2.2. Les élites locales, relais ou contre-pouvoirs ?

A la lecture des sources comptables, l'existence d'élites locales est une évidence, tant les mêmes noms reviennent de manière récurrente. L'analyse approfondie des différentes formes de notabilité dans l'espace delphino-savoyard constituerait un sujet en soi, qui m'emmènerait trop loin des préoccupations de la présente étude. En revanche, en raison de la nature des principaux documents du corpus, il est possible de s'intéresser à la place de ces élites dans les relations entre l'administration princière et la population, en particulier à travers l'exemple de la châtellenie de Sallanches, particulièrement bien documenté sur cette question.

Le premier groupe qui apparaît directement dans la documentation comptable est celui des officiers locaux, ces lieutenants, vice-châtelains et autres mistraux évoqués précédemment. Ils sont en effet recrutés parmi les notables de la châtellenie, qu'ils soient nobles ou bourgeois. Ainsi, en 1416-1417, le vice-châtelain de Sallanches, remplacé en cours d'exercice par Pierre de Crécherel, est Pierre de la Frasse, dont la famille est l'une des plus influentes localement, ce que manifeste la maison-forte qu'elle possède près de l'église. La famille de la Porte est sans doute l'exemple le plus caractéristique de noblesse locale incontournable : Pierre de la Porte est receveur de la terre de Gex avant son parent Humbert, forestier de la Jorasse à titre héréditaire, successivement châtelain de Charousse, receveur de ladite terre de Gex, puis châtelain de Sallanches ; son fils Angelon, bien que mineur, lui succède dans ces trois dernières fonctions, puis simplement en tant que forestier, seul charge que conserve son propre fils Humbert. Cette famille reste au contact du pouvoir pendant toute la période étudiée.

En Queyras, Albert Alberti exerce pendant plusieurs années la charge de vice-châtelain. Or, deux actes de 1419, versés au dossier concernant les réparations du château, nous apprennent qu'il est notaire1023 et qu'il possède une maison dans le village de Château-Queyras1024. Dans les deux cas, il pousse au maximum la confusion entre son métier et sa fonction du moment : il intervient en tant que notaire dans une affaire qu'il est chargé de superviser en tant qu'officier delphinal, puis reçoit le maître des œuvres dans sa propre maison et pas au château. Sans doute les travaux en cours dans le donjon rendent-ils celui-ci difficilement habitable, mais le mélange des genres n'en demeure pas moins étonnant.

D'une manière générale, il paraîtrait logique que le bras droit du châtelain, destiné à le remplacer en cas d'absence, soit un homme du cru. Or, ce cas de figure ne se produit qu'une seule fois à Montluel, avec Jean Chambre1025, jamais à Moras ou Château-Queyras. En revanche, il est relativement fréquent à Sallanches, à l'époque des Crécherel : François de Chamonix (1393-1394)1026, Pierre de l'Oche (1404-1415)1027, Pierre de la Frasse (1423-1425)1028, Jean (1425-1427)1029 et Janin Quinerit (1415, puis 1427-1428)1030 sont ainsi originaires de la châtellenie. Après le départ d'Amédée de Crécherel, Jacob de Chissé, héritier d'une des familles les plus influentes de Sallanches, solidement implantée également en Dauphiné, car elle compte parmi ses membres plusieurs évêques de Grenoble, est nommé à la tête de la châtellenie. Dans tout le corpus étudié, il s'agit du l'exemple le plus spectaculaire de renoncement à la règle tacite qui consiste à nommer un châtelain sans attache locale. Jacob de Chissé, comme ses prédécesseurs, promeut des membres de sa famille aux plus hautes fonctions, en l'occurrence Guichard (1437-1438)1031 et Petromand de Chissé (1441-1444)1032, puis un autre seigneur local, Pierre de Vorzier (1444-1446)1033, tous trois lieutenants et procureurs du châtelain.

Une chose est certaine, en ce qui concerne le cas de Sallanches : les nobles y sont particulièrement nombreux et, surtout, solidement implantés. Ainsi, parmi les vices-châtelains que je viens de citer, il est frappant de constater qu'on retrouve les familles de l'Oche, de Vorzier, de la Frasse et bien sûr de Chissé, qui possèdent toutes leur propre maison-forte dans la châtellenie. Associer ces familles à l'administration locale est sans aucun doute le meilleur moyen de les fidéliser, pratique on ne peut plus courante depuis l'Antiquité. L'accession d'une famille à la sphère dirigeante locale est donc le signe d'une ascension sociale réussie. Certaines parviennent ainsi progressivement à accéder au pouvoir, à l'instar de celle de l'Oche : en 1415, alors que Pierre de l'Oche, lieutenant et procureur d'Antoine de Crécherel depuis onze ans, cède sa place à Janin Quinerit, on apprend que Jean de l'Oche a remplacé Pasquelet Constantin au poste de vice-châtelain.1034 Auparavant, aucun membre de cette famille ne semble avoir occupé de fonction importante, bien que sa présence dans la châtellenie soit attestée dès 1372.1035 Le destin de cette famille croise alors celui des Quinerit, dont l'ascension est encore plus spectaculaire. En 1361, Pierre Quinerit tient l'office curial de Sallanches.1036 En 1450, Pierre Quinerit devient le premier non-noble à accéder au poste de châtelain de Sallanches.1037 Entre-temps, on a vu Janin, puis Jean Quinerit, occuper les fonctions de lieutenant.

Tous les nobles locaux ne connaissent pas le même type de parcours. En premier lieu, les anciens suzerains locaux sont écartés de toute responsabilité. La famille de Sallanches n'est ainsi mentionnée qu'une seule fois dans les comptes de la châtellenie, en 1286.1038 Celle de Montluel, pourtant proche de la famille de Savoie, compte parmi ses représentants plusieurs châtelains hors de ses terres ancestrales, comme Alexandre de Montluel à Mornex (1453-1466).1039 Les relations avec d'autres familles nobles peuvent être tendues. Ainsi, Pierre de Bellegarde et ses frères sont condamnés en 1367-1368 à une très lourde amende (140 fl) pour avoir refusé de prêter hommage au comte de Savoie. Ils sollicitent alors l'intervention de la comtesse Bonne de Bourbon, qui ramène l'amende à 40 fl.1040

Un compte légèrement postérieur nous livre des informations exceptionnelles sur l'identité des notables de la ville de Sallanches. En effet, en 1369-1370, le comte de Savoie fait procéder à une révision de l'impôt sur les toises des maisons, ce qui permet de disposer, dans le compte de cette année-là, d'une liste complète des propriétaires de maisons à Sallanches à cette date.1041 Outre les informations purement démographiques signalées précédemment (266 parcelles et 201 propriétaires), cette liste permet de reconstituer les réseaux d'influence des principales familles de Sallanches. En effet, dans 27 cas, la parcelle n'est pas déclarée par son propriétaire mais par une autre personne, qu'il est logique de considérer comme un proche du propriétaire. Grâce à cette information précieuse, on peut représenter par des graphes les relations entre les différents propriétaires. Le graphe ci-dessous (doc. 211) est le plus complexe obtenu (10 relations interindividuelles1042). Les nombres entre parenthèses sont, dans l'ordre, le nombre de parcelles déclarées par la famille ou l'individu et l'impôt payé, en deniers genevois (pour un total de 1329 dg).

Doc. 211. Réseau social principal de la ville de Sallanches
Doc. 211. Réseau social principal de la ville de Sallanches

A eux seuls, ces neufs groupes possèdent ainsi 35 parcelles (13% du total) et paient 219 dg (16%). Il s'agit, de loin, du réseau le plus important au sein de la ville. Ce n'est donc pas pour rien qu'on y retrouve les familles Rubin et Quinerit, la famille de la Porte occupant une place centrale grâce à ses relations privilégiées avec les financiers lombards et probablement juifs (Simon). Il est d'ailleurs intéressant de noter qu'Angelon de la Porte ne déclare aucun bien propre, alors qu'il sert d'intermédiaire aux autres groupes. Il s'agit donc, pour lui, d'un réseau de relations personnelles, qui s'explique sans doute par le prestige de sa famille, hérité en particulier de son père Humbert de la Porte. D'autres réseaux de moindre ampleur font apparaître des familles déjà rencontrées, comme celle de Viffrey Burdin, dernier vice-châtelain delphinal de Sallanches, dont le réseau "pèse" 7 parcelles et 42 dg, ou encore la famille de Vorzier (1 parcelle, 8 dg).

Cette méthode permet aussi de mettre en évidence l'importance d'autres familles, moins proches du pouvoir, mais pourtant importantes localement. C'est le cas notamment de celle de Vaud (7 parcelles, 41 dg), dont l'un des représentants cité dans ce document, Peronod, est fermier de la leyde au nom du prieur du Reposoir, de 1369 à 13931043, mais aussi et surtout des familles Fabre et Cornillon, inconnues par ailleurs, dont le réseau (18 parcelles, 74 dg) est le deuxième de la châtellenie. Il faut enfin signaler l'existence d'un réseau autour de Jean du Croso (8 parcelles, 52 dg), qui n'est probablement pas le noble montmélianais, proche des comtes Aymon et Amédée VI de Savoie, grand spécialiste des fortifications savoyardes1044, mais plutôt, comme on le verra plus loin, un maître charpentier local.

L'un des intérêts de cette liste est qu'elle nous renseigne aussi sur la place des femmes au sein de la classe des propriétaires. Sur 201 individus, on compte ainsi treize femmes, dont seulement six ne semblent pas liées, par le mariage ou par les liens du sang, aux autres propriétaires. Les femmes représentent donc 6,5% de la classe qu'on peut considérer comme la plus aisée de Sallanches. En extrapolant un peu, on comprend que les femmes apparaissent rarement dans les listes de syndics des diverses communautés mentionnées précédemment : la possibilité d'être élu au sein de ces dernières est en général réservée aux propriétaires.

Si on élargit le champ d'observation au secteur géographique auquel appartient chaque châtellenie, on constate que les Dauphins, comme la maison de Savoie, confient régulièrement des châtellenies à des nobles des environs. Pierre de Champagne, vraisemblablement originaire de ce bourg situé sur la rive droite du Rhône, en face d'Albon, est ainsi châtelain de Moras entre 1330 et 1333.1045 L'un des représentants de la famille Alleman, solidement implantée entre la Motte-de-Galaure et Mureils1046, occupe lui aussi un temps le même office.1047 Dans une moindre mesure, on a vu que les fiefs des Crécherel ou des Crangeat n'étaient pas considérablement éloignés de leurs châtellenies respectives.

Enfin, il reste un important contrepouvoir, localement et à l'échelle de la principauté, que j'ai eu l'occasion d'évoquer dans chaque exemple et sur lequel les deux administrations n'ont qu'une emprise limitée. Il s'agit naturellement de l'Eglise, plus particulièrement des monastères, collégiales et commanderies, qui disposent d'une puissance économique susceptible localement de concurrencer celle des Dauphins et de la maison de Savoie. Lorsqu'elle est perçue comme une autorité spirituelle, l'Eglise est, dans l'ensemble, choyée par toutes les maisons princières : on ne compte plus ni leurs dons, qui peuvent aller d'une simple terre à la cure de la chapelle castrale de Moras, ni leurs aumônes permanentes, comme celle versée annuellement par le châtelain de Sallanches aux religieuses de la chartreuse de Melan. En revanche, dès lors qu'elle intervient en qualité de seigneur foncier ou banal, l'Eglise est un rival ou un partenaire comme un autre. Le cas des fondations de Montfalcon et de Beaurepaire est particulièrement exemplaire : à Montfalcon, le Dauphin et les Hospitaliers parviennent à s'entendre sur l'administration de la châtellenie, alors qu'à Beaurepaire, les sources donnent le sentiment que le Dauphin s'est approprié un territoire relevant initialement de ces mêmes Hospitaliers, problème réglé ultérieurement par la cession du château par ces derniers.

En fin de compte, que ce soit en Dauphiné ou en Savoie, le pouvoir central parvient dans l'ensemble à gérer les particularismes locaux sans trop affaiblir son autorité, en associant la noblesse, les notables et les communautés d'habitants à la gestion locale. Toutefois, la période étudiée commence et s'achève par des décisions politiques majeures, en lien direct avec les secteurs étudiés, qui témoignent de deux approches très différentes de cette question de la centralisation administrative et politique.

La première est prise par Guigues VII, qui annihile la puissance de son maréchal Obert Auruce en Valcluson, entre 1243 et 1260, en recourant à toutes les possibilités que lui offre le droit seigneurial1048, et fait de même avec Robert Bermond, dont la révolte de 1259 sert de prétexte pour reprendre en main des droits tenus par sa famille à Saint-Martin-de-Queyrières et en Queyras. Humbert II neutralise de la même manière le seigneur de Bardonnèche en 1334.1049 On a vu en outre que l'extension en Viennois du réseau castral delphinal plaçait sous étroite surveillance les seigneurs de Bressieux, Clérieux ou Montchenu, alors que les Alleman, notamment, comptent tout au long de la période étudiée parmi les plus fidèles soutiens des Dauphins, même après le Transport. Ainsi, au moment de ce dernier, les Valois acquièrent une principauté où la grande noblesse est dans l'ensemble mise au pas, ce qui facilite la redistribution des cartes opérées par Louis II à partir de 1447.

Les comtes de Savoie, pour leur part, paraissent avoir suffisamment affirmé leur pouvoir dans la première moitié du XIIIe siècle pour ne pas rencontrer les mêmes obstacles. En revanche, les tensions de la minorité d'Amédée VIII et la guerre larvée entre les deux comtesses, Bonne de Bourbon et Bonne de Berry, préludent des crises beaucoup plus graves que doivent affronter, dans la seconde moitié du XVe siècle, Louis Ier et Anne de Lusignan, puis Amédée IX et Yolande de France.1050 Le système de gouvernement savoyard, qui s'appuie en grande partie sur les grandes familles de la noblesse, entre ainsi en crise dès que l'autorité du pouvoir central faiblit. La solution mise en place pour faciliter l'administration de la principauté à partir du principat d'Amédée VIII et surtout de celui de son fils, c'est-à-dire la partition du duché et la création de Chambres des comptes autonomes à Genève et Turin, apparaît ainsi comme une concession à la grande noblesse, au détriment de l'unité du duché.

Notes
1023.

ADI B4364, Château-Queyras (1419) : (…) nobilis Alberti Alberti, notarii Castri Cadracii, uicecastellani Cadracii (…).

1024.

Ibid. : (…) apud Cadracium infra domum nobilis Alberti Alberti, uicecastellani dicte loci (…).

1025.

ADCO B8556, Montluel (1371-1372).

1026.

ADS SA14217, Sallanches (1393-1394).

1027.

ADS SA14224 à 14228, Sallanches (1404-1415).

1028.

ADS SA14237 et 14238, Sallanches (1423-1425).

1029.

ADS SA14239 et 14240 , Sallanches (1425-1427).

1030.

ADS SA14228 et 14241, Sallanches (1414-1415 et 1427-1428).

1031.

ADS SA14251, Sallanches (1437-1438).

1032.

ADS SA14255 à 14258, Sallanches (1441-1444).

1033.

ADS SA14258 et 14259, Sallanches (1444-1446).

1034.

ADS SA14228, Sallanches (1414-1415)

1035.

MARIOTTE (J-Y.) (dir.), Histoire des communes savoyardes, Le Faucigny, p. 273.

1036.

ADS SA14185, Sallanches (1360-1361).

1037.

ADS SA14265, Sallanches (1450-1451).

1038.

ADS SA13783, Sallanches (1283-1286) : les héritiers d'Aymon de Sallanches paient un cens de 12 d pour leur maison.

1039.

ADS SA11877 à 11882, Mornex (1453-1466).

1040.

ADS SA14192, Sallanches (1367-1368) : l'amende est inscrite en intégralité dans les recettes et une dépense de 100 fl pour le compte de Bonne de Bourbon est enregistrée l'année suivante.

1041.

ADS SA14194, Sallanches (1369-1370) et annexe 12.

1042.

Durand Rubin déclare deux parcelles différentes pour le compte d'Odéon Gontrous et Viffred Quinerit en déclare une pour son parent Jaquinet, ce qui explique que seules 8 relations soient représentées.

1043.

ADS SA14194 à ADS SA14216, Sallanches (1369-1393).

1044.

Commissaire aux fortifications de la Bresse en 1343, il dirige les travaux de construction de la bâtie de Remens.

1045.

ADI 8B360 à 362, Moras (1330-1333).

1046.

Galaure et Valloire, p. 38, 63, 75 et 78.

1047.

ADI 8B382, Moras (1371-1372).

1048.

FALQUE-VERT (H.), L'homme et la montagne en Dauphiné, p. 394-404.

1049.

Ibid., p. 408-410.

1050.

LEGUAY (J.-P.) (dir.), Histoire de la Savoie, t. 2, p. 293-294 et 430-431.