2. L’indépendance de la Smithsonian Institution, ou les enjeux identitaires de l’historiographie

Qui veut comprendre l’histoire de la Smithsonian Institution doit au préalable faire la part des enjeux identitaires qui la traversent. Depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à la première décennie du XXIe siècle, les discours produits à la S.I. sur son histoire présentent un trait remarquablement constant : ils s’attachent à démontrer l’indépendance de la S.I. par rapport à l’Etat, tant dans la nomination aux postes-clé que dans la gestion de ses fonds propres, distincts des sommes allouées annuellement par le Congrès. Il ne s’agira pas de faire ici l’histoire des fluctuations de ce discours identitaire, dans son interprétation plus ou moins stricte de l’indépendance de la S.I., mais plutôt de mettre en évidence le soin récurrent mis à traiter cette question. Cette histoire interne est développée dans des ouvrages d’histoire de la Smithsonian Institution, écrits pour la plupart par ses administrateurs. La question est également évoquée dans de courtes présentations de la S.I., dans des discours à l’occasion de cérémonies par exemple ou dans des brochures à l’usage des visiteurs. La question statutaire est enfin mentionnée dans certains entretiens d’histoire orale effectués par des employées des Archives de la Smithsonian Institution.

Dans ce corpus de textes et de déclarations, on note l’omniprésence de la description des origines. Le don posthume d’un Britannique, James Smithson, aux Etats-Unis, ainsi que les débats au Congrès sur l’emploi de ce don en sont les deux moments constitutifs. Dans un document à l’intention des visiteurs de l’exposition universelle d’Atlanta en 1895, le sous-secrétaire chargé du Musée National de la S.I., George Brown Goode, souligne l’aspect romanesque de la naissance de la Smithsonian Institution, en détaillant la noble et illustre généalogie de James Smithson, sa bâtardise et la reconnaissance sociale qu’il acquiert non pas par ses quartiers de noblesse mais par ses travaux scientifiques53. On y lit en filigrane les vertus démocratiques conférées par Goode à ce généreux donateur britannique, à l’opposé de son demi-frère, noble et enfant légitime, qui pour sa part combat dans les rangs anglais contre l’indépendance des colonies britanniques. Dans un ouvrage commémorant le centenaire de la S.I. en 1946, Webster P. True, qui dirige alors le service des publications de la Smithsonian Institution, enveloppe lui aussi Smithson d’une mystérieuse aura et nimbe les origines de la S.I. de vertu républicaine. True compare le testament de Smithson à la Constitution des Pères Fondateurs, dont la sagesse et la prescience sont partagées par le premier secrétaire, Joseph Henry. 54

Un don privé est donc à l’origine de la création de la Smithsonian Institution : la question de l’indépendance envers l’Etat est posée par cet acte fondateur. Elle est abordée par Goode en 1895 dans la brochure d’Atlanta. Il y loue le soin scrupuleux que mettent les membres du Congrès à préserver l’indépendance politique de la S.I.. 75 ans plus tard, l’ancien directeur des presses de la S.I. et responsable des relations publiques, Paul H. Oehser, souligne lui aussi cette indépendance dans son histoire de la Smithsonian Institution. Il précise que contrairement aux pratiques en vigueur au sein de l’Etat, le secrétaire est nommé par le Conseil des régents, sans consultation de la Civil Service Commission 55 , sans intervention du Congrès ni ratification de la part du président. Il ajoute que l’administration des fonds propres de la Smithsonian Institution devait à l’origine être supervisée par d’éminents représentants du pouvoir fédéral (le président et le vice-président des Etats-Unis, le président de la Cour Suprêmeet les membres du cabinet présidentiel), mais que ces derniers ont de facto délégué cette prérogative au Conseil des régents de la S.I..56 C’est le tableau d’une institution indépendante des aléas politiques fédéraux que nous brossent Goode comme Oehser.

En 1927, à l’occasion d’un symposium sur l’avenir de la Smithsonian Institution, le sous-secrétaire Charles Greeley Abbot en présente une brève histoire pour une quarantaine de membres de l’intelligentsia de la côte Est, philanthropes, parlementaires et hommes de science. Il décrit Smithson comme le précurseur des grandes fondations philanthropiques aux Etats-Unis. La comparaison entre la S.I. et les fondations n’est pas innocente de la part d’un administrateur convaincu de la nécessité de renforcer les fonds propres de son établissement57. En 1970, Paul Oehser met en avant une autre facette de l’histoire, celle de la naissance de la S.I. sous les auspices du Congrès58.

Le rôle de Joseph Henry, secrétaire de la S.I., dans la fondation du Musée National est souvent relaté. L’épisode nous intéresse au premier chef puisqu’il concerne les origines des musées de la S.I.. Dans le rapport annuel de 1891, un document intitulé « the Genesis of the National Museum » et écrit par George Brown Goode retrace les étapes qui ont conduit à la création du Musée National59. C’est bien la définition des relations entre l’Etat et la S.I. qu’il a à l’esprit, lorsqu’il évoque « l’admission du musée de l’Etat dans les bâtiments de la Smithsonian Institution ». Il justifie ainsi son propos :

‘The history of the [admission of the Government museum to the Smithsonian buildings] is very important, since it leads up to the origin of the present relationship existing between the Government, the National Museum, and the Smithsonian Institution60.’

En 1850, le secrétaire de la Smithsonian Institution, Joseph Henry, exprime son opposition au transfert des collections fédérales dans les murs de la S.I. Les arguments qu’il avance relèvent de considérations organisationnelles et institutionnelles. Si l’on se borne à ces dernières, Henry note l’incompatibilité d’une institution fondée par un philanthrope étranger, avec un musée appartenant aux Etats-Unis. Par ailleurs, dans l’éventualité d’un financement du Musée par le Congrès, Henry s’inquiète pour l’indépendance politique de son établissement :

‘[Annual appropriations from Congress] would be equally objectionable, since it would annually bring the Institution before Congress as a supplicant for Government patronage, and ultimately subject it to political influence and control. After an experience of three years, I am fully convinced that the true policy of the Institution is to ask nothing from Congress except the safekeeping of its funds, to mingle its operations as little as possible with those of the General Government, and to adhere in all cases to its own distinct organization [...] and on the other hand, that it is desirable that Congress should place as few restrictions on the Institution as possible, consistent with a judicious expenditure of the income, and that this be judged of by a proper estimate of the results produced.61

Invoquant l’intérêt scientifique d’une grande partie des collections fédérales amassées lors des expéditions de découverte de l’Ouest du continent américain, Henry change de discours en 1856 et propose d’ouvrir les portes de la S.I. au Musée, à condition que l’Etat finance le transfert des collections et les dépenses de fonctionnement qui leur seraient attachées. Henry est par ailleurs soucieux d’éviter à la S.I. la demande annuelle de fonds au Congrès et suggère que le Ministère de l’Intérieur soit responsable de la démarche62.

Le déroulement des événements tel que le présente George Brown Goode en 1891 est de loin la version la plus complète, et la plus nuancée, de l’attitude de Henry face à la création d’un Musée National sous l’égide de la Smithsonian Institution dont il a la charge. Voici maintenant la manière dont Paul Oehser présente le même épisode en 1970, dans un chapitre au titre révélateur : « The Smithsonian is not a Museum ». La vocation de la S.I. était selon lui d’être un centre de recherche. Le Congrès lui avait donné la responsabilité d’un musée d’Etat et sa nature originelle s’en était trouvée changée :

‘Henry was unable to keep the Smithsonian pure. The bureaus proliferated, and gradually the principal activities of the Institution found their niches within these appendages. But in the last analysis, the bureaus are not the enduring soul of the Smithsonian63.’

Une simplification s’opère dans les discours, présentant Henry comme le défenseur malheureux de l’indépendance de la Smithsonian Institution. En 2001, Lubar et Kendrick opèrent le même type de raccourci dans une brève présentation de l’histoire du Musée National. Ils juxtaposent en effet dans la même phrase les protestations du secrétaire et l’arrivée des collections dans les murs de la S.I. :

‘After the Smithsonian Institution was established in 1846, Congress designated it the official caretaker of collections [owned by the government]. In 1858 the bulk of the collections was moved into the Smithsonian Castle, despite protests by Secretary Joseph Henry, who wanted the Institution to retain its independence and focus on scientific research. To relieve the Smithsonian of having to use funds from its endowment, Congress established an annual appropriation to support the National Museum.64

A partir de la fin des années 1970, Phillip S. Hugues, un haut fonctionnaire qui commence une seconde carrière à la Smithsonian Institution, défend une version des faits qui concorde avec celle de Goode. Cet écart par rapport à la version la plus courante tient à son statut d’outsider : Hugues est arrivé à la Smithsonian Institution en 1977 lorsque, pour apaiser un Congrès irrité des prétentions à l’indépendance de la S.I., le Conseil des régents lui commande un rapport sur les relations entre la S.I. et le Congrès. Hugues est étranger à la culture de la Smithsonian Institution et souligne les rapports hiérarchiques qui la relient au Congrès. En 1985, lors d’un entretien d’histoire orale, il corrige la version des faits de son interlocutrice, Pamela Henson, historienne aux Archives de la Smithsonian Institution :

Henson : So you were saying as of the point when Joseph Henry accepted federal funds ...?
Hugues : ... sought them, he didn’t just accept them, he sought them to take care of the incipient collections coming from the opening of the West65.’

Henson donne un rôle passif à Henry dans l’instauration d’un financement fédéral du Musée National, dans une version de l’histoire assez représentative des discours tenus au sein de la Smithsonian Institution après la Seconde Guerre mondiale.

L’intérêt de ce moment fondateur et son interprétation au cours du temps tient aux questions qu’il soulève et aux idéaux qu’il met en jeu. La Smithsonian Institution fait-elle partie de l’Etat ? Est-il souhaitable qu’elle ait partie liée au pouvoir fédéral ? Quel doit être le rôle de ses administrateurs ? Malgré le retour récurrent de ces questions dans les décennies qui suivent la Seconde Guerre mondiale, on constate que les acteurs ont de la difficulté à penser la relation avec l’Etat. Pour résoudre cette difficulté, ils donnent souvent à leur établissement un statut exceptionnel, minimisent l’importance du lien à l’Etat, quand ils ne l’ignorent pas, en faisant une histoire centrée sur les acteurs de la S.I.66.

L’argument du statut exceptionnel de la Smithsonian Institution a le mérite d’être gratifiant pour ceux qui y travaillent, mais permet également d’éluder la question de son statut dans le champ des institutions politiques. Charles Abott par exemple parle en 1927 des « relations uniques » entre l’Etat et la S.I.67. En 1970, Paul Oehser met lui aussi en avant le caractère exceptionnel de la Smithsonian Institution, une exception qui confine à l’ineffable :

‘We tend to hold in awe the things we do not understand, and the Smithsonian Institution is no exception. The American people have put it on a pedestal; they praise it, but few fully understand it. [...]
It is not difficult to describe the Smithsonian Institution, but it is almost impossible to define it. Like a gothic cathedral, it is unconfined and never completed. It is greater than the sum of its parts.68

La citation est lyrique, frappante mais peu représentative du ton couramment rencontré dans d’autres ouvrages ; elle fait donc office de loupe grossissante. Les évidences qu’expriment Henson et Hugues dans leur entretien d’histoire orale en 1985 sont plus représentatives : tous deux sont d’accord pour dire que la Smithsonian Institution est « unique » dans sa structure69, dans une formulation largement consensuelle chez ceux qui travaillent en son sein.

L’invisibilité de l’Etat dans les discours tient à ce que l’historiographie de la Smithsonian Institution est presque exclusivement endogène. Ceux qui l’écrivent sont sensibles aux enjeux de pouvoir qui entourent le fonctionnement administratif de leur établissement. L’importance qu’ils accordent dans leurs écrits à la question de l’indépendance institutionnelle n’est pas étrangère au désir d’autonomie de subordonnés par rapport à leur supérieur hiérarchique – l’Etat fédéral. Par ailleurs, le genre monographique contribue à l’invisibilité de l’Etat. Comme le note Tom Scheinfeldt à propos des musées de science, les monographies écrites par les acteurs mettent en avant les particularités, souvent anecdotiques, de l’établissement et forment une histoire internaliste sans contextualisation70. Enfin, la question de l’Etat est absente de ces travaux car ils s’inscrivent dans une configuration culturelle où l’Etat est un type de contexte particulièrement difficile à penser, en raison d’une culture anti-étatique largement partagée par les auteurs71. La remise en cause des ces discours identitaires nous amène à poser la question du statut de la Smithsonian Institution et celle des pratiques qui la relient à l’Etat.

Notes
53.

George Browne Goode, An Account of the Smithsonian Institution, its Origin, History, Objects and Achievements (Washington : Government Printing Office,1895), p. 2.

54.

Webster P. True, The First Hundred Years of the Smithsonian Institution, 1846-1946 (Washington : Government Printing Office, 1946), pp. 1-4, 7.

55.

La Civil Service Commission est l’administration chargée de la gestion des fonctionnaires fédéraux.

56.

Paul H. Oehser, The Smithsonian Institution (New York : Praeger publishers, 1970), pp. 75, 77.

57.

Charles Greeley Abbot, « The Smithsonian Institution – its activities and capacities », in Proceedings of Conference on the Future of the Smithsonian Institution, February 11, 1927, Washington : 1927, p. 19.

58.

Oehser, op. cit., pp. 16-26.

59.

George Brown Goode, « the Genesis of the United States National Museum », Annual Report of the Smithsonian Institution, 1891, Part II, « Annual Report of the United States National Museum (USNM) for 1891 » (Washington, D.C. : Government Printing Office, 1901), pp. 300-346.

60.

Ibid., p. 336

61.

Ibid, p. 338. Goode cite Joseph Henry dans son rapport annuel sur la Smithsonian Institution pour l’année 1849.

62.

Ibid, p. 342.

63.

Oehser, op. cit., p. 73.

64.

Steven Lubar, Kathleen M. Kendrick, Legacies : Collecting America’s History at the Smithsonian (S.I. Press, Washington and London : 2001) p. 11.

65.

Phillip S. Hugues, transcription du 2e entretien avec Pamela Henson, 29 mai 1985, S.I.A., record unit 9525, p. 81.

66.

Webster P. True, The First Hundred Years of the Smithsonian Institution, op. cit., Charles G. Abott, « the Smithsonian Not a Government Bureau », in Abott, op. cit., p. 20.

67.

Abott, op. cit., p. 38.

68.

Oehser, op. cit., p. 72.

69.

Phillip S. Hugues, transcription du 2e entretien avec Pamela Henson, 29 mai 1985, S.I.A., record unit 9525, p. 80.

70.

Tom Scheinfeldt, "Sites of Salvage : Science History Between the Wars" (Oxford University, 2003), p. 7.

71.

Brian Balogh, A Government Out of Sight: The Mystery of National Authority in Nineteenth Century America (Cambridge: Cambridge University Press, 2009), William Novak, "The myth of the weak American State," in State-Building in Comparative Perspective : New Directions in American and French History (EHESS, Paris: 2007) ; Romain Huret, "Antistatism or the Invention of an American Tradition (1890 - 1920)," in State-Building in Comparative Perspective : New Directions in American and French History (EHESS, Paris: 2007). On trouvera l’illustration de cet anti-étatisme dans un discours de Daniel Boorstin, ancient directeur du National Museum of History and Technology, reproduit en annexe.