2. Au-delà des textes, les pratiques

Avec ces trois textes fondateurs, les enjeux politiques de définition de la Smithsonian Institution sont posés. Elle peut se définir par son fort ancrage dans l’Etat, ou au contraire par l’autorité dont elle dispose pour mener à bien sa mission de manière indépendante. A condition de nuancer le degré d’indépendance dont dispose la Smithsonian Institution, ce qui fera l’objet de développements ultérieurs, les deux lectures ne ne sont pas incompatibles : l’intérêt du statut de la S.I. réside justement dans cette tension entre subordination institutionnelle et indépendance. Les documents ci-dessus forment cependant une base insuffisante pour établir la place de la Smithsonian Institution dans le champ politique. En effet, le seul recours aux textes fondateurs place l’observateur dans l’horizon juridique et institutionnel de la fin du XIXe siècle et il y aurait de la supercherie à vouloir décrire la place de la S.I. dans le champ politique de la seconde moitié du XXe siècle à l’aide de textes qui témoignent d’une réalité institutionnelle vieille d’un siècle. C’est certes la démarche adoptée le plus souvent par les acteurs à la Smithsonian Institution lorsqu’il leur faut parler du statut de leur établissement. On écartera donc l’utilisation politique faite de ces textes au début des années 1970 par exemple par Peter Powers, le conseiller juridique de la Smithsonian Institution, qui argue de l’indépendance de la S.I. en se référant aux textes fondateurs72, comme si le fonctionnement de la fin du XIXe siècle était directement transposable à un appareil d’Etat beaucoup plus complexe dans la seconde moitié du XXe siècle.

La permanence des textes législatifs et statutaires qui régissent la Smithsonian Institution pose donc la question de leur sens un siècle après leur création. Leur remarquable stabilité nous amène à renoncer à une définition de la S.I. dans une perspective juridique et à prendre en compte l’évolution des pratiques, qui au fil des années et des décennies se constituent en un ensemble de règles coutumières et d’équilibres plus ou moins stables. La mission statutaire de la Smithsonian Institution telle que définie dans la loi de 1846 ou dans le programme d’organisation de Joseph Henry laisse en pratique une grande latitude aux administrateurs de la S.I. ainsi qu’à l’Etat pour faire évoluer la mission du Musée National. De même, le fonctionnement de la S.I. obéit à des règles coutumières, sujettes à évolution, dans l’histoire des institutions fédérales : notons par exemple qu’en tant qu’employeur, la Smithsonian Institution a pour politique de s’aligner sur les pratiques en vigueur au sein des institutions fédérales, notamment sur le montant des salaires et la protection sociale73. Elle se soumet aussi – comme les agences dépendant du président, mais sans y être tenue statutairement – au processus budgétaire, de l’autorisation émanant du Service du Budget présidentiel (Bureau of the Budget) à la soumission d’un budget au Congrès.

Au lendemain de la guerre, alors que les institutions du pouvoir exécutif poursuivent une mutation entamée dans les années 1930, les administrateurs de la Smithsonian Institution prennent un soin jaloux à ce que cette convergence avec les pratiques des institutions fédérales n’atteigne jamais son point final et cultivent leur différence institutionnelle, parfois contre toute vraisemblance. L’exemple le plus frappant en la matière est l’histoire à rebondissements de la protection sociale des employés non-fonctionnaires de la Smithsonian Institution. Ces derniers effectuent des tâches souvent similaires à celles exécutées par leurs homologues payés par le budget du Congrès, travaillent le plus souvent avec leurs collègues fonctionnaires et n’ont pas de fonction spécifiquement distincte. En janvier 1947, le Conseil des régents vote d’ailleurs une résolution qui inclut ses employés non-fonctionnaires dans le système de cotisation pour la retraite des employés fédéraux74. Fin 1952, le président de la Civil Service Commission demande à ce que soit éclairci le statut ambigu de ces employés, assimilés fonctionnaires pour la cotisation à la retraite, mais non-fonctionnaires dans le cas des autres règles régissant la fonction publique75. En janvier 1954 les régents votent une résolution qui répète, sans l’expliquer, toute l’ambiguïté de leur position :

‘VOTED that the Board again affirms that the Trust Fund employees of the Smithsonian Institution are not and never have been subject to Civil Service procedures, notwithstanding their coverage under the Retirement Act pursuant to the specific consent of the Regents of the Institution to this coverage76. ’

De plus, les régents votent l’année suivante l’inclusion de ces employés non-fonctionnaires dans le système de cotisation à une assurance vie réservée aux employés fédéraux. En revanche ils ne font pas la même démarche pour l’assurance-chômage assurée aux employés fédéraux, en raison d’une différence de formulation dans la définition des ayants droit dans ce nouveau texte de loi. Outre cette différence dans la définition des ayants droit, ils apportent une deuxième justification à leur décision, pour le moins surprenante :

‘Any attempt to include Trust Fund employees under this act may considerably complicate efforts now under way to have the independent status of Trust Fund employees of the Smithsonian Institution clearly defined77.’

Cette question relativement mineure illustre l’attention considérable que portent les administrateurs de la Smithsonian Institution à la conservation de sa spécificité institutionnelle – et donc à l’indépendance –, alors même que les choix opérés en matière de protection sociale indiquent une plus grande imbrication dans le fonctionnement de l’Etat. Dans les moments de conflit avec le Congrès, cette irrégularité administrative sera brandie par les détracteurs de la Smithsonian Institution, qui lui feront grief de son double jeu, un pied dedans et un pied hors de l’Etat, selon ses intérêts. Elle se définit à de nombreuses reprises comme indépendante, mais la question de la protection sociale de ses employés, jugée suffisamment importante pour être mentionnée à l’ordre du jour des Conseils des régents annuels, est en réalité l’arbre (de l’indépendance) qui cache la forêt (de l’imbrication dans l’Etat). Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les cotisations des employés non-fonctionnaires de la S.I. offrent ainsi une belle illustration de l’ambiguité des critères statutaires et de leur insuffisance pour définir la place de la Smithsonian Institution dans le champ institutionnel.

Notes
72.

Peter Powers, « The Smithsonian Institution : a Trust Establishment of the United States », mars 1977, document fourni à l’auteur par Margaret Gaynor, ancienne chargée de relations avec le Congrès à la S.I.

73.

Cette pratique est mentionnée dans les minutes du Conseil des régents (Board of Regents, S.I.A., record unit 1) lorsque le salaire d’Alexander Wetmore est augmenté (minutes du 13 janvier 1950) par exemple, et lorsque le Social Security Act est appliqué aux employés non fonctionnaires de la S.I. (voir infra).

74.

Board of Regents minutes, 17 janvier 1947, S.I.A., record unit 1, pp. 1243-1247.

75.

Ibid., 16 janvier 1953, p. 1380.

76.

Ibid., 15 janvier 1954, p. 1397.

77.

Ibid., 14 janv 1955, p. 1405.