Première partie :
musée national, musée fédéral ?

I. La Smithsonian Institution et les contours de l’Etat

1. La Smithsonian Institution au prisme de l’histoire de l’Etat

En 1835, le président, Andrew Jackson, annonce au Congrès qu’un Britannique du nom de James Smithson lègue sa fortune aux Etats-Unis pour fonder un établissement visant à « l’accroissement et à la diffusion du savoir parmi les hommes ». La situation est inédite et le président précise qu’il n’est pas de son ressort d’accepter un tel don. Dans les années qui suivent, les parlementaires débattent de ce don et de la forme que doit prendre l’établissement39. Ils donnent naissance à la Smithsonian Institution en 1846. L’établissement est institutionnellement indépendant de l’Etat selon un certain nombre de critères : tout en étant placé sous le contrôle de l’Etat fédéral, il n’est pas hiérarchiquement intégré à son organigramme. Son administration est déléguée par l’Etat à un Conseil des régents souverain, au sein duquel siègent statutairement le vice-président des Etats-Unis, le président de la Cour Suprême, des élus au Congrès, mais également de simples citoyens. Les régents contrôlent la bonne gestion de l’établissement et se prononcent sur ses grandes orientations, tandis que le secrétaire de la Smithsonian Institution, nommé par eux, a une double fonction, administrative et scientifique. Contrairement aux institutions étatiques au sens strict du terme, la Smithsonian Institution n’est donc pas soumise à des nominations politiques. Par ailleurs, elle comprend des fonctionnaires mais également des employés qui relèvent du droit privé. La S.I. jouit ainsi d’une indépendance plus grande que d’autres institutions culturelles telles que le Service des Parcs Nationaux, qui est une agence dépendant du Président, ou la Bibliothèque du Congrès, qui fait partie des institutions du pouvoir législatif.

La position originale de la S.I. dans le champ institutionnel soulève plusieurs questions. Premièrement, parce qu’elle est à la fois en dedans et en dehors, la Smithsonian Institution pose la question des frontières de l’organisation étatique40. Les travaux des historiens de la synthèse organisationnelle qui voient le jour à partir des années 197041 ont souligné la nature problématique des frontières institutionnelles de l’Etat. Hugh Leclo a montré que les politiques publiques s’élaboraient dans le cadre de réseaux spécifiques (issue networks), composés d’hommes politiques mais également d’experts extérieurs aux institutions étatiques stricto sensu 42 . Brian Balogh souligne l’évolution des forums dans lesquels les politiques publiques sont débattues et mises en œuvre dans les décennies qui suivent la Seconde Guerre mondiale43. Les frontières de l’Etat sont par ailleurs mouvantes, en fonction de la conception dominante que se fait une époque des relations entre l’Etat, la société et le citoyen44. La question est donc également celle des bornes du pouvoir hiérarchique. L’Etat comme système de « domination légale » à « direction administrative bureaucratique »45 tel que le pense Weber fonctionne de manière hiérarchique. Si les contours de l’Etat ne sont pas clairement établis, les bornes du pouvoir hiérarchique sont également problématiques.

Deuxièmement, en prenant pour objet les relations hiérarchiques entre la Smithsonian Institution et l’Etat et en faisant l’histoire de l’intelligentsia fédérale, je postule une certaine autonomie de l’Etat dans la société46. Norbert Elias a mis en évidence le processus de « sociogenèse de l’Etat », selon lequel l’apparition de l’Etat n’est pas le résultat de l’action d’un nombre réduit d’acteurs, mais d’une évolution profonde de l’ensemble des relations sociales au sein d’une société47. Cette évolution conduit à une division des fonctions sociales et de ce fait, à l’autonomie de l’Etat. Ce dernier n’est donc pas un reflet mécanique des forces à l’œuvre dans la société et peut être étudié comme un objet en soi. C’est la perspective qu’adoptent Peter Evans, Dietrich Rueschemeyer et Theda Skocpol dans un ouvrage programmatique, intitulé Bringing the State Back In 48. L’ouvrage montre notamment comment les Etats promeuvent de nouvelles politiques publiques concernant le développement économique et la redistribution et comment l’action de l’Etat influence la vie sociale et politique.

Enfin, étudier la Smithsonian Institution dans ses relations avec l’Etat implique d’identifier les acteurs de part et d’autre, ainsi que leurs marges de manœuvre respectives. En effet, l’administration de la S.I. et ses acteurs jouissent d’une certaine autonomie. Dans le domaine de l’histoire du quotidien, l’historien allemand Alf Lüdtke a parlé de l’Eigen-Sinn des individus et des groupes. Forgé à partir de l’idée de l’adjectif « obstiné » (eigensinnig), le concept met en évidence l’étymologie du mot (eigen-Sinn : son propre sens) pour signifier la part d’autonomie et d’inertie des trajectoires propres, individuelles et de groupes, dans un contexte de domination49. De manière complémentaire, Samuel P. Hays se penche sur les choix opérés par l’administration étatique aux Etats-Unis et en montre la dimension politique50. Mon travail s’inscrit dans cette réflexion en faisant une histoire sociale de l’Etat, à l’instar des historiens de la synthèse organisationnelle. Ce choix méthodologique implique de dépasser la simple description de la forme des institutions et des rapports de pouvoir théoriques qui en découlent. Il nous affranchit notamment de « l’illusion présidentielle » qui donne une importance indue au Président des Etats-Unis dans le processus décisionnel51.

Les chapitres qui suivent examinent dans quelle mesure la Smithsonian Institution est solidaire de l’évolution du système fédéral dans la seconde partie du XXe siècle. A cette fin, je m’appuie sur les historiens de la synthèse organisationnelle qui ont mis au jour les grandes lignes de l’expansion de l’Etat au XXe siècle. Stephen Skowronek en a par exemple retracé l’expansion administrative des années 1870 aux années 1920. Julian Zelizer a montré l’importance de l’outil fiscal dans les décennies qui suivent la Seconde Guerre mondiale. L’ouvrage de Theda Skocpol sur les débuts de la protection sociale à partir de la fin du XIXe siècle, mais également les contributions rassemblées par Brian Balogh dans Integrating the Sixties, décrivent l’évolution de l’Etat dans son rapport aux organisations de la société civile et aux individus52.

Cette filiation théorique permet de voir la Smithsonian Institution au prisme de l’histoire de l’Etat. En quoi cette démarche constitue-t-elle un préalable nécessaire à une étude du nationalisme ? Le parti pris méthodologique de l’histoire sociale, qui donne à voir le nationalisme dans les interactions entre les acteurs de la S.I. et leurs interlocuteurs fédéraux, met en lumière le rôle de l’Etat dans la création et l’entretien des pratiques nationalistes. Sans préjuger des interactions complexes entre l’Etat et la société (ce qui dépasserait l’ambition de ce mémoire) il s’agit ici de voir dans quelle mesure l’Etat prend à son compte l’entretien de la communauté imaginée nationale au travers de la Smithsonian Institution.

Notes
39.

Paul H. Oehser, The Smithsonian Institution (Praeger Publishers, 1970), p. 16.

40.

L’organisation est un outil analytique défini notamment dans Michel Crozier, Erhard Friedberg, L'acteur et le système : les contraintes de l'action collective. (Paris: Seuil, 1977; réed., 1992). La définition de l’organisation ne repose pas systématiquement sur des contours institutionnels mais sur la mise au jour des réseaux d’interactions qui l’animent, pp. 179-180.

41.

Louis Galambos, "The Emerging Organizational Synthesis in Modern American History," Business History Review 41, no. 3 (1970) ; Brian Balogh, "Reorganizing the Organizational Synthesis : Federal-Professional Relations in Modern America," Studies in American Political Development, no. 5 (1991), pp. 119-171.

42.

Hugh Heclo, "Issue Networks and the Executive Establishment," in The New American Political System, dir. Anthony King (Washington American Enterprise Institute, 1978).

43.

Brian Balogh, dir., Integrating the Sixties : the Origins, Structures, and Legitimacy of Public Policy in a Turbulent Decade (University Park: Pennsylvania State University, 1996), p. 15.

44.

Martha Derthick montre l’évolution du rapport entre les citoyens, les Etats et l’Etat fédéral in « Crossing Thresholds : Federalism in the 1960s », et Louis Galambos décrit les fluctuations des relations entre le monde des affaires et l’Etat in « Paying Up : The Price of the Vietnam War », in Balogh, dir., Integrating the Sixties.

45.

Max Weber, Economie et société, vol. 1 (Paris: Plon, 1971 [1956]), p. 294.

46.

Selon la définition de l’Etat in Bertrand Badie, Pierre Birnbaum, Sociologie de l'Etat (Paris: Grasset, 1979).

47.

Norbert Elias, La dynamique de l'Occident (Paris: Calmann-Lévy, 1975), pp. 5-179.

48.

Peter Evans, Dietrich Rueschemeyer, Theda Skocpol, dir., Bringing the State Back In (New York: Cambridge University Press, 1985).

49.

Le concept est défini in Alf Lüdtke, "L'histoire du quotidien," in Des ouvriers dans l'Allemagne du XXe siècle : le quotidien des dictatures, dir. Alf Lüdtke (Paris: L'Harmattan, 2000), p. 25.

50.

Samuel P. Hays, "Political Choice in Regulatory Administration," in Regulation in Perspective : Historical Essays, dir. Thomas K. McCraw (Cambridge: Harvard University Press, 1981).

51.

Hugh Heclo, Lester Salamon, dir., The Illusion of Presidential Government (Boulder: Westview Press, 1981). Arthur Schlesinger est l’une des figures emblématiques de la perspective présidentielle que dénoncent Heclo et Salamon ; voir notamment Arthur M. Schlesinger, Jr., The Imperial Presidency (Boston: Houghton Mifflin Company, 1973).

52.

Stephen Skowronek, Building a New American State : the Expansion of National Administrative Capacities, 1877 - 1920 (Cambridge University Press, 1982) ; Theda Skocpol, Protecting Soldiers and Mothers : the Political Origins of Social Policy in the United States (Cambridge Mass.: Harvard University Press, 1992) ; Julian E. Zelizer, Taxing America : Wilbur D. Mills, Congress, and the State, 1945-1975 (New York: Oxford University Press, 1999) ; Balogh, dir., Integrating the Sixties .