Les musées

Le musée est une institution sociale dont la place et la signification dans le champ des institutions culturelles évoluent dans les décennies qui suivent la Seconde Guerre mondiale. En fonction des époques, il remplit un certain nombre de fonctions qui, toutes, pourtant, présentent des enjeux nationalistes. Le musée comprend des activités de collection, d’exposition, de recherche et de communication par d’autres moyens que l’exposition28. C’est en observant ces activités professionnelles que l’on étudiera le phénomène nationaliste.

En premier lieu, le musée est un lieu où se constitue une collection d’objets. Cette activité implique une politique de collection et d’acquisition, qui décidera de la pertinence ou non de certains objets et d’une éthique recevable pour les obtenir. L’activité de collection suppose également l’établissement d’un protocole d’authentification des objets (avant l’acquisition) et de conservation. Cette première définition du musée nous renseigne sur la place qu’y jouent les objets dans les représentations de la nation. Or, pour les jeunes Etats-Unis, la constitution de collections scientifiques est un enjeu d’indépendance nationale29. En 1846, la loi fondatrice de la Smithsonian Institution prévoit le transfert des collections muséographiques de l’Etat dans ses murs. En 1858, le Congrès lui confie l’entretien des collections amassées lors des missions d’exploration du continent et lui alloue un budget annuel à cette fin. Elle devient le dépositaire des collections appartenant aux Etats-Unis30. Dans la période qui nous intéresse, ces collections d’objets appartenant à l’histoire nationale – et à l’Etat – sont mises en valeur dans de nouvelles expositions pour le grand public. Les objets revêtent une dimension rituelle, dans la mesure où ils permettent aux visiteurs d’entrer en relation avec un ensemble symbolique, la communauté imaginée31.

La fonction d’exposition du musée s’accompagne d’activités censées accompagner les visiteurs, telles que des visites guidées et des conférences ; elle est également complétée par la publication d’ouvrages, la création d’émissions radiophoniques ou audiovisuelles. Ces divers modes de communication des représentations proposées par le musée sont importants pour qui souhaite comprendre le rôle de médiateur que se donne le musée entre les citoyens et l’Etat nation. Les relations entre le musée et ses visiteurs sont notamment étudiées par Tony Bennett32, dans une démarche inspirée de l’analyse des institutions de contrôle social que fait Michel Foucault. Le discours convenu des acteurs sur le rôle d’éducation du musée et, en particulier, l’attention portée aux jeunes générations, constituerait un objet d’étude en soi. Pour des raisons de temps, je n’ai pas étendu mon observation des représentations nationalistes à ces diverses pratiques ; il semble cependant que les échanges au sein de la Smithsonian Institution, entre cette dernière, l’Etat et la presse, ainsi que les expositions, constituent un corpus suffisant pour rendre compte des pratiques et des représentations nationalistes des acteurs. Mon travail porte donc essentiellement sur les interactions entre les musées et l’Etat ; il renonce à étudier la volonté de transmission de l’imaginaire national qui anime les acteurs.

Selon l’époque, le musée est également le lieu de travail des chercheurs qui étudient les collections. Au XIXe siècle, la constitution de collections de sciences naturelles et les activités de recherche représentent l’une des activités centrales du musée ; elles s’inscrivent dans la concurrence scientifique entre les nations, manifeste pour le grand public lors des expositions universelles33. Dans les décennies qui suivent la Seconde Guerre mondiale, ce n’est plus sur ce terrain que s’exprime la mission nationaliste des musées, mais plutôt dans la réalisation d’expositions pour un large public. Bien que la recherche constitue toujours une part de l’activité de la Smithsonian Institution et malgré la difficulté qu’il y a parfois à distinguer entre les activités de recherche des conservateurs et leur rôle de muséographes, mon travail portera sur le nationalisme tel qu’il s’inscrit dans les pratiques muséographiques.

On a donc choisi les musées ayant pour thème ou pour cadre de référence la nation et ceux qui représentent un enjeu de prestige national, dans la mesure où ils sont soumis à l’autorité administrative du secrétaire de la Smithsonian Institution et du Conseil des régents.

Cette étude sera tout d’abord celle du Musée National des Etats-Unis (United States National Museum) administré par la Smithsonian Institution. Il comprend des collections et des expositions de sciences naturelles, d’ethnologie, d’histoire des Etats-Unis, d’arts industriels et d’art. Dans la seconde moitié des années 1960 le Musée National, qui est toujours administré par la Smithsonian Institution, se scinde en plusieurs unités administratives, ou Musées Nationaux, le National Museum of Natural History, la Freer Gallery of Art,le National Museum of History and Technology, le Anacostia Neighborhood Museum, la National Collection of Fine Arts, la National Portrait Gallery, le Hirshhorn Museum and Sculpture Garden et le National Air and Space Museum. Mon corpus inclut également le Festival des Arts Populaires Américains (American Folklife Festival), dans la mesure où la Smithsonian Institution le considère comme un projet muséographique alternatif, ainsi que deux projets de musées qui ne sont pas arrivés à terme : le National Armed Forces Museum et le Museum of Man.

En fonction de leur type et de l’époque, les musées ne sont pas le théâtre des mêmes pratiques nationalistes et sont plus ou moins liés au phénomène nationaliste. Certains musées seront donc traités plus en détail que d’autres. Par ailleurs, ne seront que marginalement mentionnés la Freer Gallery of Art, la National Gallery of Art et le Cooper Hewitt Museum of Design. Bien qu’ils fassent partie des musées de la Smithsonian Institution,ces musées ont en effet des structures administratives et des directions indépendantes de l’ensemble des Musées Nationaux. La National Gallery of Art dispose même d’un conseil d’administration à part et son budget est voté par le Congrès indépendamment de celui du reste des musées. Ses archives ne sont pas conservées avec celles du reste de la Smithsonian Institution. Il y a cependant fort à parier que ces musées obéissent à des fonctionnements nationalistes comparables à ceux que nous observerons dans les autres musées nationaux.

Notes
28.

Edward Alexander, Museums in Motion : an Introduction to the History and Functions of Museums (Nashville: the American Association for State and Local History, 1979).

29.

Pamela Henson, «A Temple of National Identity : A United States National Museum, 1800-1916», in World's Fairs, Expositions, and Contemporary Museum Research (Smithsonian Institution: 2005), communication non publiée.

30.

Annual Report of the Smithsonian Institution for the year 1858, pp. 13-14, 40, 49, 56.

31.

Selon la définition durkheimienne du rituel. Emile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Quadrige (Paris: PUF, 2005), p. 56.

32.

Tony Bennett, The Birth of the Museum : History, Theory, Politics (New York: Routledge, 1995).

33.

Steven Conn, Museums and American Intellectual Life, 1876-1926 (Chicago: The University of Chicago Press, 1998).