Dans l'Occident médiéval, les marchés et les foires sont, par excellence, les lieux où sont conclues les principales affaires commerciales. Chacune des quatre châtellenies étudiées possède son marché, autorisé à chaque fois par un acte souverain, qu'il s'agisse des chartes de franchises de Moras (1227) et de Montluel (1276), ou d'une décision spécifique du suzerain, à Abriès (1259) comme à Sallanches (1305).
Le marché d'Abriès est le seul qui ne se déroule pas au chef-lieu de la châtellenie, dont on sait qu'il ne s'agit probablement en 1282 que d'un simple hameau. Pragmatique, Humbert Ier décide d'autoriser un marché ailleurs qu'à Château-Queyras et surtout sur la route de Luserne, où une partie des nobles du Queyras avaient pris l'habitude de faire son marché. Or, Luserne est située hors de la juridiction du Dauphin, qui ne peut donc pas tirer bénéfice de ces échanges, qui profitent financièrement aux Lusernois. La création d'un marché, qui doit se tenir à Abriès tous les mercredis, est donc la solution mise en place pour combler ce manque à gagner. Guigues VII veut visiblement en faire un pôle économique majeur, ce pourquoi il accorde des séries de garanties aux marchands et aux Queyrassins, tout en contraignant ces derniers à être présents chaque semaine. Malgré ces mesures, ce marché ne rapporte en 1265 qu'1% du revenu de la châtellenie et ne conserve sans doute qu'une importance locale par la suite. Ce revenu est tiré d'un péage tenu par le châtelain en Abriès chaque mercredi, qui prévoit un tarif pour chacun des biens suivants : bœuf, vache, âne, cheval, jument, porc, mouton, brebis, agneau, chèvre, bouc, chanvre, toile, épices, ail, oignon, arc, arbalète, lance, casque, faux ou bouclier.1061 Ainsi, les échanges au sein de la châtellenie du Queyras ne concernent pas les blés, qui représentent pourtant la quasi-totalité des recettes en nature perçues par le châtelain, mais plutôt les deux autres activités évoquées précédemment à propos de cette terre (élevage et métallurgie). Cela confirme qu'en Queyras, la céréaliculture est destinée avant tout à assurer la subsistance de la population. La protection de ce marché est l'une des missions qui incombent au châtelain, ainsi qu'aux habitants d'Abriès, après la promulgation de la charte de 1282.
Quittons le Queyras, mais restons en montagne, en nous intéressant au marché de Sallanches. On ne dispose pas, pour ce dernier, d'une tarification semblable à celle d'Abriès. En revanche, on connaît bien son fonctionnement grâce aux comptes de la châtellenie. Ici, point de péage directement sur les marchandises, mais chaque marchand doit payer un droit d'entrée pour avoir un emplacement sous la halle, édifice monumental témoignant du caractère urbain de Sallanches. Le châtelain perçoit sur chaque transaction une taxe dont le taux varie en fonction des biens et des périodes. Dans la plupart des châtellenies disposant d'un marché, c'est le produit de cette taxe qui est mentionné sous le terme générique de lods et ventes. A Sallanches, contrairement à l'exemple précédent, des transactions peuvent être conclues hors des jours de marchés ; elles sont alors qualifiées de ventes extra franchesiam.1062 Toute tentative de fraude est naturellement passible d'une condamnation : en 1358-1359, deux Sallanchards passent en jugement, l'un pour avoir déplacé son banc sans autorisation, l'autre pour avoir tenté de pénétrer là où sont conservées les mesures officielles.1063 La rubrique des lods et ventes devrait donc permettre d'évaluer l'importance des échanges commerciaux au sein de chaque châtellenie. Ceux-ci sont parfois très réduits : à Moras, le montant maximum perçu par le châtelain pour la période étudiée est de 240 d en 1371-13721064, alors qu'ils atteignent 610,2 d à Montluel en 1428-14291065, 1917,6 d en Queyras en 1326-13271066 et même 2412,8 d à Sallanches en 1443-1444.1067 Je préfère ne pas m'attarder sur l'évolution de ce revenu, dont le niveau est extrêmement variable d'une année sur l'autre, car il est particulièrement lié aux conditions économiques locales.
Les marchés sont doublés, à certaines dates, par des foires locales dont l'ampleur et le rayonnement ne sont pas connus. A Moras, une foire a lieu chaque année à la Sainte-Catherine (25 novembre).1068 A Sallanches, il existe deux grandes foires centrées sur les fêtes de Noël et de la Saint-Jean. Toutes deux sont centrées sur des temps forts du calendrier liturgique, la foire de la Saint-Jean coïncidant en outre avec le départ des troupeaux vers les alpages. Ces foires ne sont cependant rien à côté des deux plus grands rendez-vous économiques de la région : les foires de Genève, concurrencées, puis supplantées par celles de Lyon à la fin du XVe siècle. L'histoire de leur rivalité, qui s'étend assez largement au-delà de la période étudiée, est bien connue1069 et je n'y reviendrai pas dans le détail ici. Rappelons simplement qu'alors que les foires de Genève sont attestées dès le XIIe siècle, celles de Lyon naissent en 1420 et prennent réellement leur essor à partir de 1462-1463. Ce qui m'intéresse le plus dans cet exemple est la manière dont Louis XI, fin connaisseur d'une région qu'il a parcourue pendant dix ans (1447-1457), joue sur les faiblesses économiques et politiques du duché de Savoie. Il interdit en effet dès 1462 aux marchands français de se rendre aux foires de Genève, aligne les dates de celles de Lyon sur ces dernières et incite dans le même temps les marchands italiens à venir à Lyon. Cette stratégie, qui concerne des courants commerciaux de grande ampleur, ressemble à s'y méprendre à celle mise en œuvre par Guigues VII, puis Humbert Ier, pour promouvoir le développement du marché d'Abriès.
FALQUE-VERT (H.), L'homme et la montagne en Dauphiné, p. 113-116.
ADS SA14191, Sallanches (1366-1367).
ADS SA14183/2, Sallanches (1358-1359).
ADI 8B382, Moras (1371-1372).
ADCO 8B595, Montluel (1428-1429).
ADI 8B20, Queyras (1326-1327).
ADS SA14257, Sallanches (1443-1444).
ALLARD (G.), Dictionnaire du Dauphiné, t. 2, p. 195.
LEGUAY (J.-P.) (dir.), Histoire de la Savoie, t. 2, p. 425-428.