Introduction

Les musées de la Smithsonian Institution, un observatoire du nationalisme

Cette thèse est née du contact entre deux cultures nationales. C’est en tant que touriste française à Washington que j’ai d’abord connu le National Museum of American History, puis les autres musées de la Smithsonian Institution. L’importance que leur accordaient les guides touristiques états-uniens, leur emplacement au cœur du centre monumental de la capitale des Etats-Unis, leur taille imposante et l’affluence en leurs murs indiquaient qu’ils étaient un objet d’identification nationale. C’est en tant que Française que j’ai été frappée par ces musées dont je ne voyais pas d’équivalent dans mon pays, en tant qu’étrangère que j’ai été surprise de leur importance dans la capitale des Etats-Unis. Ma connaissance des musées états-uniens se bornait en effet aux grands musées new-yorkais. Les musées de Washington s’adressaient-ils à un public avant tout national, pour que je n’en connusse pas l’existence ? C’est donc par le biais de la différence relative à mon propre contexte culturel et à ma propre « manière d’être au monde »1 nationale que je les ai considérés, dans toute leur étrangeté, comme un lieu d’étude du nationalisme.

Situés pour la plupart d’entre eux sur le National Mall,une esplanade de plusieurs kilomètres de long au pied du Capitole, les Musées Nationaux2 sont essentiellement financés par l’Etat fédéral. Ils sont administrés par la Smithsonian Institution, institution hybride, dont le fonctionnement est assuré à la fois par des fonds propres, par des dons et par l’Etat fédéral, et qui comprend des musées, mais également des services consacrés à la recherche. De 1945 à la fin des années 1970, les Musées Nationaux sont le théâtre changeant d’activités que l’on peut qualifier de « nationalistes » dans le sens où elles impliquent un ensemble de pratiques reflétant le rapport des acteurs à l’Etat nation.

Les Musées Nationaux, qui feront l’objet de cette étude, sont une institution culturelle majeure si l’on en juge par leur centralité géographique dans la capitale, les millions de visiteurs qui les parcourent chaque année, l’attention que leur accorde la presse nationale et les débats qu’ils suscitent dans les cercles du pouvoir fédéral. Ils sont, de ce fait, un lieu propice à l’étude du nationalisme. Les discours sur la nation qui y sont élaborés sont le résultat d’arbitrages politiques et budgétaires au sein de l’Etat, le fruit du travail collectif des conservateurs et l’objet de millions de visites. Dans les décennies qui suivent la Seconde Guerre mondiale, en des circonstances plus ou moins favorables à l’expression du sentiment national, ils sont à la fois un espace où sont proposées au public des représentations muséographiques de la nation et un espace où se jouent des pratiques nationalistes, telles que la contribution scientifique à l’effort de guerre, ou des pratiques rituelles, telles que l’ouverture d’expositions commémoratives. Le nationalisme y prend de multiples formes, que nous découvrirons dans ce travail.

Il sera donc question ici de « pratiques » nationalistes : le terme permet de rendre compte d’une diversité de phénomènes dont on vient de donner un aperçu. Par référence au « sens pratique » de Pierre Bourdieu, le terme indique surtout que le nationalisme n’est pas à chercher en premier lieu dans l’expression des intentions des acteurs. Parce que « la pratique n’implique pas – ou exclut – la maîtrise de la logique qui s’y exprime »3, on cherchera à faire apparaître les ressorts du nationalisme en étudiant l’ensemble des activités professionnelles au sein des musées, indépendamment des intentions qui les motivent. Ces activités professionnelles ne nous renseignent certes pas sur les pratiques nationalistes des visiteurs. On se bornera à constater le nombre toujours croissant des visites et l’absence de scandale médiatique ou de contestation organisée sur les choix muséographiques. Les pratiques professionnelles au sein des musées sont en revanche un point d’observation privilégié pour étudier le nationalisme du personnel de la Smithsonian Institution.

Enfin, les Musées Nationaux tiennent une position particulière dans le champ des institutions culturelles comme dans celui des institutions étatiques. Exception notable parmi les musées des Etats-Unis, qui bénéficient d’une aide indirecte des pouvoirs publics sous la forme d’une politique fiscale favorable, mais qui dépendent en majeure partie de sources privées de financement, les musées nationaux sont directement financés par l’Etat. Cependant, leur direction ne dépend pas de nominations politiques, contrairement aux services culturels fédéraux que sont par exemple la Bibliothèque du Congrès (Library of Congress) ou le Service des Parcs Nationaux (National Park Service). La position institutionnelle de la Smithsonian Institution pose donc la question du rôle de l’Etat dans l’entretien et le renouvellement du sentiment national et des représentations de la nation. En cela, ses musées constituent un observatoire des pratiques nationalistes de l’intelligentsia fédérale.

Notes
1.

Benedict Anderson, L'imaginaire national : réflexions sur l'origine et l'essor du nationalisme [1983], trad. Pierre-Emmanuel Dauzat (Paris: La Découverte, 1996).

2.

Par commodité, on parle ici des « Musées Nationaux » pour désigner le Musée National des Etats-Unis (United States National Museum), divisé à partir de 1967 en plusieurs Musées Nationaux (National Museums).

3.

Pierre Bourdieu, Le sens pratique (Paris: Les Editions de Minuit, 1980), p. 25.