres parties du Briançonnais. Enfin, Abriès reçoit sa charte de franchises en 1282. Il existe donc déjà des communautés paysannes, bourgeoises et nobiliaires au moment où Humbert II impose la mise en place des Escartons. Pour le Dauphin, l'intérêt immédiat de cette concession est avant tout financier, car, alors que les caisses du Trésor sont pratiquement vides, il obtient le versement de 12000 fl dans les six premières années et une rente annuelle de 4000 fl (art. 37). Quatre années plus tôt, les enquêteurs dépêchés par le pape avaient estimé le revenu annuel du bailliage à 11723 fl, soit pratiquement la même somme que celle demandée aux communautés.1020 Concrètement, le revenu du Dauphin en Queyras chute de 40% entre 1339 et 1348 et même de près de 90% entre 1322 et 1356. Pour renflouer une trésorerie mal en point Humbert II prive ainsi ses successeurs de revenus conséquents, même si le Briançonnais est l'un d'être la partie la plus riche du Dauphiné.

Pour les habitants, les principaux avantages acquis sont la liberté de réunion (art. 2), l'exemption de taille (art. 4), la liberté de lever leurs propres impôts (art. 8), l'exercice de la basse justice (art. 14 et 23), la gratuité des actes officiels (art. 15), l'annulation des condamnations pour dettes (art. 11), l'interdiction des arrestations et amendes arbitraires (art. 23, 24, 28 et 31), l'assouplissement de l'obligation de participer à la garde des châteaux (art. 26 et 28), l'attribution d'une partie des gabelles (art. 33) et surtout le statut généralisé d'hommes libres, francs et bourgeois, qui signifie la suppression de toutes les formes de servage (art. 37). Ces concessions réelles ne sont pas aussi larges que le laisseraient penser les articles 4 et 7, par lesquels le Dauphin semble renoncer à tout impôt et tout droit seigneurial. Rappelons notamment que le châtelain du Queyras continue à prélever divers impôts sur les habitants de sa châtellenie après 1343. La charte précise d'ailleurs que le Dauphin conserve un certain nombre de prérogatives : les appels et la haute justice (art. 3, 5, 14 et 23), le contrôle sur la nomination des officiers des communautés (art. 20 à 22), la propriété des principaux chemins (art. 22), le maintien partiel de l'obligation de garde, en particulier pour Château-Dauphin (art. 26 et 28), des tailles payées par une partie de la population (art. 27), la gabelle du bétail (art. 33) et enfin le renoncement des habitants à tout autre avantage auquel ils auraient pu prétendre (art. 36). Surtout, il réaffirme son autorité en déclarant que tous les hommes du Briançonnais doivent lui rendre hommage (art. 35).

L'article 12 impose l'élection annuelle de représentants, hommes ou femmes, tenus de rendre compte au Dauphin et contraints de bien remplir leurs fonctions sous peine d'inéligibilité définitive. Il s'agit d'une reconnaissance de la situation et d'une réorganisation administrative plutôt que d'une création ex nihilo, alors que la charte ne mentionne que la châtellenie du Queyras, l'une des onze communautés distinctes citées dans le texte (art. 37). Les diverses communautés de la châtellenie doivent ainsi non seulement s'entendre entre elles, mais aussi avec celles de Briançon, de Vallouise et de Saint-Martin-de-Queyrières, pour fixer la contribution de chacune au versement des 8000 fl dus au Dauphin.1021 C'est d'ailleurs la participation à ce paiement, obligatoire pour tous les propriétaires, qui définit l'appartenance aux Escartons (art. 9).

L'un des points les plus originaux de cette charte est qu'elle laisse de fait aux habitants du Briançonnais la gestion de leurs ressources naturelles, prérogative princière s'il en est. L'article 16 les autorise en effet à irriguer leurs terres en détournant l'eau des torrents, tandis que l'article 18 réserve aux non-nobles le droit d'exploiter les forêts. Cette mesure est d'ailleurs l'étonnant témoin d'une prise de conscience de la nécessité de protéger l'environnement, puisqu'elle est justifiée par le fait que les coupes trop nombreuses sont à l'origine d'inondations, d'éboulements et d'avalanches. Rappelons que l'une des conséquences de cet article est la nécessité pour le châtelain du Queyras de faire appel aux habitants pour obtenir en urgence le bois nécessaire aux travaux du château lors de l'invasion provençale.

Finalement, la particularité juridique de la charte des Escartons est qu'elle entraîne, par la force des choses, la création de communautés d'habitants dont l'aire d'influence s'étend à chacune des châtellenies du Briançonnais. L'exemple de Samoëns prouve que ce type d'organisation n'est pas propre à cette partie du Haut-Dauphiné, mais on ne trouve nulle part ailleurs sa généralisation à un bailliage entier. D'une certaine manière, cette organisation complexe facilite l'assimilation par la population du fonctionnement global de l'administration delphinale. La création du bailliage des Montagnes en 1447 ne change probablement pas les habitudes, étant donné que le chef-lieu du nouvel ensemble demeure Briançon. La présence delphinale est d'ailleurs toujours visible, à travers le réseau de fortifications et le maintien de châtelains et de juges, même si leur domaine d'intervention est plus limité qu'avant 1343. Par conséquent, le système des Escartons peut être considéré comme une forme de décentralisation plus poussée que dans d'autres régions, avec une distinction très nette entre, d'une part, les prérogatives de l'Etat, surtout militaires et judiciaires, d'autre part une autonomie poussée, notamment fiscale, dans l'administration locale.

Le fait communautaire est largement répandu dans l'ensemble de l'espace delphino-savoyard, avec une grande diversité des formes choisies et des résultats obtenus. A la base, cette dispersion est le signe évident d'une adaptation de la réponse seigneuriale – et pas seulement princière – aux spécificités locales. Les politiques delphinale et savoyarde en la matière transparaissent cependant dès qu'on élargit le champ d'analyse de la simple communauté locale à la châtellenie ou au bailliage. Dans les deux principautés, on constate ainsi le développement des villes franches, parfois de villeneuves, bailliage par bailliage, avec une unité juridique assurée par la reproduction des modèles de chartes et par l'intégration des nouvelles créations au cadre des châtellenies. Le cas de la charte des Escartons est exceptionnel, non pas par la nature des concessions qu'elle accorde aux habitants du Briançonnais, qui ne diffèrent finalement pas beaucoup de celles qu'on trouve dans les villes franches, mais par l'étendue du territoire qu'elle concerne. Dans le monde alpin, le seul groupement de communautés qui puisse lui être comparée en taille est la confédération suisse dite des huit cantons (1353-1513), mais cette dernière est avant tout une alliance militaire formée contre les Habsbourg, donc très éloignée, par sa nature même, du système mis en place en Briançonnais par Humbert II.1022

Notes
1018.

Annexe 5.

1019.

COLOMBAN (N.), Briançon et la république des Escartons, p. 8-10.

1020.

FALQUE-VERT (H.), Les hommes et la montagne en Dauphiné, p. 448.

1021.

Les 4000 fl restants sont dus par les habitants de Cézanne, Oulx, Salbertran, Exilles, Bardonnèche et Valcluson.

1022.

WÜRGLER (-A.), "Confédération", dans Dictionnaire historique de la Suisse, www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F26413.php, mai 2009.