Conclusion

Deux principautés qui se partagent un même espace : c'est ainsi qu'on pourrait définir, au niveau le plus élémentaire, les relations entre le Dauphiné et la Savoie au cours de cette longue période qui s'étendu du milieu du XIIIe siècle à la fin du XVe siècle.

Mais qu'est-ce qu'une principauté médiévale ? Ou plutôt, car on pourrait dire que la réponse à cette question va de soi – un ensemble de territoires soumis à l'autorité d'un grand seigneur ne relevant d'aucune autorité royale – qu'est-ce qui différencie, sur le long terme, une principauté de ses voisines ? On pourrait reformuler ainsi la problématique à l'origine de cette étude, dont la portée ne se limite donc pas à ces deux principautés. Pourquoi le Dauphiné et la Savoie, dont l'origine, le territoire et l'organisation interne paraissent a priori si semblables, connaissent-ils un destin si différents l'un de l'autre dans les derniers siècles du Moyen Age ? En tirant le bilan de cette étude, je pense pouvoir apporter un certain nombre de réponses à ces questions, ainsi qu'un éclairage nouveau sur l'histoire commune du Dauphiné et de la Savoie.

Au cœur des deux principautés et de cette recherche, on trouve les châteaux, qui gravitent dans un ensemble de réseaux extrêmement denses de sites fortifiés de toutes natures. Les quatre exemples étudiés dans le détail témoignent de la diversité de l'architecture castrale régionale : Moras, castrum comtal des Xe-XIe siècles dominé par une motte, auprès duquel s'est regroupée la population locale ; Montluel, château seigneurial du XIe ou du XIIe siècle surplombant un centre urbain, agrandi et transformé en "palais" par les Dauphins, puis les comtes de Savoie, au cours du XIVe siècle ; Sallanches, autre château seigneurial abritant un vaste logis et une église paroissiale rurale, délaissé par les ducs de Savoie au XVe siècle ; enfin, Château-Queyras, forteresse monumentale pratiquement inexpugnable bâtie – ex nihilo ? – dans la seconde moitié du XIIIe siècle. Cette diversité ne doit pas masquer, cependant, un grand nombre de points communs, qui constituent la base de ce qu'on peut appeler le château delphino-savoyard.

Celui-ci n'est pas en soi un édifice particulièrement original. On y trouve un ensemble de bâtiments (logis, grande tour, cuisine, prison, etc.) organisés en une haute-cour, pôle seigneurial servant à la fois de résidence et de lieu d'exercice du pouvoir. C'est en général cet ensemble que les sources écrites régionales qualifient de donjon. Il est associé, dans la plupart des cas, à une basse-cour abritant des bâtiments utilitaires et un noyau d'habitation, entourée de remparts et éventuellement de fossés, quand le relief n'est pas jugé suffisant pour décourager l'assaillant. A Moras, l'étude croisée des comptes de la châtellenie et du Probus apporte un éclairage original – même faible – sur le statut de la basse-cour et de ses habitants, lesquels n'ont pas les mêmes droits ou devoirs que ceux du bourg proprement dit. C'est sans doute une des questions qui mériterait le plus d'être approfondie : alors que le recoupement des enquêtes de terrain et des sources écrites permet de bien différencier les espaces internes des châteaux et d'analyser leur mode de défense, il ne permet guère d'avancer sur l'étude de l'organisation interne des basses-cours. On devine pourtant, à travers les exemples étudiés, que ce sont des lieux de vie au même titre que les hautes-cours et que leur place au sein des châtellenies en fait des interfaces quotidiennes entre les châtelains et la population. La présence d'une église paroissiale, comme à Sallanches ou Montluel, contribue évidemment au développement de cet espace semi-public, sur lequel tout reste à écrire, ou presque, que ce soit dans l'espace delphino-savoyard ou ailleurs, la plupart des fouilles archéologiques de sites castraux menées en Europe concernant le pôle seigneurial.

La dualité entre donjon et basse-cour, héritée des mottes castrales apparues au tournant de l'an mil dans tout l'Occident, permet de souligner la permanence de formes architecturales anciennes au cours de l'époque étudiée. Cette permanence, ou plutôt cette continuation, se manifeste en particulier dans la préférence accordée, dans la région, aux tours-maîtresses quadrangulaires, aux dépens des tours circulaires à la mode en France et en Angleterre dès la fin du XIIe siècle, même si ces dernières existent également. Elle n'empêche pas pour autant l'apparition de types de fortifications propres à la région étudiée, comme les bâties ou les carrés savoyards du pays de Vaud. Tourné vers la France, mais aussi l'Angleterre et l'Empire (Provence, Italie, Bourgogne…), l'espace delphino-savoyard voit ainsi se développer des formes d'architecture castrale inspirées de ce qui se passe chez ses voisins. Les châteaux savoyards du pays de Vaud, dont la construction est entreprise par Pierre de Savoie, peuvent ainsi être rapprochés à la fois des châteaux des seigneurs de Montfaucon-Montbéliard, de forteresses impériales, comme Castel del Monte ou des châteaux philippiens du début du XIIIe siècle.

Outre des informations sur l'organisation interne des châteaux, l'apport essentiel de la documentation comptable est la description de ces séries de structures légères, palissades, latrines, galeries et chaffaux, dont le renouvellement incessant, qui montre à quel point il est vain de vouloir brosser le portrait fidèle d'un château à une date donnée, témoigne de l'attention que leur portent les souverains des deux principautés. Les comptes de châtellenies nous révèlent ainsi l'existence, et parfois l'emplacement approximatif, de ces structures rarement mises en évidence lors des fouilles archéologiques, en raison de l'effondrement des édifices eux-mêmes. Ces informations, ajoutées à celles dont on dispose sur la construction des bâties du début du XIVe siècle, contredisent l'hypothèse, longtemps admise par les castellologues, du château de pierre succédant au château de terre et de bois. Le château des XIIIe-XVe siècle associe ainsi en permanence des édifices principaux en pierre (logis, grande tour, cuisine) à ces éléments mobiles en bois, ainsi qu'à d'autres bâtiments en général construits en matériaux périssables (écuries, granges). Les châteaux du Dauphiné et de Savoie sont en outre construits si possibles en matériaux locaux, que ce soit pour la pierre (carrières de Montluel) ou le bois (sapin à Sallanches, mélèze à Château-Queyras). Pour les matériaux manquants, les châtelains recherchent la solution la plus pratique, par exemple le flottage du bois sur le Rhône depuis son lieu de coupe jusqu'à Miribel.1094

Les comptes de châtellenies nous donnent aussi un aperçu de la vie à l'intérieur de ces forteresses, en particulier du donjon, où résident principalement le châtelain, sa famille, ses familiers et les hommes d'armes chargés de sa défense. Le mobilier cité dans les comptes est sommaire : coffres, bancs, tables, dressoirs, chaudrons… sans oublier l'armement, lui aussi plutôt limité avant l'arrivée de l'artillerie. Sans doute s'agit-il des biens laissés à la disposition du châtelain par l'administration princière, complétés par ses propres meubles et équipements, point sur lequel la documentation officielle est forcément muette. Le confort des châteaux princiers n'est par ailleurs pas seulement lié à la manière dont ils sont meublés. Le soin apporté au chauffage et l'isolation, surtout dans les châteaux alpins, est un critère essentiel permettant de reconnaître l'importance du site. Le logis doit ainsi posséder au moins une cheminée, des dispositifs de cloisonnement et de circulation par l'extérieur permettant d'isoler au mieux les espaces de vie et avoir une toiture en bon état. Ce sont des postes réguliers des dépenses châtelaines : on ne compte ni les réfections de toitures, ni celles des cheminées. Si ces dernières sont parfois connues grâce à l'archéologie, notamment dans des édifices secondaires comme le logis seigneurial de Montfalcon ou les maisons-fortes, on ne sait des systèmes de couvertures pratiquement que ce que les textes veulent bien nous apprendre, étant donné la rareté des édifices médiévaux encore en élévation dans la région. En cela, certains comptes-rendus de travaux, comme la réfection de la halle de Sallanches en 1394-1396, représentent des sources inestimables pour l'histoire des techniques de construction. L'éclairage, quant à lui, est assuré par de multiples ouvertures elles aussi remaniées en permanence, ainsi probablement que par d'autres dispositifs amovibles, telles les lampes à huile utilisées dans la chapelle de Montluel.

Les chapelles castrales sont un élément incontournable du château, mais leur fonction varie d'un ensemble à l'autre. Celles de Sallanches, Moras et Montluel, situées hors du donjon, sont des lieux de culte paroissial et donc des espaces permanents de circulation, difficiles à protéger. Les choix défensifs des architectes sont révélateurs de l'importance toute relative accordée aux édifices de culte : à Moras, l'église Notre-Dame est située hors de l'enceinte du XIVe siècle, tandis qu'à Montluel, elle est adossée au rempart et flanquée d'une tourelle. Dans tous les cas, l'église ou la chapelle est située entre le bourg et le logis, c'est-à-dire sur le trajet emprunté par tout éventuel assaillant, participant ainsi à la défense en profondeur du château. On ne peut que supposer que, si les défenseurs sont prêts à sacrifier la chapelle pour retarder les assaillants, ces derniers ne doivent guère être freinés par une éventuelle crainte religieuse… A propos des chapelles, on peut aussi noter que l'hypothèse de l'existence d'une seconde chapelle, à Moras et Château-Queyras, connue dans de grands châteaux royaux aussi bien que dans certaines maisons-fortes, indiquerait, si elle venait à être vérifiée, une volonté de distinguer plus fortement un espace privé au sein de l'ensemble castral.

Les conditions naturelles jouent un rôle déterminant dans le choix des sites. La position en hauteur est largement privilégiée, bien qu'il existe des châteaux de plaine ou de rive, notamment en Bresse et autour du lac Léman. L'emplacement s'impose parfois de lui-même, comme dans les cas de Moras et de Château-Queyras, voire celui de Montluel. Même à Sallanches, où aucun emplacement ne semblait a priori plus intéressant qu'un autre, le château est bâti sur une légère éminence au-dessus de la ville. Le pôle seigneurial est systématiquement implanté dans la partie la plus haute, même si cela n'est plus forcément le cas au XIVe siècle, comme à Montluel, ou l'édification de la grande tour est postérieure à celle du vieux château. On retrouve ainsi les procédés bien connus de système défensif horizontal et vertical, le premier reposant sur l'imbrication des enceintes et fossés, le second sur le fait de toujours surplomber l'éventuel assaillant. L'amplitude et l'orientation du champ de visibilité participent activement au choix de l'emplacement des sites, mais aussi à leur évolution au cours du temps, comme le montrent les exemples de l'érection de la grande tour de Montluel, qui améliore les possibilités de surveiller la vallée du Rhône depuis le château, ou, au contraire, de l'inféodation de la maison de Gex une fois celle-ci devenue inutile sur le plan stratégique.

Surtout, on bâtit sans cesse de nouveaux ensembles fortifiés au sein de l'espace delphino-savoyard, jusqu'au milieu du XVe siècle, tout en conservant aux châteaux leur place centrale dans le dispositif administratif et militaire. Les constructions nouvelles viennent s'intégrer à un empilement de réseaux, déjà complexe au début de la guerre delphino-savoyarde, tous régis par de grands principes communs : la notion de ressort direct du château, liée au besoin d'une distance minimale entre les centres administratifs relevant d'une même principauté ; celle d'aire d'influence, remise en question par la construction de tout nouvel ensemble fortifié ; celle, cette fois seulement pour les princes et les plus grands seigneurs, d'efficacité du réseau local, qui implique que chaque château, maison-forte ou autre site fortifié doit avoir un intérêt dans l'organisation administrative, militaire ou économique de la châtellenie ou du bailliage. C'est l'étude de l'environnement des châteaux, à l'échelle de la châtellenie et du bailliage, qui a conduit à considérer ces trois critères – ressort, aire d'influence, efficacité du réseau – comme déterminants dans la constitution des réseaux castraux delphino-savoyards. Pour étudier les réseaux castraux au sein d'un espace, il est nécessaire de prendre en compte la totalité des ensembles fortifiés qui y sont implantés à une date donnée. C'est pourquoi cette analyse a été restreinte à quelques bailliages, considérés a priori comme représentatifs de la diversité de l'espace delphino-savoyard. La cohérence d'ensemble des résultats obtenus permet de considérer que cette méthode est valable, avec toutes les réserves qu'il faut avoir dès lors qu'on travaille sur un échantillon et non sur un corpus exhaustif.

La prise de conscience de l'existence de ces réseaux a permis le développement d'un modèle théorique, qui permet d'estimer, dans un territoire où on a recensé la majeure partie des ensembles fortifiés médiévaux, la superficie d'une châtellenie et d'en donner les limites approximatives. Bien que cette méthode ne soit applicable que dans les zones peu accidentées, elle constitue, à ma connaissance, la première proposition de modélisation des formes territoriales du Moyen Age dans la région. Seule son application dans d'autres parties de l'espace delphino-savoyard pourra permettre d'en vérifier la validité et la précision. Cette approche spatiale des relations entre les différents types d'ensembles fortifiés permet en tout cas de confirmer que, dans les zones étudiées, les limites des châtellenies, dont dérivent celles des communes actuelles, correspondent à des zones d'influence au sein desquelles un pôle fortifié majeur peut être relayé par des ensembles secondaires.

Il me paraît essentiel de souligner deux points. Premièrement, ces pôles secondaires peuvent avoir des fonctions militaires, mais aussi administratives et économiques, comme dans le cas d'Abriès, bourg dont les Dauphins font le pôle économique de la châtellenie du Queyras, ses remparts en faisant un poste de défense avancé en cas d'attaque savoyarde. C'est encore un exemple de défense en profondeur, cette fois à l'échelle de la châtellenie, dont on a vu qu'il faisait écho à l'organisation d'un véritable réseau de fortifications à celle du bailliage. Deuxièmement, cette organisation à la fois politique, économique et militaire repose sur l'association d'autres seigneurs à la défense du territoire et à son administration. L'exemple de Sallanches est sans doute le plus exemplaire de ce point de vue, avec sa série de maisons-fortes, dont les propriétaires reçoivent des charges officielles au sein de la châtellenie. Les Dauphins, puis la maison de Savoie, en menant la même politique, assurent ainsi la défense de leur ville contre d'éventuels assaillants, tout en limitant les risques de rébellion de l'un ou l'autre de leurs vassaux.

L'étude conjointe des châteaux, de leur organisation dans l'espace et du fonctionnement des châtellenies en dépendant a conduit, progressivement, à définir ce qui me paraît différencier le plus les deux principautés au cours de la période qui nous intéresse ici : la nature et l'évolution des pratiques du pouvoir face à l'ensemble de la population. Il faut d'abord noter qu'au cours de la période étudiée, le Saint-Empire apparaît la plupart du temps comme une entité tellement éloignée qu'elle en paraît abstraite. On peut sans doute y voir une conséquence de son instabilité politique : douze rois des Romains, contestés par cinq "antirois", se succèdent entre la mort de Frédéric II (1250) et l'avènement des Habsbourg (1437), contre seulement neuf souverains en Savoie. Deux dynasties impériales jouent cependant un rôle important dans le développement de l'Etat savoyard : les Luxembourg, dont l'appui se traduit par l'érection de la Savoie en duché en 1416, et les Habsbourg, qui accèdent à la dignité impériale pour la première fois au tournant des XIIIe et XIVe siècles et dont la puissance naissante limite les possibilités d'expansion de la Savoie vers l'Est. Pour le reste, bien que le Dauphiné et la Savoie restent, en théorie, des principautés d'Empire, elles sont indépendantes de fait pour la période qui nous intéresse et très largement tournées vers la France, cela bien avant 1349, mais aussi vers l'Italie, les pays alpins, la Méditerranée, ou encore le monde anglo-normand. La circulation des biens – et son corollaire, celle des monnaies – ainsi que celle des personnes témoignent de la richesse de ces échanges au sein de l'espace delphino-savoyard. Sans former un monde clos, celui-ci constitue donc le point de rencontre de traditions politiques et économiques différentes, déjà perçues à travers le développement de diverses formes d'architectures castrales.

Le critère économique, d'abord, ne doit pas être négligé dans la compréhension de cet espace. C'est en effet l'état déplorable des finances locales qui pousse Humbert II, dès 1339, à envisager de vendre sa principauté. Les exemples de Moras et du Queyras confirment que les finances delphinales ont alors du mal à supporter le coût croissant de la guerre contre la Savoie, malgré les innovations nombreuses introduites dans le gouvernement de la principauté par les Dauphins depuis Guigues VII : généralisation du système des châtellenies pour renforcer la mainmise sur les terres et les hommes, développement des péages et d'un véritable réseau de villeneuves pour mieux surveiller les échanges, création de la première Chambre des comptes delphinale pour contrôler l'état des finances, etc. Ces réformes structurelles ont un coût immédiat, dont l'estimation paraît difficile, qu'impose le financement d'une administration auparavant pratiquement inexistante. Le Transport du Dauphiné à la France, s'il permet à Humbert II de solder ses dettes, ne résout pas le déficit structurel de la principauté. En réalité, c'est la fin de la guerre contre la Savoie qui permet aux châtellenies delphinales d'atteindre l'équilibre, mais la politique fiscale de la nouvelle administration joue sans doute un rôle important : il faut alors gérer l'héritage très lourd laissé par le dernier Dauphin, non seulement financier, mais aussi politique, marqué par l'abandon d'une partie des prérogatives princières en Briançonnais. En Briançonnais et en Embrunais, le passage des Provençaux en 1368-1369 est le moment choisi par la nouvelle autorité de tutelle pour affirmer sa présence, qui se manifeste notamment par l'agrandissement et la mise en défense de Château-Queyras, de la Bâtie du Pont et du Pertuis Rostan. On peut ainsi considérer que, lorsque le comte de Savoie cède enfin, en 1377-1378, les territoires du Viennois qu'il s'était engagé à remettre à son rival en 1355, le Dauphiné est sur le chemin d'un rétablissement économique et militaire durable. Le futur Louis XI en achève la modernisation au cours de son principat, en particulier en simplifiant le découpage administratif dauphinois et en créant un parlement à Grenoble, renforçant le rôle de capitale de cette dernière. Ironie du sort, c'est ce même Louis, devenu roi, qui intègre politiquement le Dauphiné à la France, bien que ce dernier conserve, jusqu'à la Révolution française, ses propres institutions, autonomes mais placées sous la surveillance étroite de l'administration royale.

Dans le même temps, le système administratif et politique savoyard tend à se complexifier, d'abord en raison de l'expansion territoriale du comté. Dans un premier temps, celle-ci ne modifie pas l'organisation de la principauté, même si l'absorption du pays de Gex, du Faucigny et de l'essentiel de la région lémanique joue certainement un rôle dans le fait que les comtes de Savoie résident de plus en plus souvent dans leurs châteaux du Chablais, plus proches de ces nouveaux domaines. Ceux-ci, déjà découpés en châtellenies, sont intégrés dans l'Etat savoyard en tant que bailliages. En revanche, l'acquisition de la région niçoise, du Piémont et du Genevois au tournant du XVe siècle provoque des changements plus importants. Outre le fait, très symbolique, que les Terres Neuves de Provence sont qualifiées de sénéchaussée et non de bailliage, terme provençal qu'on retrouve en 1447 dans le Dauphiné voisin pour désigner le Valentinois, la création de deux Chambres des comptes pour le Genevois-Faucigny et le Piémont les soustrait en partie à l'autorité de l'Etat savoyard., sans oublier la constitution de comtés autonomes pour les différents fils du duc à partir du principat d'Amédée VIII. De plus, vers la fin du XVe siècle, Turin et Verceil, plus accessibles que Thonon ou Ripaille et situées au cœur des nouveaux domaines ducaux, commencent à se substituer aux autres résidences ducales. Ces changements de grande ampleur ne doivent pas masquer une évolution moins spectaculaire, mais plus profonde du gouvernement de la Savoie. En effet, on assiste petit à petit, après la fin de la guerre contre le Dauphiné, à un processus de quasi-inféodation des châtellenies aux grands seigneurs vassaux, étudié précisément à travers l'exemple de la famille de Crécherel à Sallanches. La maison de Savoie recrée ainsi les pouvoirs locaux face auxquels elle s'était affirmée jusqu'en 1355. A travers ces inféodations, mais aussi la multiplication des dépenses de l'Etat et des exemptions fiscales en faveur de groupes ou de particuliers, on perçoit le basculement du système administratif mis en place au XIIIe siècle vers une organisation dépendant des relations individuelles entre le prince, ses châtelains et les notables locaux.

Les conséquences politiques et financières de ces deux évolutions parallèles doivent naturellement être nuancées d'une châtellenie à l'autre. La châtellenie, unité territoriale de base, est aussi une unité fiscale particulière, où les châtelains suivent les directives de l'administration centrale, tout en offrant à celle-ci un précieux retour d'informations. Comment expliquer, sinon, la très grande souplesse de ce système, mise en évidence à travers l'étude des finances des quatre châtellenies ? On voit ainsi les choix des deux administrations évoluer en matière fiscale, avec des différences assez nettes d'une décennie à l'autre. A Sallanches, le changement du système d'imposition est particulièrement perceptible entre l'élargissement de l'assiette fiscale dans les années 1370, entraînant une rapide amélioration des finances locales, et la mise en place d'un plafonnement des impôts dans les années 1410, qui ne permet de retrouver l'équilibre qu'en raison de mauvaises récoltes faisant augmenter la valeur des blés. Néanmoins, au-delà de ces adaptations locales, qui témoignent de réels choix politiques en matière fiscale, la tendance mise en évidence est celle d'une amélioration progressive de la rentabilité des châtellenies delphinales, opposée à une diminution de cette dernière dans les châtellenies savoyardes.

Si la châtellenie est le cadre quotidien dans lequel vivent la plupart des hommes et des femmes de l'espace delphino-savoyard, le bailliage, de son côté, paraît être l'échelle de référence pour l'organisation militaire, politique et économique de chacune des deux principautés. Il présente la particularité d'intégrer nombre de seigneuries ne relevant pas directement de l'administration princière et constitue ainsi une étape majeure dans l'unification du territoire de chaque principauté sous une seule autorité, renforcée au début du XVe siècle par la disparition des comtés de Genève et de Valence. Cette unité, si elle n'existe pas sur le plan politique, existe à bien des niveaux quand on considère l'espace delphino-savoyard dans son intégralité. D'un bout à l'autre des deux principautés, le cadre administratif est pratiquement le même, les paysans payant les mêmes types d'impôts à un châtelain, qui représente localement un prince qu'on ne voit pratiquement jamais.

Ce vaste territoire est quadrillé par des réseaux castraux interconnectés, lesquels nous donnent la trame de la géographie seigneuriale et administrative régionale, chaque ensemble fortifié jouant un rôle, localement toujours important et parfois essentiel dans l'organisation du bailliage. La circulation des idées se traduit entre autres par le développement de formes castrales qui, si elles ne sont pas toutes originales, se rencontrent dans l'ensemble de l'espace delphino-savoyard. Il faut toujours prendre en compte leur triple fonction militaire, administrative et résidentielle pour comprendre l'organisation de l'espace local et régional, l'une ou l'autre prévalant en fonction des époques et des lieux. A Sallanches, le château est ainsi délaissé par l'administration savoyarde au profit de la ville dès le deuxième quart du XVe siècle, changement qui ne survient à Moras et Montluel qu'entre la fin du XVIe siècle et le début du XVIIe siècle, avec la construction de la maison du gouverneur à Moras et le démantèlement du château sur ordre du roi de France dans les deux cas. Château-Queyras conserve en revanche sa fonction militaire, en raison du caractère exceptionnel du site. Cette période de l'histoire des châteaux dauphinois et savoyards, entre Renaissance et guerres de religion, à peine abordée ici, mériterait incontestablement qu'on s'y attarde, pour mieux comprendre les circonstances qui poussent alors à la destruction des uns et à la rénovation des autres.

Ainsi, bien qu'elles partagent un même espace géographique et culturel, les principautés dauphinoise et savoyarde se différencient fortement par les choix politiques de leurs souverains respectifs. En Dauphiné, toute la période étudiée, de Guigues VII à Louis II en passant par Humbert II, est marquée par une volonté de rationalisation du gouvernement, pour faire face au double défi de l'administration d'un territoire extrêmement varié et de conflits récurrents avec les voisins. L'ascension politique spectaculaire de la Savoie s'appuie quant à elle sur l'adaptation permanente du système administratif à une expansion territoriale considérable, avec pour conséquence un poids croissant pris par la grande noblesse dans la gestion quotidienne du duché. En quelque sorte, les difficultés permanentes auxquelles est confronté le Dauphiné jusqu'au XVe siècle, qu'elles soient financières ou militaires, entraînent une mutation lente, mais profonde de son organisation interne, le Transport s'inscrivant dans ce processus plutôt qu'il ne le bouleverse, tandis qu'en Savoie, la fin de l'époque comtale et le début de la période ducale sont marqués par l'émergence de nouveaux pouvoirs locaux, favorisée directement ou non par la maison princière, malgré le maintien, en apparence, du même système de gouvernement. Finalement, ce qui permet le mieux de définir une principauté médiévale, c'est sans doute l'évolution des rapports qu'elle noue avec ses voisins. En Dauphiné et en Savoie, le traité de Paris (1355) et la bataille d'Anthon (1430), qui mettent en jeu l'ensemble des relations entre les deux principautés, constituent ainsi symboliquement les limites de l'apogée savoyard, mais aussi celles de la période nécessaire au Dauphiné pour évoluer du statut de principauté indépendante, mais ruinée, à celui de principale puissance économique régionale, intégrée à la mouvance française.

A travers l'étude des châteaux du Dauphiné et de la Savoie, c'est ainsi celle de leur évolution politique et économique au cours des derniers siècles du Moyen Age qu'il a été possible d'aborder. C'est cette évolution qui différencie les deux Etats et on peut en déduire que c'est avant tout le fait politique – qu'on peut aussi qualifier de pratiques du pouvoir – qui caractérise chaque principauté médiévale. Ce n'est pas pour rien que Nicolas Machiavel, témoin privilégié, par ses fonctions diplomatiques, de la fin du Moyen Age dans la région étudiée, consacre les onze premiers chapitres de son Prince (1516) à décrire les différents types de principautés et la manière de les gouverner. L'évolution de ces principautés au cours du XVIe siècle reste un champ d'étude encore peu exploré, qui permettrait sans doute de mieux comprendre les transformations politiques, économiques et sociales de l'Europe au cours de l'époque moderne.

Notes
1094.

ADCO B8350, Miribel (1356-1357).