Faut-il définir la nation afin de comprendre ce qu’est le nationalisme ? Les tentatives de définition de la nation se révèlent relativement infructueuses car cette dernière résiste à la description : aucun ensemble de critères objectifs (tels que la langue, l’ethnie, l’histoire commune ou les frontières naturelles) ne permet de rendre compte des configurations nationales sans poser de nombreuses exceptions, et cela à partir de critères souvent imprécis et instables. Le critère subjectif de la volonté d’appartenance, individuelle ou collective à la nation, est également insuffisant car il ne rend pas compte du phénomène nationaliste comme phénomène historiquement déterminé4. Ce travail veut au contraire s’inscrire dans la continuité de travaux qui considèrent que « ce ne sont pas les nations qui font les Etats et le nationalisme, c’est l’inverse »5. Au début des années 1960, Ernest Gellner affirme en effet que « le nationalisme n’est pas l’éveil à la conscience des nations : il invente des nations là où il n’en existe pas »6. Dans Nations et nationalisme, paru en 1983, il donne une définition politique du nationalisme comme « principe qui exige que l’unité politique et l’unité nationale se recouvrent »7. La même année, Benedict Anderson définit la nation comme une « communauté politique imaginée »8. C’est donc un imaginaire qui fait exister la communauté, et le nationalisme qui produit la nation.
Gellner et Anderson s’attachent à démontrer l’historicité de la « nation ». Idéal politique et représentation de la communauté politique, elle est un produit des évolutions sociales qui commencent à l’époque moderne et elle prend toute sa force dans la généralisation du principe de l’Etat nation à partir du XIXe siècle. Les deux historiens placent la question nationale au croisement d’évolutions politiques, économiques, technologiques et sociétales. Un recueil d’articles dirigé par Hobsbawm et Ranger (également publié en 1983) complète ces travaux en étudiant un phénomène particulièrement présent dans le cadre des Etats nations : « l’invention de la tradition »9, concept qui vise à historiciser des rituels de création récente mais qui se donnent pour anciens, et dont la particularité est donc, paradoxalement, d’affirmer la continuité avec le passé.
Ces travaux fondent à partir des années 1980 un courant de recherche qui entreprend de faire l’histoire du phénomène national dans une démarche « constructiviste »: il s’agit en effet de montrer que la nation est une réalité historiquement construite. Miroslav Hroch en fait avant tout le résultat d’un rapport entre classes sociales au sein d’une société donnée et en identifie les étapes successives en Europe : après une phase de création culturelle, littéraire et folklorique, une minorité d’acteurs transforme ce mouvement culturel en programme politique, avant qu’il ne bénéficie d’un soutien de masse10. Hobsbawm voit dans les années 1918-1950 l’apogée de ce nationalisme de masse, transformateur de l’organisation sociale : suite au redécoupage wilsonien de l’Europe après la Première Guerre mondiale, le principe de l’Etat nation triomphe et les échanges économiques se nationalisent, en particulier dans le contexte de la crise des années 193011. Aux Etats-Unis, dans les décennies qui suivent la Seconde Guerre mondiale, le lien entre Etat et Nation est établi de longue date ; pour cette raison, on n’envisage pas ici le nationalisme comme un « vecteur du changement historique »12. On l’envisage au contraire comme un ensemble de pratiques qui construisent des représentations de la communauté pour en conserver et en transmettre les principes politiques et pour donner sens aux évolutions historiques par la continuité et l’identité (au sens d’identique). Mon projet est d’aborder l’activité des Musées Nationaux comme l’un des aspects de la recréation permanente et de l’entretien du lien entre les citoyens et la nation.
Par nationalisme, on n’entend donc pas seulement une idéologie de promotion de la nation. Selon Anderson, en effet, le nationalisme est une catégorie anthropologique du même type que la parenté, c’est à dire « une manière d’être au monde à laquelle nous sommes tous soumis, plutôt que, simplement, l’idéologie politique de quelqu’un d’autre »13. Cette définition prend une autre force si on la lit au prisme de l’analyse que fait Bourdieu du sens pratique, lorsqu’il établit l’existence d’un « système de schèmes capables d’orienter les pratiques sans accéder à la conscience autrement que de manière intermittente et partielle »14. Ainsi, les acteurs à la Smithsonian Institution sont parfois des militants de la cause nationale et parfois, des promoteurs d’un certain type de discours sur la nation. Tous, en revanche, sont traversés par une manière d’être au monde nationale, un « nationalisme banal »15, ordinaire et quotidien. On verra comment ces modes de relation à la nation parfois contradictoires peuvent coexister, entrer en conflit ou s’entretenir, car ils relèvent d’une part d’une démarche consciente et volontaire et d’autre part, d’évidences culturelles qui affleurent à peine à la conscience.
Parce que le nationalisme est un phénomène construit, la recherche constructiviste en étudie les acteurs. Les travaux existant sur ces « constructeurs » du nationalisme font apparaître la dimension sociale du phénomène. Hroch souligne que le nationalisme ne se développe pas dans les groupes sociaux de manière égale. Dans Nations et nationalisme,Hobsbawm consacre deux chapitres distincts au « protonationalisme populaire » et à « la perspective des gouvernements », dans lesquels il montre la difficulté inhérente à faire l’histoire du sentiment national d’une population en majorité illettrée. Il souligne à quel point l’histoire du nationalisme est celle des acteurs lettrés et des politiques.
Dans le cas de la France et de l’Europe, cette histoire des lettrés est par exemple entreprise par Anne-Marie Thiesse dans un ouvrage consacré à la création des identités nationales par l’intelligentsia européenne. Dans le cas des colonies (en particulier, de celles qui formeront les Etats-Unis), Benedict Anderson distingue l’éclosion du sentiment national chez une élite créole faite de fonctionnaires, qui donnent une réalité culturelle au territoire en le parcourant, et d’intellectuels, qu’incarne le personnage de l’imprimeur-journaliste-receveur des postes, figure centrale de la vie intellectuelle et de la communication dans les treize colonies16. On retrouve cette dimension sociale à un stade ultérieur, une fois les Etats nations établis : à propos des commémorations et du « patriotisme »17 aux Etats-Unis, John Bodnar souligne les divergences entre le discours sur la nation des représentants de l’Etat et celui des organisations de la société civile. Les « constructeurs » dont il est question dans ce travail sont principalement les conservateurs et les administrateurs des Musées Nationaux, qui construisent un discours muséographique sur la nation à destination du grand public. Ils forment eux aussi un groupe social homogène : ils ont en commun une culture professionnelle, celle des musées en général, et celle de la Smithsonian Institution en particulier, et appartiennent à ce groupe d’acteurs diplômés, occupant des postes administratifs et politiques au sein de l’Etat, que l’on peut qualifier d’intelligentsia de la capitale fédérale. En cela, à une époque où l’on ne crée plus la nation, mais où on en entretient l’existence, ces acteurs sont les héritiers des intellectuels qui donnent des fondations culturelles à la nation, décrits par Hroch et par Thiesse.
Dans l’étude des modalités de la construction nationale, l’Etat est un acteur à part. Les travaux existants lui donnent une place déterminante dans la construction et l’entretien du nationalisme. Pour Gellner, qui définit le nationalisme comme un mode de relation entre l’unité politique et l’unité nationale, la question du nationalisme est intrinsèquement liée à l’existence de l’Etat18. D’autres travaux nous conduisent à une conclusion similaire : à partir du cas des politiques migratoires et de la création des papiers d’identité en France et en Europe, Gérard Noiriel et John Torpey montrent le rôle de l’Etat dans la définition de la nationalité et dans la construction de la catégorie de citoyen, ayant-droit de l’Etat19 ; ils mettent en évidence la « nationalisation de la société »20. A propos de l’essor des mouvements ouvriers et de la démocratisation de la participation politique qui caractérise la fin du XIXe siècle, Hobsbawm remarque que la montée en puissance du nationalisme coïncide avec le besoin des gouvernants de se construire une légitimité. La première des tâches politiques est alors d’obtenir la loyauté des gouvernés, en donnant à l’Etat un fondement national21. Dans cette perspective, les ressorts de l’instruction patriotique ont été étudiés par Anne-Marie Thiesse pour l’école de la Troisième République et par Cynthia Koch pour l’école dans les Etats-Unis du début du XIXe siècle. Ces divers travaux supposent que l’institution étatique évolue en même temps que la nation ; on fera donc l’hypothèse que son évolution détermine les modalités historiques du nationalisme.
Les auteurs cités plus haut forment la filiation théorique de ce travail. Cette filiation écarte d’emblée les travaux qui mettent l’accent sur la continuité d’une communauté nationale traversant les âges et qui cherchent à établir une identité au sens originel du terme : la recherche du même22. Elle disqualifie également la démarche exceptionnaliste, qui postule que la nation de l’auteur est à nulle autre pareille. S’il est légitime de chercher à discerner les spécificités du développement historique d’une nation, cela ne doit pas évacuer l’analyse du phénomène général qu’est le nationalisme et qui fait de la nation étudiée une nation parmi les nations23. Cette filiation rend également insatisfaisante les travaux qui naturalisent le nationalisme grâce à la métaphore religieuse. A partir d’un article de Robert Bellah, qui en 1967 analyse le nationalisme aux Etats-Unis comme une « religion civile », une importante littérature, souvent écrite par des spécialistes du fait religieux, a défendu l’idée d’une analogie entre religion et nationalisme24. Dans chacun de ces cas, la recherche peine à s’émanciper de certains des présupposés propres à la manière d’être au monde qu’est le nationalisme, à savoir premièrement, l’idée d’une nation anhistorique sinon éternelle, deuxièmement, son caractère d’évidence et troisièmement, sa dimension sacrée.
La démarche « constructiviste » a cependant suscité des objections méthodologiques dont il faut tenir compte. La critique porte sur sa « posture dénonciatrice », sur « un désenchantement relativiste peu soucieux de l’institutionnalisation du social » et sur la priorité accordée à « la production des « identités » au détriment de leur réception et de leur appropriation »25. En premier lieu, parler de construction historique de la nation et du nationalisme ne remet pas en cause la réalité du phénomène social et historique. « Construction » n’est pas synonyme d’artificialité : les acteurs pensent la nation comme un ordre naturel des choses. Deuxièmement, la prise de distance analytique n’est pas un jugement de valeur sur une réalité sociale qu’il serait de bon ton de dénigrer. Elle doit s’affranchir d’un jugement de valeur lui-même pris dans une conception étroite du nationalisme comme idéologie néfaste, voire comme pathologie collective des temps modernes. On suivra donc une démarche constructiviste dans la mesure où on cherchera à établir une limite claire entre le discours politique, qui affermit la nation en la présentant comme naturelle, et le discours scientifique, qui en retrace l’évolution historique.
Enfin, la dernière critique portée par Avanza et Laferté concerne le manque de travaux sur la réception et l’appropriation de nouvelles constructions culturelles. Cet état de fait tient sans nul doute à la difficulté, soulignée par Hobsbawm, de faire une histoire de ceux qui ne laissent que peu de traces archivistiques. Cependant, on trouve un début de réponse à cette critique dans une démarche qui souligne les interactions entre divers groupes d’intérêt. Des travaux portant sur les pratiques commémoratives (notamment ceux de John Bodnar et d’Edward Linenthal), ou sur la production des manuels scolaires (John Moreau) soulignent que la construction de représentations de la nation est un enjeu suffisamment important pour provoquer des réactions de la part d’organisations de la société civile26. Le débat ainsi provoqué présuppose que les acteurs ont intériorisé des représentations de la nation et s’opposent sur ce terrain. Parce que ces acteurs cherchent à influencer la constitution d’un discours public sur la nation, la distinction entre les constructeurs et les récepteurs des représentations de la nation se trouve remise en question. Deuxièmement, ces travaux mettent en évidence que les représentations de la nation que promeuvent les acteurs sont intimement liées à leurs intérêts. Andres Resendéz montre par exemple qu’avant la Guerre du Mexique, les différents groupes sociaux vivant sur la frontière mexicaine s’approprient la question nationale pour poursuivre leurs intérêts locaux27.
La création de représentations dominantes est le fruit d’un rapport de forces, qui conduit les conservateurs de la Smithsonian Institution à négocier leur mission nationale et leur représentation muséographique des Etats-Unis avec leurs interlocuteurs fédéraux. Ce travail accorde une place conséquente à la production de représentations de la nation, mais il s’attache aussi à montrer dans quelle mesure les conservateurs eux-mêmes se sont appropriés la mission de gardiens des collections nationales et de producteurs d’un discours sur la nation que leur confie l’Etat. Si mon travail ne fait pas l’histoire des « récepteurs » que sont les visiteurs des musées, il a en revanche l’ambition d’être une histoire sociale des hommes et (plus rarement) des femmes de musée à la Smithsonian Institution, une histoire de leur rapport à la nation.
Hobsbawm, Nations et nationalisme depuis 1780: programme, mythe, réalité, trad. Dominique Peters (Paris: Gallimard, 1992), pp. 19-25.
Hobsbawm, Nations et nationalisme , p. 28.
Ernest Gellner, Thought and Change (Chicago: The University of Chicago Press, 1965), p. 169.
Ernest Gellner, Nations et nationalisme (Paris: Payot, 1989 [1983]), p. 11.
Anderson, L'imaginaire national .
Terence Ranger; Eric Hobsbawm, dir., L'invention de la tradition (Paris: Amsterdam, 2006 [1983]).
Miroslav Hroch, Social Preconditions of National Revival in Europe (Cambridge: Cambridge University Press, 1985).
Hobsbawm, Nations et nationalisme , pp. 243-245.
Hobsbawm, Nations et nationalisme , p. 301.
Anderson, L'imaginaire national , p. 9.
Bourdieu, Le sens pratique , p. 438.
Michael Billig, Banal Nationalism (London: Sage Publications, 1995).
Anderson, L'imaginaire national , « les pionniers créoles », pp. 59-75.
On reviendra plus loin sur l’opposition des termes « patriotisme » et « nationalisme » pour montrer qu’ils sont deux appréciations d’un même phénomène, que nous appellerons nationalisme.
Gellner, Nations et nationalisme , pp. 15-16.
Gérard Noiriel, Réfugiés et sans-papiers : la République face au droit d'asile, XIX e - XX e siècle, 2e ed. (Paris: Hachette Littératures, 1998), Gérard Noiriel, Etat, nation et immigration : vers une histoire du pouvoir (Paris: Belin, 2001), Eric Guichard Gérard Noiriel, dir., Construction des nationalités et immigration dans la France contemporaine (Paris: Presses de l'Ecole Normale Supérieure, 1997); John Torpey, The Invention of the Passport: Surveillance, Citizenship and the State (Cambridge: Cambridge University Press, 2000).
Noiriel, Réfugiés et sans-papiers , p. 90.
Hobsbawm, Nations et nationalisme , p. 159.
Fernand Braudel, L'identité de la France (Paris: Flammarion, 1986).
Louis Hartz, The Liberal Tradition in America: An Interpretation of American Political Thought since the Revolution (New York: Harcourt, Brace, 1955); Daniel Boorstin, The Americans : the Democratic Experience (New York: Random House, 1973); Michael Kammen, Mystic Chords of Memory : the Transformation of Tradition in American Culture (New York: First Vintage Books, 1993); Michael Kammen, A Machine That Would Go of Itself : the Constitution in American Culture (New York: St. Martin's Press, 1994), des travaux tenant parfois plus de l’outil de célébration nationale que de la distance analytique propre à l’historien.
Robert Bellah, «Civil Religion in America», Daedalus, Journal of the American Academy of Arts and Sciences 96, no. 1, Religion in America (1967). On trouvera une présentation bibliographique des principaux travaux effectués selon cette démarche dans Russel E. Richey Donald G. Jones, American Civil Religion (New York: Harper and Row, 1974) et Gail Gehrig, American Civil Religion : an Assessment (Storrs: Society for the Scientific Study of Religion, 1981).
Gilles Laferté, Martina Avanza, «Dépasser la "construction des identités" ? Identification, image sociale, appartenance», Genèses, no. 61 (2005), pp. 136-139.
John Bodnar, Remaking America : Public Memory, Commemoration, and Patriotism in the Twentieth Century (Princeton: Princeton University Press, 1992); Edward Linenthal, Sacred Ground : Americans and their Battlefields (Urbana: University of Illinois Press, 1991); Joseph Moreau, Schoolbook Nation : Conflicts over American History Textbooks from the Civil War to the Present (Ann Arbor: University of Michigan Press 2003).
Andres Resendéz, Changing National Identities at the Frontier : Texas and New Mexico, 1800-1850 (New York: Cambridge University Press, 2005), p. 268.