3.2.3. Des acteurs : les Lombards, les notaires, les artisans… et les autres

Quand on parle d'échanges et de commerce, il est facile d'oublier qu'ils sont le fait d'individus ou de groupes, avec leurs intérêts propres. Les sources comptables permettent de deviner, au moins en partie, la place des différents groupes sociaux dans le tissu économique local.

L'habitude pousse d'abord à rechercher le groupe le plus fréquemment associé, avec la communauté juive déjà évoquée précédemment, aux affaires financières médiévales : les Lombards. Les travaux de Frédéric Chartrain sur les usuriers juifs et lombards du Dauphiné sont la seule synthèse récente sur ce sujet plus complexe qu'il n'y paraît au premier abord.1079 Les Lombards sont en effet solidement implantés en Dauphiné : suite à une enquête diligentée par Humbert II en 1337, on recense 78 prêteurs sur gages, réunis dans 39 casane lombardes, dispersées dans 37 villes et villages de la principauté.1080 Parmi ces localités, on trouve notamment Albon, Moras et Vals, soit le cœur historique du comté d'Albon, preuve que des rapports ont été établis de longue date entre le Dauphin et les financiers lombards, même si ces derniers traitent avec l'ensemble de la population. Ce sont d'ailleurs les griefs de cette dernière envers les prêteurs juifs et lombards qui constituent le cœur de l'enquête de 1337. En Queyras, la présence d'une casane lombarde est attestée dans les comptes de la châtellenie à partir de 1322.1081 Cette présence quotidienne des Lombards n'est pas propre au Dauphiné. A Montluel, un maçon du nom de Pierre Lombard intervient ainsi dans le cadre des travaux du château en 1356-1357.1082 A Sallanches, Angelon de la Porte déclare en 1370 la "maison des Lombards", pour le compte de ces derniers, lors de la révision de la taxe sur les toises des maisons.1083 Bref, les Lombards sont, à l'échelle locale, des acteurs absolument incontournables de la vie économique, par les prêts qu'ils consentent, mais aussi, naturellement, les impôts qu'ils acquittent.

Un deuxième groupe social occupe une place importante dans les châtellenies delphino-savoyardes. Il s'agit des notaires, dont il faut rappeler qu'ils sont investis, par le Dauphin ou le prince de Savoie, de l'autorité impériale.1084 Ceux qu'on croise le plus souvent sont les titulaires de l'office curial (curia papirorum) de la châtellenie, c'est-à-dire ceux qui rédigent tous les actes officiels liés à l'exercice de l'autorité par le châtelain, ce qui peut aller jusqu'à la rédaction d'un compte extraordinaire par Pierre Grenier, notaire public de Miribel, en 1361.1085 Ce sont des familiers de ce dernier, qui leur confie ponctuellement des tâches particulières. Jacob Broisse, notaire public de Sallanches, se déplace par exemple à Cluses, en 1369-1370, pour y acheter au nom du châtelain des pièces de bois pour les travaux effectués dans la grande tour du château.1086 Certains d'entre eux parviennent à faire une très belle carrière administrative : Albert Alberti, notaire de Château-Queyras, devient vice-châtelain du Queyras ; les Quinerit, famille de notaire sallanchards, placent l'un d'entre eux à la tête de la châtellenie en 1450 ; Nycod Festi, rédacteur des Statuts de Savoie, est issu d'une autre famille de notaires mentionnée dans le recensement de 1370. D'autres, de manière plus prosaïque, disposent de biens importants et participent activement au développement des échanges au sein de leur châtellenie. Ainsi, en 1417 et 1418, le châtelain de Montluel reverse à un notaire du lieu 7,5 ânées de vin.1087 La plupart du temps, les notaires se signalent juste par le versement annuel d'un cens en cire au châtelain ou, en Savoie, directement au trésorier, type de paiement pratiquement réservé à leur corps de métier.

Le dernier groupe auquel on peut trouver une certaine forme d'unité est celui des artisans, qu'on connaît principalement à travers les 342 mentions d'opera recensées dans le cadre de cette étude. Sur l'ensemble de la période étudiée, on trouve la mention explicite (nom et profession) de 47 charpentiers, 22 maçons, 5 charpentiers/maçons, 11 forgerons, 1 affaneur et 1 ferrailleur. Ceux que je qualifie ici de charpentiers/maçons sont ceux qui reçoivent cette appellation, comme par exemple Bartholomée du Chaley à Moras en 1400-1401.1088 Dans la pratique, il arrive fréquemment qu'un même artisan soit qualifié, selon la nature principale de la tâche pour laquelle il est payé, de charpentier ou de maçon. Le titre en lui-même ne définit donc pas la spécialité de l'artisan. L'existence d'une hiérarchie entre les artisans eux-mêmes est confirmée par le qualificatif de "maître" accolé à un nombre très restreint d'entre eux : Jean Morel et Pierre Gaillard, charpentiers de Montluel, Girard Revol du Queyras et Jean Ponsier de Montluel, forgerons, Guillaume de Montbéliard, ferrailleur et enfin Jean du Croso, charpentier de Sallanches. Les trois maîtres charpentiers sont toujours commis à la direction de chantiers, au contraire des autres artisans, qui permutent régulièrement entre un poste de chef de chantier et de simple ouvrier.

Le caractère incomplet des comptes dauphinois représente un handicap certain pour une réelle étude de ces artisans et de leur place au sein des châtellenies. En effet, ils ne mentionnent la plupart du temps pas le nom des intervenants ou leur qualité, se contentant de citer la profession des principaux intervenants (un maçon, deux manœuvres, etc.). Sans rentrer trop dans le détail, on peut affirmer sans grand risque d'erreur que l'écrasante majorité du recrutement des ouvriers pour les chantiers de réparation des châteaux concerne en priorité le territoire de la châtellenie et son environnement immédiat (doc. 216). Une nouvelle fois, la documentation delphinale donne une image tronquée de la réalité de ce recrutement, dont on peut supposer qu'il se rapproche, à Moras et à Château-Queyras, de ce qu'on observe dans les deux autres exemples : des ouvriers et chefs de chantiers recrutés sur place, des artisans spécialisés (les forgerons, surtout) sollicités parfois hors des limites de la principauté (jusqu'au Lyonnais voisin dans le cas de Montluel).

Doc. 216. Lieux d'où sont originaires les artisans intervenant dans les travaux concernant les quatre châteaux étudiés
  recrutement local recrutement régional
Montluel Balan, Montluel Anse, Bourg-en-Bresse, Coligny, Lyon, Seyssel, Varey
Moras Moras  
Queyras Château-Queyras, Souliers
Sallanches Cordon, la Pierre Mabert, la Pierre Molent, Passy, Sallanches Cluses, Crest 1089 , Scionzier, Veil

Même en Savoie, la masse des anonymes et de la main-d'œuvre non-qualifiée reste la plus nombreuse et, aux 87 artisans identifiés mentionnés plus haut, il faut ajouter au moins 509 personnes, soit qu'elles appartiennent à la classe des manœuvres, soit qu'elles ne soient pas nommées. Parmi cette main-d'œuvre, une seule femme est citée (Margeron Chanale, de Sallanches). En moyenne, chaque série d'opera nécessite donc pratiquement l'intervention de deux personnes, sachant que, dans la pratique, une seule personne est le plus souvent affectée à une tâche donnée, tandis que certains grands chantiers requièrent jusqu'à 90 personnes. C'est dans ce type de situation que le châtelain, le maître des œuvres ou le commissaire aux fortifications doit associer une bonne maîtrise personnelle de l'organisation de travaux, ou s'appuyer sur les quelques charpentiers dont le nom revient fréquemment, notamment les trois maîtres mentionnés plus haut.

D'autres professions ou statuts sociaux sont enfin ponctuellement mentionnés dans la documentation comptable. Cela va de groupes dont l'importance dans la société médiévale n'est plus à démontrer et que j'ai déjà évoqué, comme les marchands et les religieux (moines, moniales, prêtres, maîtres d'écoles, etc.), à des personnages plus inattendus. Je citerai ainsi Girard Trépied, receveur de la cire en Savoie, qualifié en 1357 de valet de chambre d'Amédée VI1090, Jean de Leymont, fourrier de ce même comte de Savoie1091, ou encore Simon Colli, trompette du même Amédée VI, qui lui accorde en 1363-1364 la jouissance perpétuelle du moulin comtal de Miribel.1092 On pourrait les énumérer sans fin, montrant ainsi la diversité des traitements de faveur accordés par les princes ou leurs administrations respectives.

Notes
1079.

CHARTRAIN (F.), "Le point de non-retour. L'endettement de deux communautés rurales dauphinoises envers les prêteurs lombards et juifs" et L'enquête delphinale de 1337 sur les abus delphinaux et l'usure.

1080.

CHARTRAIN (F.), L'enquête delphinale de 1337 sur les abus delphinaux et l'usure, p. 25, n. 5.

1081.

ADI 8B610, Queyras (1321-1322).

1082.

ADCO B8547, Montluel (1356-1357).

1083.

Annexe 12.

1084.

Voir notamment la formulation employée par Durand Robin, rédacteur de l'acte retranscrit dans l'annexe 9.

1085.

ADCO B8356, Miribel, pièce-jointe (1361).

1086.

ADS SA14194, SAllanches (1369-1370).

1087.

ADCO B8584 et 8585, Montluel (1416-1418).

1088.

ADI 8B417, Moras (1400-1401).

1089.

Il s'agit de l'actuel Crest-Voland, dans la châtellenie de Flumet.

1090.

ADCO B8547, Montluel (1356-1357).

1091.

ADCO B8549, Montluel (1361-1362).

1092.

ADCO B8359, Miribel (1363-1364).