L’implication de la présidence : le tournant des années 1960

Les historiens de la synthèse organisationnelle ont brossé le tableau d’un Etat qui étend son champ d’action dans de nombreux domaines dans la seconde moitié du XXe siècle. En matière culturelle, le bilan de Lyndon Johnson et des parlementaires des 88e et 89e Congrès est particulièrement éloquent. En 1964 est posée la première pierre du John F. Kennedy Center for the Performing Arts sur les bords du Potomac, à Washington. La construction du bâtiment, dont le concept germe depuis les années Eisenhower, est un événement culturel pour la capitale fédérale mais également en termes institutionnels puisqu’il s’agit de l’une des rares institutions culturelles aux Etats-Unis qui figure dans le budget annuel du Congrès. En 1965, le Fonds National pour les Arts (National Endowment for the Arts)et le Fonds National pour les Humanités (National Endowment for the Humanities) voient le jour. En 1966, le National Historic Preservation Act étend la mission du Service des Parcs Nationaux en lui donnant pour responsabilité la tenue d’un Inventaire national des lieux historiques. En 1967 est voté le Public Broadcasting Act, annonçant la naissance en 1969 du Public Broadcasting Service et en 1968 et 1969 de la National Public Radio. Pour les institutions culturelles nationales, les années 1960 constituent donc un tournant. La décennie est également décisive pour la Smithsonian Institution, qui crée un musée expérimental à Anacostia, inaugure un festival annuel, ouvre deux nouveaux musées d’art dans le centre-ville et prépare l’ouverture d’un troisième sur le National Mall 89 . Ces développements sont soutenus financièrement, voire intégralement financés par le Congrès, mais le président, Lyndon Johnson, y contribue de manière spécifique. Sans cautionner « l’illusion présidentielle » qui consisterait à faire de la Maison Blanche l’épicentre des politiques publiques, la nouvelle implication du vice-président au Conseil des régents de la S.I. est significative de l’élargissement du rôle de l’Etat à la politique culturelle90.

Le 25 janvier 1962, les régents de la Smithsonian Institution se réunissent comme à l’accoutumée pour leur principale réunion de l’année. Comme toujours, le président de la Cour Suprême, Earl Warren, préside le Conseil des régents, comme l’y autorise sa fonction. Mais ce jour là, les minutes de la réunion font état d’un participant inhabituel, le vice-président des Etats-Unis, Lyndon Johnson91. Bien que sa fonction autorise Johnson à assister à la réunion (le vice-président étant régent de droit de la Smithsonian Institution), il est le premier à participer au Conseil des régents depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Est-ce l’ordre du jour de ce 25 janvier 1962 qui a incité Johnson à venir ? Il est prévu que soit présenté aux régents un projet de loi, qui confierait à la S.I. la conservation des objets artistiques et historiques de la Maison Blanche. L’enjeu est certes important pour la Smithsonian Institution, qui se voit renforcée dans son rôle de gardien des symboles du pouvoir de l’Etat. Mais au cours de la réunion, le projet de loi fait l’objet d’une simple présentation et on peine à croire que le vice-président des Etats-Unis se soit déplacé uniquement pour cela. En réalité, le Conseil des régents de ce mois de janvier 1962 n’est ni plus ni moins important que les autres ; il semble que c’est le rôle du vice-président qui soit alors en train de changer. En effet, si Johnson n’honore plus les régents de sa présence par la suite – il ne vient pas en janvier 1963, puis devient président à la mort de John Kennedy – sa venue a marqué un tournant.

La présidence de Johnson est marquée par une plus grande implication dans les affaires de la Smithsonian Institution. Les régents constatent la participation régulière du vice-président, Hubert Humphrey, et de son assistant Neil Peterson, aux réunions du Conseil des régents. Johnson inaugure le Museum of History and Technology en 1964 et fait un discours à l’occasion du bicentenaire de la naissance de James Smithson en 1965. L’implication plus grande du président est en partie due à une coopération réussie avec le secrétaire de la Smithsonian Institution, Dillon Ripley. Ce dernier comprend vite que Johnson, qui a enseigné l’histoire dans une petite école du Texas, est sensible à la tradition historique états-unienne incarnée par les Musées Nationaux. Au contact des assistants de Johnson, Ripley comprend également l’enjeu politique que représente la culture pour l’équipe présidentielle. Enfin au cours de leurs échanges, Ripley semble avoir noué des relations de sympathie avec le couple Johnson, qu’il dit préférer aux Kennedy92. Sa volonté de rendre le National Mall plus attractif pour les visiteurs rejoint les préoccupations de Lady Bird Johnson, qui lance en 1964 un programme d’embellissement de la ville de Washington93. Ripley organise des concerts depuis la tour du vénérable Smithsonian Castleainsi que sur le National Mall, où il fait installer un manège pour les enfants94. Lady Bird Johnson, de son côté, monte une commission temporaire pour la réfection de Pennsylvania Avenue, à laquelle Ripley participe, car il est alors question de poursuivre la rénovation de l’avenue par des travaux sur le National Mall et aux abords du Capitole95.

La relation de Ripley avec les Johnson contribue au succès de plusieurs projets. Lorsqu’en 1965, Ripley souhaite réhabiliter l’ancienne Corcoran Gallery pour en faire un espace d’exposition, il convainc Doug Carter, un conseiller du président, de lui accorder une entrevue avec Johnson ; Ripley et le président partent alors sur le champ visiter le bâtiment et le président accorde son soutien au projet96. Lorsqu’en 1966, Ripley souhaite faire disparaître du National Mall le Medical Museum of the Armed Forces Institute of Pathology pour faire place au futur National Air and Space Museum, il dispose d’un relais non négligeable auprès du secrétaire à la Défense McNamara, en la personne de Lady Bird Johnson97. Mais c’est lors de l’acquisition de la collection d’art moderne de Joseph H. Hirshhorn que la collaboration des Johnson avec la Smithsonian Institution est véritablement cruciale. En 1964, Hirshhorn est courtisé par plusieurs institutions qui souhaiteraient devenir dépositaires de sa collection, mais aucun de ses interlocuteurs n’a de représentant aussi prestigieux que la Smithsonian Institution, qui bénéficie du soutien du Président des Etats-Unis. Pour assurer l’acceptation du projet par le Congrès, les conseillers de Johnson, Cater et McPherson, assistent les administrateurs de la S.I. dans l’approche des commissions parlementaires clés98. Enfin en 1966, Hirshhorn est reçu à la Maison Blanche pour une cérémonie d’acceptation de ses collections99.

Le 8 mai 1968, à bord du yacht présidentiel où se tient une réunion du Conseil des régents, ces derniers doivent élire un remplaçant pour l’un de leurs collègues récemment décédé. Ils choisissent Robert McNamara qui, quelques semaines auparavant, a quitté ses fonctions à la tête du Ministère de la Défense. L’invitation par le vice-président à bord du yacht de Johnson, tout comme la nomination de McNamara au Conseil des régents, sont les derniers signes d’une époque de forte connivence avec l’équipe présidentielle. La nomination de McNamara est refusée par les parlementaires à deux reprises. Alors que le choix des nouveaux régents dépend statutairement d’un vote au Congrès, la proposition des régents n’avait jamais auparavant été remise en question par les parlementaires. Ensuite, pendant les six ans de la présidence de Nixon, les relations de la Smithsonian Institution avec le pouvoir exécutif changent, si l’on en juge par la présence des vice-présidents successifs au Conseil des régents. Spiro Agnew se présente deux fois au Conseil des régents trisannuel et Gerald Ford y fait une apparition. Cependant, Lyndon Johnson aura marqué le fonctionnement de la Smithsonian Institution de manière durable puisque l’absence du vice-président aux réunions n’est plus coutumière, mais dépend des priorités du pouvoir exécutif. Ainsi en 1975 et 1976, le vice-président, Nelson Rockefeller, qui est par ailleurs l’un des plus riches philanthropes et collectionneurs d’art aux Etats-Unis, assiste à toutes les réunions du Conseil. Rien d’étonnant de la part de l’ancien Gouverneur de New York, qui a posé les fondements du New York State Arts Council et rédigé pour Eisenhower un projet de politique culturelle fédérale100. Le vice-président de Carter, Walter Mondale, envoie régulièrement un représentant aux réunions du Conseil des régents même s’il n’est jamais présent en personne. Alors que les relations avec la présidence après la Seconde Guerre mondiale se bornaient pour l’essentiel à des échanges avec les fonctionnaires du Service du Budget dans le cadre du processus budgétaire, l’implication croissante de la Maison Blanche dans le fonctionnement de la Smithsonian Institution à partir de l’ère Johnson est le reflet de l’expansion de l’action de l’Etat dans le secteur culturel.

Notes
89.

Le premier Festival des Arts Populaires Américainsse déroule en juillet 1967. La même année s’ouvre le Anacostia Neighborhood Museum, puis en 1968 la National Collection of Fine Arts, et en 1969 la National Portrait Gallery. Depuis le don en 1966 d’une importante collection d’art moderne, la S.I. prépare également l’ouverture du Hirshhorn Museum qui aura lieu en 1974.

90.

Sur le nouveau rôle du pouvoir exécutif en matière de politique culturelle depuis Roosevelt : Frédéric Martel, "Politique de la culture," in De la culture en Amérique (Paris: Gallimard, 2006).

91.

Board of Regents minutes, 25 janvier 1962, S.I.A., record unit 1, p. 1548.

92.

S. Dillon Ripley, transcription des 26e et 28e entretiens avec Pamela Henson, 14 mai et 24 septembre 1986, S.I.A., record unit 9591, pp. 639, 717.

93.

Lady Bird Johnson Biography, site de la Lyndon B. Johnson Library,

http://www.lbjlib.utexas.edu/johnson/archives.hom/biographys.hom/ladybird_bio.asp

94.

Board of Regents minutes, 17 mai 1966, S.I.A., record unit 1.

95.

S. Dillon Ripley, transcription du 28e entretien avec Pamela Henson, 24 septembre 1986, S.I.A., record unit 9591, p. 640.

96.

Ibid., pp. 714-716.

97.

Board of Regents minutes, 27 janvier 1966, S.I.A., record unit 1, p. 1.

98.

S. Dillon Ripley, transcription du 26e entretien avec Pamela Henson, 14 mai 1986, S.I.A., record unit 9591, p. 641.

99.

Board of Regents minutes, 17 mai 1966, S.I.A., record unit 1, p. 1.

100.

Martel, "Politique de la culture," , p. 184.