Penser le nationalisme

Mon travail est le fruit d’une double distance, nationale et professionnelle. Ma position a été celle d’une Française, mais également celle d’une doctorante extérieure à la Smithsonian Institution, dont l’histoire est essentiellement écrite par ses propres employés depuis le XIXe siècle. Dans les musées nationaux et leurs archives, mes interlocuteurs scientifiques ont été en majeure partie des historiens employés à la Smithsonian Institution, qui partagent la culture professionnelle des acteurs telle qu’elle m’est apparue dans les documents d’archives. Cette double distance m’a été précieuse pour m’affranchir d’évidences propres à une culture commune et au fait d’être citoyen des Etats-Unis, position sociale et institutionnelle qui rend difficile la réflexivité sur le nationalisme.

C’est par ailleurs prise dans les débats dont mon travail est contemporain que j’ai entrepris cette étude. En premier lieu, l’Etat, ce « référent essentiel de l’organisation sociale moderne »34, n’a plus valeur d’évidence. Sur fond d’accélération, dans la deuxième moitié du XXe siècle, des phénomènes de mondialisation des échanges, alors que la notion d’« économie nationale », qui recoupait les frontières de l’Etat35, devient dans les faits caduque, Marc Abélès note la « déstabilisation » du concept d’Etat et le renouvellement des questionnements qu’il occasionne dans les sciences sociales36. En second lieu, la fin du XXe siècle voit une préoccupation grandissante pour la définition de la communauté nationale, avec la vogue du questionnement identitaire au sein des Etats nations établis et avec ce qui apparaît comme un renouveau du nationalisme dans l’ancien bloc communiste37. La question qui traverse chacun des chapitres qui suivent, celle de la relation entre Etat et nation, s’ancre donc dans son époque.

Penser le nationalisme revient à rendre visible et intelligible un phénomène partagé par la majeure partie de la population mondiale et dont les acteurs peinent à être conscients. L’enjeu de ce travail est de proposer une méthode pour cerner un phénomène aux contours problématiques. Il s’organise donc de manière thématique et propose trois approches du nationalisme qui correspondent à des bornes chronologiques différentes. Les années 1945 et 1980 sont ainsi des « bornes à tout faire », selon le mot de Jean Leduc, des dates conventionnelles qui incluent trois narrations simultanées mais dont le début et la fin ne coïncident pas exactement. Chacun de ces développements explore un mode d’appréhension du nationalisme mais tous sont traversés par une question plus fondamentale, celle du rôle de l’Etat dans l’existence et l’entretien de pratiques nationalistes.

La première partie, intitulée « musée national, musée fédéral ? » est consacrée au rapport qu’entretient l’Etat avec la représentation muséographique de la nation. Il y est question de la politique fédérale de mise en valeur du patrimoine culturel national, qui connaît un fort renouveau à partir du milieu des années 1950, lorsque le Congrès vote la construction d’un nouveau musée pour exposer les collections d’histoire et de technologie nationales et, simultanément, entreprend de financer un ambitieux projet d’amélioration sur dix ans des services offerts au public dans les Parcs Nationaux. Cette histoire plonge ses racines dans la période du New Deal, qui voit l’implication massive de l’Etat dans l’entretien du patrimoine national. Les coupes budgétaires effectuées par le gouvernement Reagan dans les institutions culturelles que sont le Fonds National pour les Arts et le Fonds National pour les Humanités (National Endowment for the Arts, National Endowment for the Humanities) au début des années 1980 pourraient laisser croire que la période d’expansion sans précédent que connaissent les budgets fédéraux alloués à la Smithsonian Institution se termine en 1980. Il n’en est rien et malgré une légère inflexion, son budget continue de croître dans les années 198038. En réalité, c’est dans les années 1970 que l’évolution de la relation entre la Smithsonian Institution et l’Etat connaît un tournant. Celui ci ne relève pas de questions budgétaires, mais plutôt du degré d’indépendance que le Congrès est prêt à lui accorder dans ses orientations muséographiques. On placera donc la clôture en 1977, année durant laquelle se tient une enquête parlementaire sur la Smithsonian Institution, et au cours de laquelle sont redéfinies les règles d’interaction entre elle et l’Etat.

La deuxième partie, intitulée « le temps du nationalisme », pose la question d’une temporalité spécifique aux pratiques nationalistes. Elle traite du rythme auquel se créent et se perpétuent les représentations muséographiques de la nation. Le retour des employés de la Smithsonian Institution à leur activité professionnelle après la guerre signale un nouveau départ et de nouveaux projets muséographiques. Cette partie commence donc avec le processus de création du Museum of History and Technology au début des années 1950 et se clôt en 1976 avec l’ouverture du National Air and Space Museum, les deux principales réalisations de la période. Les musées nationaux ne connaissent pas ensuite de créations de cette envergure avant la réalisation du projet de National Museum of the American Indian dans les années 1990.Cette partie fait par ailleurs l’analyse de la temporalité de la commémoration du bicentenaire de l’Indépendance ; elle se clôt en 1976, année de la célébration et moment d’aboutissement de nombreux projets. Enfin, elle rend compte du rapport au temps des contemporains, qui change dans les décennies de l’après guerre et qui ne répond pas à une chronologie stricte, mais relève plutôt du passage progressif entre deux états, celui des lendemains de la guerre et celui des années 1970.

La dernière partie, intitulée « la nation et le monde », envisage le nationalisme comme « une manière d’être au monde ». Elle traite de la place de la nation dans le monde dans les représentations des acteurs. La victoire des Etats-Unis, la création de l’O.N.U. en 1945 et l’espoir contemporain dans un nouvel ordre mondial constituent une rupture vers de nouvelles représentations de la nation. Cette partie se terminera au début des années 1980, lorsque le Museum of History and Technology change significativement de nom pour devenir le National Museum of American History, tandis que le départ à la retraite du Secrétaire de la Smithsonian Institution, Dillon Ripley, en 1984, sonne le glas d’un projet de musée de l’Homme et de l’environnement à vocation résolument universaliste.

Notes
34.

Marc Abélès, Anthropologie de l'Etat (Paris: Payot et Rivages, 2005), p. 8.

35.

Hobsbawm, Nations et nationalisme , p. 244.

36.

Abélès, Anthropologie de l'Etat , p. 8.

37.

Hobsbawm, Nations et nationalisme , pp. 301, 327.

38.

« Smithsonian Institution Federal Appropriation 1858-2000 », S.I.A., Pamela Henson files.