La Smithsonian Institution est créée en 1846 et abrite les collections fédérales à partir de 1857. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, elle comprend trois édifices sur le National Mall de Washington : le Smithsonian Building, communément appelé « le Château » en raison de ses nombreuses tours et tourelles d’inspiration médiévale ; le Old National Museum, un bâtiment victorien de brique rouge et le New National Museum, imposant bâtiment de style Beaux Arts. Il serait tentant de croire, dans une lecture rétrospective de l’histoire, que les fonctions culturelles du système fédéral sont clairement réparties depuis l’origine : à la Smithsonian Institution les musées, à la Bibliothèque du Congrès les livres, aux Archives Nationales les archives, au Service des Parcs Nationaux, enfin, la protection des espaces naturels. La réalité est plus complexe car la répartition des rôles que l’on connaît aujourd’hui n’est pas établie d’avance et les différentes institutions ont au cours de leur histoire des fonctions qui se recoupent parfois. Ainsi la plus importante bibliothèque du système fédéral aurait pu se trouver à la Smithsonian Institution. A l’inverse, la fonction muséographique n’est pas son domaine exclusif.
L’exemple le plus frappant de cette indétermination initiale est sans doute la fonction de bibliothèque nationale, que la Smithsonian Institution aurait pu jouer tout autant que la Bibliothèque du Congrès. Créée en 1800 au sein du Capitole, la Bibliothèque du Congrès ne s’installe dans ses propres murs qu’en 1897. En 1846, la loi sur les droits d’auteur fait de la Bibliothèque du Congrès et de la Smithsonian Institution les garants conjoints du droit d’auteur aux Etats-Unis. Toutes deux reçoivent un exemplaire de chaque ouvrage protégé par la loi102. Avec d’un côté une bibliothèque au service des parlementaires et de l’autre une bibliothèque au service de la recherche scientifique, toutes deux garantes du droit d’auteur, rien n’est joué : la fonction de bibliothèque nationale n’est pas encore clairement attribuée ni même définie. Au début des années 1850, Charles Coffin Jewett, le bibliothécaire de la Smithsonian Institution, souhaite développer une bibliothèque d’envergure. En cela il s’oppose au secrétaire de la S.I., Joseph Henry, qui souhaite donner la priorité aux activités de recherche et de publication. Lorsque Henry remercie Jewett en 1854, il met de fait un terme à toute expansion significative de la bibliothèque à la S.I.103. Dès 1859, la loi est modifiée et confie à la seule Bibliothèque du Congrès la responsabilité du droit d’auteur. En 1866, la Smithsonian Institution lui confie en dépôt sa collection d’ouvrages. L’année suivante, lors de l’acquisition des 22 000 documents de la collection de Peter Force (à l’époque, la plus riche collection privée de documents sur les Etats-Unis) la Bibliothèque du Congrès devient la plus importante du pays. Enfin, à l’occasion d’une réforme ultérieure du droit d’auteur, elle devient en 1870 l’unique dépositaire de chaque ouvrage publié aux Etats-Unis104. En 1897, la Bibliothèque du Congrès s’installe dans son nouveau bâtiment, un prestigieux édifice construit sur le modèle de l’Opéra de Paris. Elle est sur le point de s’ouvrir à un public beaucoup plus large qui ne se cantonne plus seulement aux parlementaires et aux fonctionnaires : en 1901, le Président des Etats-Unis, Theodore Roosevelt, peut ainsi qualifier la Bibliothèque du Congrès de « bibliothèque nationale » dans son discours sur l’état de l’Union105.
Le développement de la Bibliothèque du Congrès est contemporain du développement muséographique de la Smithsonian Institution dans la seconde moitié du XIXe siècle. C’est en effet dans la même période que la S.I. se dote de ses deux premiers bâtiments, le Smithsonian Building ouvrant ses portes en 1855 et le National Museum en 1881. La Smithsonian Institution devient le dépositaire officiel des collections muséographiques fédérales en 1857, tandis que la Bibliothèque du Congrès devient la plus importante collection d’ouvrages des Etats-Unis en 1867, puis l’unique garant du droit d’auteur en 1870. La naissance de la Smithsonian Institution et de la Bibliothèque du Congrès appartient ainsi à un même moment de l’expansion des fonctions de l’Etat et du développement monumental qui l’accompagne dans la deuxième moitié du XIXe siècle.
Dans le patrimoine iconique des Etats-Unis, la Smithsonian Institution et la Bibliothèque du Congrès évoquent certes de hauts lieux de la capitale fédérale, mais les images qu’elles évoquent ne sont pas de taille à lutter avec le Service des Parcs Nationaux (S.P.N.), qui a, lui, pour emblèmes les célèbres paysages des parcs. Créé en 1916, ce dernier coordonne des parcs créés essentiellement à partir du dernier tiers du XIXe siècle, dans la période où naît la Smithsonian Institution. Il prend sa forme moderne en 1933 lorsqu’une réorganisation des services de l’Etat concentre en son sein la gestion des parcs et monuments militaires, des monuments nationaux auparavant administrés par le Service des Forêts (Forest Service) et les parcs de la capitale fédérale. Le Service des Parcs Nationaux a désormais la responsabilité non seulement de sites naturels mais également de sites historiques dans tout le pays106. La loi sur les sites historiques (Historic Sites Act) de 1935 renforce considérablement la dimension historique de sa mission en lui conférant officiellement un rôle muséographique sur les sites historiques et en lui enjoignant d’opérer le recensement des sites illustrant l’histoire et la préhistoire des Etats-Unis107.
Le Service des Parcs Nationaux partage avec la Smithsonian Institution un rôle de définition et de maîtrise du territoire national. Historiquement, la S.I. a contribué à l’entreprise de maîtrise du territoire en abritant les collections des premières expéditions d’exploration du continent. Pour les scientifiques des débuts de la S.I., ces collections permettent une étude systématique de la géologie, de la faune, de la flore et de la population indigène naturalisée qui composent le territoire. Alors que l’emprise des colons se fait de plus en plus systématique sur le territoire, la création du Service des Parcs Nationaux en 1916 est l’aboutissement d’un courant de pensée conservationiste qui voit le jour dans le second tiers du XIXe siècle. Il s’agit certes de conserver des espaces considérés comme naturels et menacés par l’activité humaine mais, comme à la S.I., la dimension de recensement et de maîtrise par le travail des naturalistes est très présente. A cette fin, l’entreprise de collection muséographique fait dès l’origine partie du projet des parcs nationaux108. Cette similitude dans la mission du Service des Parcs Nationaux et de la Smithsonian Institution crée d’ailleurs une certaine rivalité entre les deux institutions. La S.I., qui a l’avantage de quarante ans de pratique et d’exclusivité muséographique lorsque le Service des Parcs Nationaux est créé en 1916, revendique dans les années 1920 et 1930 – sans succès – ses prérogatives à conserver et étudier les objets appartenant à l’Etat fédéral. Les musées qui se développent au sein des parcs sont en effet une menace à sa domination muséographique dans le champ de l’histoire naturelle et de l’archéologie historique109.
A la même époque, l’ouverture des Archives Nationales en 1935 est une autre manifestation de l’expansion de l’Etat et de son corollaire, l’expansion monumentale dans la capitale fédérale. Conçu sous la présidence de Hoover au sein d’un ambitieux projet architectural, le bâtiment néoclassique des Archives sur Constitution Avenue se trouve à mi-chemin entre la Maison Blanche et le Capitole, à proximité des musées de la Smithsonian Institution. L’ouverture du bâtiment en 1935 coïncide avec celle de la Cour Suprême (également néoclassique et terminée en 1935), avec celle en 1938 d’une annexe à la Bibliothèque du Congrès et avec la fondation en 1937 de la National Gallery of Art qui jouxte les Archives Nationales et dont le bâtiment, lui aussi néoclassique, est ouvert au public en 1941. Les Archives Nationales sont le dépositaire de documents à haute valeur symbolique pour la nation, tels que des versions originales de la Déclaration d’Indépendance, de la Constitution (cédées par la Bibliothèque du Congrès en 1952) ou du Bill of Rights. A l’instar de la Smithsonian Institution, de la Bibliothèque du Congrès et du Service des Parcs Nationaux, les Archives Nationales ont une fonction de conservation de ce qui fait l’essence même de l’identité nationale. La symbolique architecturale de l’édifice est sans équivoque. Il est entouré de quatre statues, intitulées respectivement Future, Past, Heritage, et Guardianship.On peut lire sur la façade Est de l’édifice l’inscription suivante :
‘This building holds in trust the records of our national life and symbolizes our faith in the permanence of our national institutions.’Si l’ouverture des Archives Nationales en 1935 est le résultat d’une politique antérieure à l’arrivée au pouvoir de Franklin Delano Roosevelt, elle coïncide néanmoins avec une extraordinaire période de développement des fonctions culturelles de l’Etat fédéral. Car 1935 voit la mise en place de la Works Progress Administration (à partir de 1939, la Works Projects Administration, W.P.A.), l’un des plus importants organes du New Deal. La Works Progress Administration a pour premier objectif la relance économique grâce à la création de millions d’emplois fédéraux et grâce aux multiples services et infrastructures ainsi créés dans le pays. Il comprend un ensemble d’activités culturelles au sein du Federal Project Number One, ou Federal One, source de revenus fédéraux pour les artistes et intellectuels. Sous cette appellation qui place symboliquement la culture au premier plan du New Deal, cinq agences distinctes se côtoient : le Federal Writers’ Project, le Historical Records Survey, le Federal Theatre Project, le Federal Art Project et le Federal Music Project.
Pour différents que soient leurs champs d’action, les cinq agences sont perçues par les historiens mais également par les contemporains comme une contribution à l’épanouissement d’une culture spécifiquement états-unienne110. Car le Federal Writers’s Project et le Historical Records Survey ont pour objectif la collecte du patrimoine national et sont en ce sens similaires aux recensions dont Anne-Marie Thiesse souligne le rôle dans la création des identités nationales en Europe111. Sous la direction de Luther H. Evans, futur directeur de la Bibliothèque du Congrès, le Historical Records Survey a pour vocation d’inventorier des documents historiques privés et publics (exception faite des documents fédéraux) aux Etats-Unis. La simple énumération des documents à recenser est impressionnante :
‘Under public papers are included the official records of states, counties and municipalities, while the private papers of value embrace not only the archives of churches, lodges and labor organizations, business firms, newspapers and political bodies, but also diaries, journals, letters and private manuscripts of individuals112.’A cette vaste entreprise s’ajoute le recensement des archives fédérales, tâche supplémentaire confiée à la Historical Records Survey à partir de 1937. A partir de 1939, c’est depuis les Archives Nationales que l’ensemble de ce travail d’inventaire est administré. Avant que les circonstances politiques et économiques ne mettent fin à l’inventaire des documents historiques en 1942, plus de deux mille inventaires sont publiés et rassemblés aux Archives Nationales113.
Le Federal Writers’ Project est une autre forme de recensement du patrimoine. Dans la logique de maîtrise et de définition du territoire déjà constatée au Service des Parcs Nationaux et à la Smithsonian Institution, les professionnels de la publication, les intellectuels, les écrivains, les cartographes, les historiens et les géologues, travaillent de concert à la compilation de données sur chaque Etat des Etats-Unis dans une série de guides touristiques, the American Guide Series. Parmi les multiples entreprises du Federal Writers’ Project, on compte également la réalisation d’entretiens d’histoire orale, d’études ethnographiques et de compilations de littérature enfantine114.
C’est au Service des Parcs Nationaux que les années Roosevelt provoquent les plus spectaculaires développements. Outre la concentration des parcs au sein du Service des Parcs Nationaux en 1933 et la loi de 1935 sur la vocation historique de l’agence déjà évoquées, Roosevelt fait voter par le Congrès en 1933 la création du Civilian Conservation Corps (C.C.C.), une organisation à la discipline quasi-militaire, dont le but est de faire travailler les chômeurs à la protection et à l’aménagement du territoire. Sous la houlette de Conrad Wirth, qui deviendra en 1951 le directeur du Service des Parcs Nationaux, le Civilian Conservation Corps organise jusqu’à 600 camps de travail115. Ici encore, la tâche entreprise est colossale. La loi qui fonde le C.C.C. définit sa mission en ces termes :
‘Be It enacted by the Senate and House of Representatives of the United States of America in Congress assembled: That for the purpose of relieving the acute condition of widespread distress and unemployment now existing in the United States, and in order to provide for the restoration of the country's depleted natural resources and the advancement of an orderly program of useful public works, the President is authorized, under such rules and regulations as he may prescribe and by utilizing such existing departments or agencies as he may designate, to provide for employing citizens of the United States who are unemployed, in the construction, maintenance and carrying on of works of a public nature in connection with the forestation of lands belonging to the United States or to the several States which are suitable for timber production, the prevention of forest fires, floods and soil erosion, plant pest and disease control, the construction, maintenance or repair of paths, trails and fire lanes in the national parks and national forests, and such other work on the public domain, national and State, and Government reservations incidental to or necessary in connection with any projects of the character enumerated, as the President may determine to be desirable116.’La vocation première de la loi est de surmonter la crise économique, mais elle véhicule également une riche symbolique nationale. Il est probable que la création du C.C.C. et son rôle d’aménagement du territoire évoquent pour les contemporains des représentations du territoire comme espace sauvage à civiliser et du jeune travailleur comme nouveau pionnier117.
Les ambitieux programmes d’action du Historical Records Survey, du Federal Writers Project et du Civilian Conservation Corps, ainsi que les moyens financiers et humains mis à leur disposition, sont sans commune mesure avec les modestes travaux financés par la Works Progress/Projects Administration à la Smithsonian Institution. Environ cent cinquante personnes payées par la W.P.A. travaillent au sein des divers services des musées et sur des chantiers de construction à la S.I.. Elles participent notamment au montage de l’émission de radio de la S.I. « The World is Yours » et réalisent plusieurs édifices ainsi que des œuvres d’art pour le zoo118. Par comparaison, le Civilian Conservation Corps au Service des Parcs Nationaux emploie jusqu’à 600 000 travailleurs sur l’ensemble du territoire119. Les projets réalisés à la Smithsonian Institution ne peuvent pas non plus se mesurer à l’ambitieux Historical Records Survey des Archives Nationales.
Les programmes à teneur culturelle du New Deal ont donc été très largement réalisés hors de la Smithsonian Institution. La question est de savoir pourquoi la Works Progress/Projects Administration a contribué à des projets relativement mineurs à la S.I., lorsqu’on les compare aux grands projets de définition nationale et de mise en valeur du patrimoine entrepris ailleurs. Le peu de moyens mis à la disposition de la Smithsonian Institution tient-il à son incapacité à faire valoir l’utilité nationale de ses travaux ? On serait tenté de le croire, dans la mesure où le projet central alors promu par ses administrateurs est l’agrandissement du New National Museum. L’extension du bâtiment est alors justifiée par la poursuite de la recherche muséographique en sciences naturelles, une discipline qui connaît à cette époque une crise épistémologique, et qui n’est plus à la pointe des développements scientifiques internationaux120. L’argumentaire scientifique de la Smithsonian Institution n’a pas l’écho symbolique fortement mobilisateur d’autres projets comme la nouvelle conquête de la Frontière par le C.C.C.. La Smithsonian Institution n’arrive donc pas à élever la construction de son bâtiment au rang de priorité nationale dans le programme de construction de l’Etat.
John Y. Cole, The Library of Congress in Perspective : a Volume Based on the Reports of the 1976 Librarian's Task Force and Advisory Groups (New York and London: R. R. Bowker Company, 1978), pp. 9-10.
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Cole, The Library of Congress in Perspective , chronology.
Ibid. , p. 20.
Barry Mackintosh, The National Parks : Shaping the System (Washington, D.C.: U.S. Department of the Interior, 1991), p. 48.
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Denise D. Meringolo, "Turning Nature into History : the Professionalization of Public History in the National Park Service during the 1930s" (The George Washington University, 2005) Chapitre 2 : « The Real Museum : Artifacts, Ownership, Usefulness and the Creation of Meaning », pp. 104-157.
Cedric Larson, "The Cultural Projects of the WPA," The Public Opinion Quarterly 3, no. 3 (1939), p. 496. A propos du Federal Theatre Project, Frédéric Martel conclut à la création dans les années 1930 de courants artistiques spécifiquement états-uniens et émancipés des écoles européennes, in Martel, "Politique de la culture," p. 112. A propos du Federal Writers’ Project, Jerrold Hirsch souligne la dimension d’auto-définition nationale inscrite dans le projet, in Jerrold Hirsch, Portrait of America: A Cultural History of the Federal Writers' Project (Chapel Hill: University of North Carolina Press, 2003).
Anne-Marie Thiesse, La création des identités nationales, Europe XVIII e -XX e siècle (Paris: Seuil, 1999), pp. 163-188.
Présentation de la Historical Records Survey lors du meeting annuel de la section Pacifique de l’American History Association du 28 décembre 1936, Francis Bowman, J., "Historical Records Survey," Pacific Historical Review 6, no. 1 (1937), p. 67.
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Ibid. , annexe A, « For the relief of unemployment through the performance of useful public work, and for other purposes. », PL No. 5-73d (S. 598), 31 mars 1933.
Cette hypothèse selon laquelle le travail des jeunes chômeurs du C.C.C. aurait été perçu par les contemporains comme doublement rédempteur semble confortée par les interprétations ultérieures d’historiens états-uniens du C.C.C.. Voir en particulier l’analyse des origines du C.C.C. de John C. Paige, ou cette conclusion de John Salmond sur la vie quotidienne dans les camps de travail : “Work in the wilderness, as we have seen, gave to so many new health, new courage, and new faith in their country and its future. » in John A. Salmond, The Civilian Conservation Corps, 1933-1942 : a New Deal Case Study (Duke University Press, 1967), chapitre 8.
Oehser, The Smithsonian Institution , pp. 70, 170 ; S.I. Annual report for 1939 (Washington, D.C. : Government Printing Office, 1940), p. 30.
Paige, The Civilian Conservation Corps and the National Park Service (ouvrage non paginé dans sa version en ligne).
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