Destins parallèles : après la Seconde Guerre mondiale

Après la victoire de 1945, la sortie de l’économie de guerre se fait progressivement. Ce n’est qu’en 1947 que le Service des Parcs Nationaux retrouve ses locaux dans la capitale fédérale, après avoir été déplacé le temps de la guerre à Chicago. Certes, les hommes mobilisés reviennent massivement à leur poste de travail, ce qui permet une reprise des activités à un rythme plus soutenu, tandis que le financement des institutions culturelles augmente lentement mais sûrement de 1945 au début des années 1950. Mais le retour des appelés à la vie civile et la fin progressive de l’austérité budgétaire après la guerre ne constituent pas un retour à la normale : la situation d’après guerre n’est en rien comparable à celle de 1940 dans la mesure où la ferveur patriotique de la guerre et la nouvelle place des Etats-Unis dans le monde donnent de nouvelles perspectives et de nouvelles exigences aux acteurs politiques et culturels.

A la Smithsonian Institution, à la Bibliothèque du Congrès et au Service des Parcs Nationaux, on sollicite des augmentations budgétaires conséquentes afin de mettre en œuvre les projets élaborés pendant la guerre. Même si les agences sollicitent toujours un budget légèrement supérieur à ce qu’elles espèrent réellement obtenir121, le Congrès ne leur accorde que des augmentations budgétaires mesurées, bien en-deça de leurs attentes. A la Bibliothèque du Congrès, le nouveau directeur, Luther Evans, demande par exemple pour l’année 1947 un budget qui approche les 10 000 dollars, quand le budget voté pour l’année précédente était d’un peu plus de 5 000 dollars. Le Congrès n’accède pas à cette demande et vote finalement un budget de 6 000 dollars122. La même année, une commission sur l’avenir de la Bibliothèque du Congrès préconise avec le soutien de son directeur la création de nouvelles fonctions au service des bibliothèques aux Etats-Unis, l’expansion des activités existantes, notamment celle du programme d’acquisition et un nouveau nom qui mette en évidence l’envergure nationale de la Bibliothèque du Congrès123. Entre 1946 et 1953, les rapports annuels de la Smithsonian Institution rappellent d’une année sur l’autre les besoins de main d’œuvre et d’espace restés non satisfaits. Le programme de construction soumis en 1946 par Alexander Wetmore aux régents comprend rien moins que le doublement de la surface du New National Museum Building et la construction de trois nouveaux bâtiments pour les collections d’art, d’histoire et d’artefacts industriels124. Par ailleurs, Frank Taylor, conservateur au Département de l’ingénierie et des industries (Department of Engineering and Industries), fait à la fin des années 1940 la promotion d’un programme de modernisation des expositions avec le soutien de sa hiérarchie125. Dans le même temps, les administrateurs du Service des Parcs Nationaux s’inquiètent de l’augmentation constante du nombre de visiteurs et de l’inadéquation des structures et des moyens mis en oeuvre pour les accueillir126. En 1949, le directeur du Service des Parcs Nationaux, Newton Drury, brosse un tableau alarmant du manque de moyens et des dégradations causées par l’afflux de visiteurs. Il n’arrive cependant pas à obtenir gain de cause auprès du Congrès, malgré le soutien du président, Harry Truman, qui propose un meilleur financement des parcs dans son budget de 1949127.

Ce n’est qu’au début des années 1950, et particulièrement après la fin de la Guerre de Corée en 1953, que le Congrès s’engage sans équivoque dans une politique de soutien à ces institutions. A partir de 1953 et jusqu’en 1964, les parlementaires accordent chaque année d’importantes sommes à la Smithsonian Institution pour la rénovation de ses expositions. La première année, le Congrès consacre aux expositions une augmentation de 360 000 dollars, comprise dans un budget total de 3 millions de dollars pour la S.I.128. Frank Taylor, l’un des principaux promoteurs de la rénovation des expositions, estime que le budget alloué à la rénovation représente sur l’ensemble de la période une augmentation de 30% des revenus du Musée National129. A strictement parler, le Congrès ne s’engage que pour l’année suivante en votant le budget et la Smithsonian Institution présente ses demandes budgétaires comme des demandes ponctuelles consacrées à des travaux de rénovation réalisables dans l’année. Il est cependant clair pour les parlementaires que les moyens alloués annuellement à la Smithsonian Institution répondent à un besoin de changement sur le long terme. Interrogés sur ce sujet lors des auditions budgétaires, les représentants de la S.I. ne font pas mystère de leurs ambitions dans ce domaine et sollicitent des fonds dans le cadre d’un programme sur dix ans130. A la rénovation des expositions s’ajoute la fondation d’un nouveau musée, le Museum of History and Technology, dont la construction est votée par le Congrès en 1956 et qui est inauguré en 1964.

Le Service des Parcs Nationaux reçoit lui aussi des fonds pour la rénovation de ses infrastructures, après avoir mené campagne auprès du Congrès. Tout comme la Smithsonian Institution, qui demande explicitement un programme de financement sur le long terme, le S.P.N. se place à l’échelle des dix années à venir : Conrad Wirth, son directeur, obtient en 1956 le soutien du Congrès pour un programme de réhabilitation intitulé « Mission 66 ». La date butoir de 1966 permet d’inscrire l’effort financier dans une durée symbolique de 10 ans, close par la commémoration des 50 ans du Service des Parcs Nationaux. Dans le cadre de ce programme de réhabilitation, le Congrès accorde au total plus d’un milliard de dollars au S.P.N. pour l’érection de bâtiments, la reprise et le développement d’activités telles que le recensement des sites et bâtiments historiques, auxquels l’austérité budgétaire des années de guerre avait mis un terme131.

Le soutien du Congrès aux institutions incarnant la culture nationale dans les années 1950 s’accompagne d’une plus grande attention à l’exposition publique des trésors de la nation. En pleine période de Guerre Froide et de mobilisation patriotique, cette préoccupation – souvent formulée en termes d’amélioration du service au public – se manifeste à la Bibliothèque du Congrès par la systématisation d’un programme d’expositions à partir du début des années 1950132. En décembre 1952, les Archives Nationales inaugurent en grande pompe l’exposition de la Déclaration d’Indépendance, de la Constitution des Etats-Unis et du Bill of Rights 133 .On ne reviendra pas sur le programme de modernisation des expositions à la Smithsonian Institution, si ce n’est pour dire que ses administrateurs ont mis en avant l’argument d’un meilleur service au public. Cet argument a été bien plus efficace pour obtenir du Congrès une augmentation budgétaire que l’argumentaire réitéré d’année en année, qui fait état du manque d’espace pour la recherche et pour l’acquisition de nouvelles collections et du manque de moyens pour combler le retard dans le travail de catalogage des collections134. Au Service des Parcs Nationaux, le programme de réhabilitation inauguré en 1956 comprend lui aussi la construction systématique de centres d’accueil (visitor centers) dans les parcs nationaux. Les centres d’accueil désignent ce que l’on appelait auparavant le musée du parc (park museum). Le nouveau terme officiel manifeste bien la priorité que l’on souhaite accorder au service au public135.

Dans la décennie qui suit la guerre, on constate ainsi une muséification accrue du patrimoine national à la Smithsonian Institution, à la Bibliothèque du Congrès, au Service des Parcs Nationaux et aux Archives Nationales. Cette muséification se manifeste par la nouvelle priorité accordée à la représentation et à la commémoration de l’histoire nationale. L’histoire du Service des Parcs Nationaux depuis les années 1930 montre la place croissante que prend l’histoire dans la construction du patrimoine national. La réorganisation de 1933, qui incluait notamment dans le S.P.N. les parcs et monuments du Ministère de la Guerre et les parcs de la capitale fédérale, avait entraîné un nouvel équilibre dans la catégorisation des territoires qu’il devait administrer. En effet, la majorité d’entre eux appartenaient désormais à la catégorie « espaces historiques », reléguant ainsi au second rang les catégories « espaces naturels » et « espaces récréatifs ». A partir de 1933, cette tendance se confirme : le Historic Sites Act de 1935 confirme la mission historique des parcs nationaux en leur donnant pouvoir de recensement des espaces et bâtiments à caractère historique et en leur assignant la construction de musées et le travail d’explication historique de ces sites pour le public. Entre 1933 et 1951, 40 des 59 nouveaux espaces administrés par le Service des Parcs Nationaux appartiennent à la catégorie « espace historique »136.

A la Smithsonian Institution, l’histoire prend aussi une nouvelle importance. Dans les années 1920 s’amorcent des projets muséographiques qui font la part belle à l’histoire. On trouve ainsi la première mention d’un projet de musée d’histoire dans le rapport annuel de la Smithsonian Institution en 1919. Imaginé dans les années 1920, un projet de Museum of Engineering and Industries est abandonné dans les années 1930 dans le contexte de la crise économique. Le projet, promu par Carl Mitman, ancien ingénieur des mines et conservateur en chef des collections d’ingénierie à la S.I., visait à donner aux ingénieurs une place reconnue dans l’histoire du progrès national137. C’est le manque de légitimité de l’histoire des sciences et des techniques comme discipline muséographique qui fait échouer le projet, plus qu’un manque d’intérêt des gouvernants pour l’histoire nationale, car peu de temps après l’échec de Mitman, le Historical Records Survey est lancé par Roosevelt en 1933. En 1945, une loi autorise la construction par la Smithsonian Institution d’un musée d’histoire, pour lequel le Congrès ne vote cependant pas de financement par la suite138. En 1946, le musée d’histoire fait donc toujours partie du programme de construction d’Alexander Wetmore139. Cependant, jusqu’en 1956 avec la construction du Museum of History and Technology, l’histoire naturelle domine le Musée National, tant par l’ampleur de ses collections que par le nombre de conservateurs et le prestige qu’ils détiennent. Après la Seconde Guerre mondiale, lorsque Frank Taylor se fait le champion d’un nouveau musée pour les collections technologiques de la Smithsonian Institution, il obtient gain de cause en adaptant son projet à la forte demande contemporaine pour un musée d’histoire. Dans un compromis institutionnel inédit, le nouveau musée devient donc un musée portant sur l’histoire et la technologie.Une fois achevé en 1964, le Museum of History and Technology fait physiquement pendant au New Smithsonian Building, désormais rebaptisé Natural History Building. Sans tomber dans le travers rétrospectif de certaines histoires institutionnelles qui trouvent d’anciennes et mythiques origines à des projets muséographiques relativement récents140, on constate que l’histoire est lentement devenue une catégorie muséographique non seulement légitime, mais également centrale à la Smithsonian Institution.

Après un lent redémarrage jusqu’au début des années 1950, le Congrès a activement soutenu les institutions culturelles fédérales en leur attribuant des moyens sur le long terme. Cette manne financière consacre une tendance antérieure à valoriser l’histoire nationale et à l’exposer sous forme muséographique. Les années 1960 sont marquées par un regain d’activité, essentiellement sous la présidence de Lyndon Johnson. L’expansion des services de l’Etat se traduit par une nouvelle phase d’expansion monumentale : après l’ouverture du Museum of History and Technology en 1964, qui marque l’aboutissement d’un effort entrepris suite à la guerre, le Congrès autorise en 1965 la construction d’un troisième bâtiment pour la Bibliothèque du Congrès141. C’est à la même époque que les Archives Nationales, à l’étroit dans leurs murs, commencent à louer des espaces de stockage supplémentaires pour les archives142. Au Service des Parcs Nationaux, le nouveau directeur George B. Hartzog Jr., nommé par le gouvernement Johnson en janvier 1964, mène une politique active d’expansion en créant 68 nouveaux parcs nationaux en neuf ans. C’est une remarquable accélération du rythme des acquisitions, puisque 90 nouveaux parcs avaient été acquis par le Service des Parcs Nationaux depuis les années 1930.

Parallèlement à cette expansion spatiale, les activités et les services au public se multiplient, au Service des Parcs Nationaux et à la Smithsonian Institution, où les visites guidées et les reconstitutions historiques sont de plus en plus nombreuses143, ainsi qu’à la Bibliothèque du Congrès, qui offre désormais de nouveaux services aux usagers144. A la Smithsonian Institution, l’arrivée aux commandes de l’infatigable et charismatique Dillon Ripley coïncide avec le lancement de la Great Society de Lyndon Johnson. Le président, soutenu par le Congrès, étend les prérogatives de l’Etat en matière culturelle, notamment en créant en 1965 le Fonds National pour les Arts (National Endowment for the Arts) et le Fonds National pour les Humanités (National Endowment for the Humanities), deux agences indépendantes au sein du système fédéral, dont la vocation est de soutenir l’activité culturelle grâce à des subventions et des bourses. C’est dans ce contexte favorable aux arts, à la culture et à l’éducation qu’il faut lire la croissance sans précédent de la Smithsonian Institution. Entre 1962 et 1969, le budget de la S.I. passe de 59 à 155 millions de dollars145. Cette importante augmentation des budgets de la culture se poursuit après les années Kennedy et Johnson et subit sa première inflexion majeure après l’arrivée au pouvoir de Ronald Reagan en 1980146.

On le voit, l’expansion du Service des Parcs Nationaux, de la Bibliothèque du Congrès, des Archives Nationales et la Smithsonian Institution sont le résultat de politiques publiques parallèles et s’inscrivent dans des tendances politiques et culturelles qui dépassent les frontières étroites de chaque institution. Cette évolution parallèle est particulièrement visible dans les années qui précèdent la célébration du bicentenaire des Etats-Unis en 1976. A partir de 1966, chaque service de l’Etat ou presque apporte sa contribution au Bicentenaire sous une forme qui lui est propre. Les services culturels sont particulièrement mis à contribution et l’Etat attend d’eux qu’ils travaillent ensemble.

C’est ce que révèlent les échanges internes à la S.I. à la veille des auditions budgétaires de 1973. Début mars, les administrateurs de la Smithsonian Institution se préparent comme chaque année à défendre leur budget pour l’année suivante devant les commissions parlementaires. Ils mettent la dernière main à leur argumentaire et les discussions vont bon train. A peine trois ans avant la commémoration du Bicentenaire, il s’agit de dire à la commission budgétaire ce qu’elle souhaite entendre afin de la disposer à soutenir le budget sollicité par la Smithsonian Institution. Que souhaitent donc entendre les parlementaires sur la préparation du Bicentenaire ? A la S.I., les échanges entre la coordinatrice des activités pour le Bicentenaire, Susan Hamilton et les sous secrétaires James Jameson et Charles Blitzer, nous donnent des éléments de réponse. Premièrement, l’objectif est de susciter des festivités sur tout le territoire et accessibles à tous les citoyens. Lors de l’audition budgétaire, affirme Susan Hamilton, il faudra insister sur les aspects nationaux de l’activité de la Smithsonian Institution, sur son programme itinérant qui touche tout le pays et sur le fait que les visiteurs viennent de tous les Etats jusqu’à la capitale147. Ne faudrait-il pas d’ailleurs parler d’abord du programme national de la Smithsonian Institution et ensuite de son programme à Washington, suggère-t-elle dans un autre courrier, même si elle n’est pas certaine que la S.I. ait grand chose à dire sur son programme national ? Il semble en effet que les parlementaires accorderont en priorité leurs faveurs budgétaires aux projets d’envergure nationale pour la commémoration du bicentenaire148. Le second point qui semble cher aux parlementaires est la coordination des événements au sein de l’Etat fédéral. Susan Hamilton propose donc de mettre en avant l’implication de la Smithsonian Institution dans la programmation réunissant « les autres agences fédérales [sic], institutions et pays étrangers », une suggestion que l’on retrouve quelques jours plus tard dans un autre courrier, qui fait mention de la coopération avec « les autres agences fédérales [sic], les institutions et les organisations privées »149. Il semble d’ailleurs que malgré certaines frictions, la diplomatie soit de mise avec le Service des Parcs Nationaux, qui prépare lui aussi le Bicentenaire et qui co-organise avec la Smithsonian Institution le Festival des Arts Populaires Américains (Festival of American Folklife)prévu sur le National Mall tout au long de l’été 1976. Si leur travail commun et la proximité de leurs champs d’action rend chacune des deux institutions jalouse de ses prérogatives, il est néanmoins important de coopérer – c’est du moins ce que laisse entendre Susan Hamilton lorsqu’on lui demande de commenter une ébauche de présentation de la Smithsonian Institution pour l’audition budgétaire :

‘There are several points about the paragraph which bother me. One is the statement that the Smithsonian will be “the focal point for the Washington celebration”. It’s sort of a knock at the National Park Service which has a few focal points of its own and with which we are desperately trying to cooperate these days.’

Ces échanges au sein de la Smithsonian Institution révèlent l’importance qu’accorde le Congrès à la coopération entre les institutions étatiques qui représentent la culture nationale.

Au niveau fédéral, les préparatifs pour 1976 sont coordonnés au sein de la commission sur le Bicentenaire de la Révolution Américaine (C.B.R.A.), (American Revolution Bicentennial Commission), qui devient à partir de 1974 l’Administration du Bicentenaire de la Révolution Américaine (A.B.R.A.), (American Revolution Bicentennial Administration). Créée le 4 juillet 1966, la Commission sur le Bicentenaire a pour vocation officielle de coordonner les festivités et de susciter les initiatives privées sur l’ensemble du territoire pour la célébration du Bicentenaire. Symboliquement, le directeur de l’Administration du Bicentenaire, John W. Warner, se déplace dans chaque Etat pour assurer la proximité entre l’Etat fédéral et les préparatifs dans les Etats150. Dans sa préface au rapport final de l’Administration du Bicentenaire publié en 1977, Warner met en valeur l’initiative privée des citoyens à l’occasion des commémorations :

‘What a great privilege it was to see the Bicentennial in the happy faces of Americans I visited in each of the 50 states and the territories. Their individual achievement is the hallmark of this momentous period in our history. Untold millions were inspired to do “their own thing” for their community, for their country. Once again, the “can do” spirit – the fiber and strength of this nation throughout its 200 years – molded the Bicentennial into the most massive volunteer movement in peacetime history. [...]
The responsibility of the federal governement and the state Bicentennial commissions, working together in a totally nonpartisan manner, was to help organize local committees and otherwise encourage citizen participation. We did our best, and our reward is clearly expressed by a short handwritten note I shall always cherish. From a small community came : “Thank you Mr. Government for helping us celebrate in our own way151.”’

S’agit-il de susciter l’initiative privée ou d’organiser dans le cadre de l’Etat fédéral des festivités nationales ? L’initiative privée est prioritaire dans le discours, mais l’initiative conjointe au sein des institutions fédérales est omniprésente dans les faits. Dans les services du pouvoir exécutif, du Congrès et de la Cour Suprême, presque tous les ministères et agences contribuent à la commémoration du Bicentenaire. Au sein des services du pouvoir exécutif, les différentes unités administratives sont coordonnées en 1973 dans une commission qui rassemble périodiquement une cinquantaine de hauts fonctionnaires et responsables d’agences. Selon le rapport final sur le Bicentenaire, le but de cette Federal Agency Bicentennial Task Force est de stimuler la participation aux festivités et d’encourager l’échange d’idées entre les différents services de l’Etat152.

La Bicentennial Task Force comprend des représentants des principaux portefeuilles ministériels mais aussi un ensemble d’agences à fonction culturelle. Se côtoient ainsi lors de ces réunions les membres du cabinet présidentiel chargés du tourisme, de l’éducation et de la culture, ainsi que des représentants de la Bibliothèque du Congrès, de la N.A.S.A., de l’Agence d’Information des Etats-Unis (U.S. Information Agency), des Archives Nationales, du Fonds National pour les Humanités, de la Fondation Nationale pour la Science (National Science Foundation) et de la Smithsonian Institution 153 . Le Congrès mobilise également ses services culturels, grâce à une commission qui prépare la commémoration au Capitole. L’interconnexion entre les parlementaires et la Smithsonian Institution y est forte, puisque la commission est dirigée par Lindy Boggs (qui est à partir de 1977 la première femme régent de la Smithsonian Institution) ; y siègent également Hubert Humphrey, qui pendant sa vice-présidence a joué un rôle actif au Conseil des régents, ainsi que Hugh Scott, régent depuis 1967154.

Les institutions culturelles sont coordonnées par la présidence pour l’organisation de la commémoration, ce qui laisse penser qu’elles sont conçues comme un ensemble cohérent et comme le bras culturel de l’Etat fédéral. Ces mêmes institutions sont également mises à contribution à la Commission sur le Bicentenaire de la Révolution Américaine, puis à l’Administration du Bicentenaire de la Révolution Américaine, pour coordonner des initiatives extérieures à l’Etat fédéral. Parmi les parlementaires qui siègent à la Commission sur le Bicentenaire, on trouve Julia Butler Hansen, principale interlocutrice de la Smithsonian Institution lors des auditions budgétaires annuelles à la Chambre. Parmi les représentants de la société civile nommés par le président figurent Daniel Boorstin, alors directeur du Museum of History and Technology, ainsi que James Biddle, président du National Trust for Historic Preservation. Parmi les membres de droit de la commission figurent le directeur des Archives Nationales, le président du Federal Council on the Arts and Humanities, le directeur de la Bibliothèque du Congrès et le secrétaire général de la Smithsonian Institution 155 . La représentation institutionnelle est similaire dans les autres commissions constitutives de la Commission/Administration du Bicentenaire156. A tous les niveaux de l’organigramme, on constate l’existence d’un même groupe d’organisations culturelles qui contribuent à la préparation du Bicentenaire pour l’Etat fédéral.

Pour la Commission/Administration, la question est délicate et souligne son rapport problématique à l’intervention de l’Etat fédéral. Sa vocation première est de coordonner et non d’organiser des événements : c’est seulement avec l’autorisation du Congrès qu’elle peut devenir organisatrice d’une manifestation157. Les multiples rappels en ce sens créent un repoussoir omniprésent : celui d’un Etat central organisateur. Le contexte politique n’est pas particulièrement favorable à la promotion des initiatives fédérales, puisque le Bicentenaire se prépare dans les années 1970 sur fond de scandale du Watergate et d’autres scandales médiatiques impliquant des personnalités politiques. Dans le rapport final de l’Administration du Bicentenaire de la Révolution Américaine., l’initiative culturelle des diverses unités de l’Etat n’est pas mise en avant. C’est plutôt sa fonction de coordination et d’information qui est soulignée :

‘Public Law 93-179 directed the American Revolution Bicentennial (ARBA) to : “... provide for the bicentennial master calendar or register of programs and projects, and in other ways provide a central clearinghouse for information and coordination regarding dates, events, places, documents, artifacts, and personalities of bicentennial significance...”
It further called for the ARBA to : “... provide for the preparation, distribution, dissemination, exhibition and sale of commemorative medals and other historical, commemorative and informational materials and objects which will contribute to public information, awareness, and interest in the bicentennial”158.’

A travers la Commission/Administration du Bicentenaire, c’est un modeste rôle d’ « information », ou de « communication » que veut se donner l’Etat fédéral dans l’organisation du Bicentenaire. « L’information » est présentée comme une fonction utilitaire dénuée de toute autre implication : le rapport assure que la mission de l’Administration du Bicentenaire était d’être utile aux festivités et non de les promouvoir159. La distinction n’est pas convaincante, mais est typique de la rhétorique d’effacement du rôle de l’Etat qui prévaut dans le rapport. Malgré tous les efforts de l’Administration du Bicentenaire pour se rendre aussi discrète et inoffensive qu’une simple courroie de transmission entre les initiatives patriotiques venues des citoyens, le rapport révèle des difficultés à faire admettre cette version des faits. Le logo créé par l’A.B.R.A. pour le Bicentenaire est par exemple « mal compris » :

‘We know from a variety of sources that the national symbol is not widely recognized, is misunderstood and not generally utilized in connection with the Bicentennial. […] The symbol often is perceived by the media as a U.S. Government symbol and not the national (citizen’s) symbol ; it is looked upon by other Government agencies as the ARBA-agency symbol and not the national symbol […]160

L’Administration du Bicentenaire de la Révolution Américaine souhaite ainsi contribuer efficacement au succès des commémorations de 1976 tout en jouant en principe un rôle limité. Son budget est certes modeste et culmine à 19 millions de dollars en 1974, quand la même année, le budget du Fonds National pour les Arts est de 64 millions et celui de la Smithsonian Institution de près de 87 millions. L’importance de son action entre 1966 et 1976 n’est peut être pas à jauger en termes budgétaires, mais plutôt dans la convergence qu’elle permet d’opérer au sein des services de l’Etat pour la commémoration du Bicentenaire. La question du budget consacré par l’Etat fédéral au Bicentenaire serait de toutes façons très difficile à trancher. Dans le contexte de budgets toujours croissants pour les institutions fédérales, comment déterminer la part d’augmentation consacrée exclusivement à la célébration du Bicentenaire ? En outre, le Bicentenaire est invoqué pour financer les projets les plus variés, des commémorations au sens strict à l’amélioration des infrastructures nationales. Dans ces conditions, il ne serait pas pertinent de vouloir chiffrer les dépenses fédérales occasionnées pour le Bicentenaire. Il reste que l’écart est considérable entre la représentation idéale du Bicentenaire comme fête locale et spontanée et l’implication pratique de l’Administration du Bicentenaire, des agences fédérales, du président et de son gouvernement et du Congrès qui y consacre d’importants moyens.

Avec des périodes fastes et d’autres moins propices au développement de nouvelles fonctions au sein de l’Etat, l’histoire des institutions culturelles qui gravitent autour du pouvoir fédéral présente de nombreux parallèles. Elle met en lumière l’existence au sein du système fédéral d’entreprises complémentaires et simultanées de définition de la nation, qui connaissent des inflexions culturelles et institutionnelles similaires des années 1870 aux années 1970. Si la Smithsonian Institution est dès l’origine un lieu où se définit la nation, son intégration dans le système culturel de l’Etat se fait plus progressivement en raison des circonstances particulières de sa création et de l’héritage institutionnel à part que cette histoire lui confère. La S.I. n’a pas tenu la même place dans l’effort fédéral de définition de la nation pendant les trois grands moments que sont le New Deal, la présidence de Johnson et les enquêtes parlementaires de 1970 et 1977. Pendant le New Deal, elle est en position périphérique dans le dispositif d’aide aux activités culturelles orchestré par Roosevelt. L’implication croissante de la présidence à partir des années 1960 et les interventions du Congrès en 1970 et 1977 intègrent plus étroitement la Smithsonian Institution dans l’organisation fédérale. Dans le même temps, la célébration du Bicentenaire des Etats-Unis sous l’égide de la Commission/Administration du Bicentenaire offre dès 1966 un objectif commun aux institutions culturelles fédérales et, plus que jamais, fait ainsi d’elles des organes officiels de la définition nationale. A l’occasion de ces grandes étapes, on constate une intégration progressive de la Smithsonian Institution dans le système culturel fédéral et le renouvellement de sa contribution à la définition de la nation. Reste à savoir comment les musées de la Smithsonian Institution deviennent un vecteur central de l’expression du discours national dans les décennies de l’après-guerre.

Notes
121.

Aaron Wildavsky, Budgeting and Governing (New Brunswick, N.J.: Transaction publishers, 2007), pp. 134-135.

122.

Cole, The Library of Congress in Perspective , pp. 33-34.

123.

Ibid. , pp. 35-39.

124.

Alexander Wetmore, « The Smithsonian Institution : the History of its First Hundred Years, Present Status and Philosophy for the Future », p. 6 ; Board of Regents minutes, 17 janvier 1947, S.I.A., record unit 1.

125.

Marylin S. Cohen, "American Civilization in Three Dimensions : the Evolution of the Museum of History and Technology of the Smithsonian Institution" (George Washington University, 1980), pp. 70-81.

126.

"The Poverty Years, 1942-1956," in America's National Park System : the Critical Documents, dir. Lary M. Dilsaver (Lanham, MD.: Rowman and Littlefield, 1994) (ouvrage non paginé dans sa version en ligne).

127.

« The Origins of Mission 66 », in Sara Allaback, Mission 66 Visitor Centers: the History of a Building Type (Washington, D.C.: U.S Department of the Interior, NPS, 2000). (ouvrage non paginé dans sa version en ligne).

128.

Cohen, "American Civilization in Three Dimensions" , p. 88.

129.

Frank A. Taylor, transcription du 13e entretien avec Pamela Henson, 13 novembre 1980, S.I.A., record unit 9512, p. 409.

130.

Chambre des Représentants, 83e Congrès, Hearings before the Subcommittee of the Committee on Appropriations, 6 janvier 1954, Congressional Record,p. 169.

131.

Mackintosh, The National Parks , p. 64.

132.

Cole, The Library of Congress in Perspective , p. 41.

133.

Milton Gustafson, « Moving the Charters of Freedom », http://www.archives.gov/calendar/features/2002/11-12.html

134.

Smithsonian Institution Annual Reports, 1945-1954, S.I.A..

135.

Lewis, Museum Curatorship , p. 147.

136.

Mackintosh, The National Parks , pp. 48-51.

137.

Arthur Mollella, "The Museum That Might Have Been : the Smithsonian's National Museum of Engineering and Industry," Technology and Culture 32, no. 2 (1991), pp. 148, 259.

138.

79e Congrès, 1ère Session, A Bill to Provide for the Construction of Public Buildings, 1945,H.R. 4276, pp. 1-6.

139.

Alexander Wetmore, « The Smithsonian Institution : the History of its First Hundred Years, Present Status and Philosophy for the Future », p. 6, Board of Regents minutes, 17 janvier 1947, S.I.A., record unit 1.

140.

Scheinfeldt, "Sites of Salvage" , p. 7.

141.

Il s’agit du James Madison Memorial Building. Sa construction ne commence toutefois qu’en 1974 et le bâtiment est inauguré par Ronald Reagan en 1981. John Y. Cole, Jefferson’s legacy : a brief history of the Library of Congress (Washington: Library of Congress, 1993).

142.

« History of the National Archives Building », http://www.archives.gov/about/history/building-an-archives/building.html

143.

A la S.I., la création d’un Festival des Arts Populaires Américains en 1967 illustre cette tendance à remettre les objets muséographiques dans un contexte vivant ; pour le S.P.N. voir Mackintosh, The National Parks .

144.

Cole, The Library of Congress in Perspective , p. 59.

145.

Sommes en dollars constants. « Smithsonian Institution Federal Appropriation 1858-2000 », Pamela Henson, S.I.A..

146.

Ibid. Au cours de la présidence de Ronald Reagan, la S.I. ne voit pas son budget remis en cause, contrairement à d’autres institutions culturelles, comme le S.P.N : « A system Threatened, 1981-1992 », Lary M. Dilsaver, dir., America's National Park System : the Critical Documents (Rowman and Littlefield, 1994). Pour le National Endowment for the Arts, voir « Budget du National Endowment for the Arts, 1966-2006 », annexe 3, in Martel, "Politique de la culture," .

147.

Susan Hamilton, note à Charles Blitzer, 2 mars 1973, S.I.A., record unit 337, box 1, folder : « Blitzer ».

148.

Susan Hamilton, note à Charles Blitzer, 8 mars 1973, S.I.A., record unit 337, box 1, folder : « Blitzer ».

149.

Susan Hamilton, note à John Jameson, 5 mars 1973, S.I.A., record unit 337, box 1, folder : « Blitzer ».

150.

American-Revolution-Bicentennial-Administration, The Bicentennial of the United States of America : a Final Report to the People , vol. 1, pp. 8, 70, 223, 226.

151.

Ibid. , vol. 1, p.

152.

« To stimulate participation and to encourage the exchange of ideas, a Federal Agency Bicentennial Task Force of the Domestic Council Cabinet Level Bicentennial Committee was formed in 1973 by Counselor to the President Anne L. Armstrong », Ibid. , p. 271.

153.

Ibid. , pp.270-273.

154.

Ibid. , p. 268.

155.

Ibid. , p. 10-12.

156.

Voir par exemple les membres des comités consultatifs de la C.B.R.A., A Final Report to the People, pp. 13-22.

157.

Voir la loi fondatrice de l’A.B.R.A., PL 93-179, 11 décembre 1973.

158.

American-Revolution-Bicentennial-Administration, The Bicentennial of the United States of America : a Final Report to the People , p. 220.

159.

« The underlying philosophy of all the communications efforts was one of service rather than of promotion ». A Final Report to the People , p. 221.

160.

Ibid., p. 222.