Mutations dans le monde des musées

Après la Seconde Guerre mondiale, la Smithsonian Institution connaît une période de mutation dans l’équilibre de ses fonctions. L’activité d’exposition muséographique devient hautement visible et constitue une part plus importante du travail des conservateurs. Leur mot d’ordre est toujours « l’accroissement et la diffusion du savoir parmi les hommes », mais le sens du mot « musée » est radicalement transformé : en 1964, l’ouverture au public du Museum of History and Technology consacre la nouvelle politique muséographique de la Smithsonian Institution.

En 1946, Alexander Wetmore rédige un rapport dont le but est de faire le bilan sur l’établissement dont il a la charge et de contribuer à la réflexion sur son avenir. Dans son introduction, il présente le Musée National comme la plus importante des divisions de la Smithsonian Institution. 161 L’affirmation est trompeuse, ou du moins trop elliptique pour le lecteur du début du XXIe siècle, qui croit la comprendre et manque pourtant l’essentiel. En effet, le concept de musée tel que l’emploie Wetmore en 1946 n’a que peu de choses en commun avec ce que l’on entend aujourd’hui. Qu’est donc alors le Musée National dans l’esprit de ses administrateurs et de ses conservateurs ?

En 1946, le Musée National reste très marqué par une conception du musée élaborée dans le dernier tiers du XIXe siècle, à une époque où les musées, et non les universités, sont à la pointe de la production du savoir à la fin du XIXe siècle. Les collections des musées sont alors conçues comme des collections d’étude à l’usage des hommes de science162. Dans le cas de la Smithsonian Institution, le fait que les parlementaires aient choisi de consacrer le don de Smithson à un institut de recherche comprenant un musée et une bibliothèque pour « accroître et diffuser le savoir parmi les hommes » illustre assez bien cette conception du musée : on rappellera que parmi les projets de la Smithsonian Institution débattus au milieu du XIXe siècle figurait un projet d’université et que ce projet n’avait pas été retenu.

Steven Conn situe au milieu des années 1920 la mutation décisive qui fait basculer la recherche de pointe vers les laboratoires universitaires et qui donne le musée perdant dans la concurrence épistémologique qui l’oppose à l’université. Si les évolutions scientifiques décisives se font dans l’entre-deux-guerres, la manière de penser le musée n’évolue pas au même rythme à la Smithsonian Institution. C’est ainsi que dans son rapport annuel de 1946, Alexander Wetmore peut affirmer la prééminence du Musée National sur toutes les autres divisions, tout en accordant une place marginale au travail d’exposition :

‘As stated, the Smithsonian Institution was founded for the increase and diffusion of knowledge among men. Increase of knowledge has come through a long program of researches in many fields […]. The diffusion of knowledge has been through publication, radio, correspondence, public exhibition of materials, small travelling and school exhibits, and personal contact of the staff with visitors and research workers.’

Le lecteur du XXIe siècle, pour qui le musée est avant tout un lieu d’expositions à destination du public, est surpris de voir la place subalterne accordée dans ce passage aux expositions du Musée National. C’est que le secrétaire de la Smithsonian Institution, âgé de 60 ans en 1946 et arrivé au poste de sous-secrétaire chargé du Musée National en 1925, est l’héritier du musée de la première moitié du XXe siècle et accorde de ce fait peu d’importance aux expositions à destination du public.

Par ailleurs, la place centrale que tiennent les sciences naturelles au Musée National explique également que perdure cette conception de la vocation scientifique du musée : en 1946, le Musée National est composé du Old National Museum Building, un bâtiment en briques de deux étages qui abrite les collections et expositions du Département d’ingénierie et des industries et la Division d’histoire et du New National Museum Building, un bâtiment néoclassique de quatre étages qui depuis son ouverture en 1909 comprend les Départements d’anthropologie, de biologie, de géologie et la National Collection of Fine Arts. Musée par excellence de la fin du XIXe siècle, le musée de sciences naturelles est intimement lié à un projet scientifique. Le New National Museum Building abrite d’importantes collections d’histoire naturelle et d’anthropologie, dont les conservateurs sont des scientifiques issus de l’université, contrairement à leurs collègues des autres divisions. On comprend mieux que contrairement aux musées d’art, pour lesquels l’enjeu de prestige était beaucoup moins scientifique, le Musée National de la Smithsonian Institution soit resté attaché en 1946 à sa mission avant tout scientifique163. C’est ainsi que pour le centenaire de la naissance de la Smithsonian Institution, Alexander Wetmore peut décrire le travail accompli sans même mentionner explicitement les expositions. Le musée est pourtant le lieu central des activités qu’il décrit :

‘For 100 years the Smithsonian has carried forward Smithson’s ideal [the increase and diffusion of knowledge] through scientific research in many fields, through world-wide exploration, through publications embodying the results of original investigation, and through other accepted methods of increasing and diffusing information164.’

Cette conception du musée qui fait la part belle à la recherche conduit les conservateurs à négliger le travail d’exposition des collections. Plus une discipline muséographique est reconnue universitairement et plus elle tire sa légitimité de la recherche et non des expositions. A lire les souvenirs de Frank Taylor, il semble en particulier que les conservateurs en sciences naturelles aient donné la priorité à leurs recherches :

‘In fact, the exhibits in the Museum of Natural History never got fully installed ; after the building was built there were galleries in which cases were deliberately pushed out of sequence to make cubby holes behind them for the storage of collections or even work spaces for scientists to work in. And I will explain later that the public exhibition function of the Smithsonian had a very low priority in the minds of the scientists [...]165

En 1946, la philosophie et la pratique muséographiques à la Smithsonian Institution reflètent donc une conception du musée largement remise en cause depuis les années 1930 aux Etats-Unis et en Europe166. Dans les années qui suivent, une série de facteurs internes et externes à la S.I. place l’exposition au cœur des préoccupations muséographiques. Le premier facteur relève d’une évolution générale du rôle des musées. Dans un contexte de diffusion des loisirs et de généralisation de l’enseignement supérieur, le nombre de musées augmente de manière importante aux Etats-Unis après la Seconde Guerre mondiale. Selon Dominique Poulot, 67% des musées existant en 1980 aux Etats-Unis ont été fondés après 1940167. Dans le même temps, le nombre de visiteurs des musées en Amérique du Nord comme en Europe augmente rapidement. Après une baisse de la fréquentation pendant la guerre, la Smithsonian Institution retrouve dès l’année 1947 ses 2,5 millions de visiteurs et affiche une hausse constante des effectifs dans son Rapport Annuel. En 1963, avant le tournant que représente l’ouverture du nouveau Museum of History and Technology, le Musée National s’enorgueillit de ses 10,3 millions de visiteurs annuels168.

Cette augmentation constante du nombre de visiteurs, déjà amorcée dans l’entre-deux-guerres, va de pair avec l’attention croissante portée à l’exposition des collections muséographiques pour le public169. La tendance dépasse les frontières nationales : on peut ainsi lire en 1949 dans Museum, une revue publiée par l’UNESCO, que « dans presque tous les pays, les musées de tous genres exercent une influence croissante dans la vie sociale, ou se préparent à le faire. Aujourd’hui il existe pratiquement peu de villes de quelque importance dont le musée soit encore passif, c’est-à-dire une sorte d’entrepôt sans vie » 170.

Il n’appartient pas à cette étude de déterminer l’ordre des causes et des conséquences de ces évolutions muséographiques. On se bornera à constater que l’importance accrue de l’exposition pour les conservateurs et l’intérêt croissant du public participent d’une évolution dans le rôle social du musée. D’abord modeste et porté par un petit nombre de jeunes conservateurs déterminés, le projet de rénovation des expositions à la Smithsonian Institution obtient l’aval du Congrès en 1952171. En 1954, le nouveau secrétaire, Leonard Carmichael, en présente la philosophie lors de l’audition budgétaire annuelle :

‘Instead of having one case of crowded articles that mean nothing to the general visitor, no matter how well educated, we will try to make exhibits that instruct and tell a story. […] in other words, we want to transform our exhibits from mere collections of artifacts […] into a coherent picture that will educate and instruct each visitor.172

A la lecture de ce passage on constate que l’exposition de collections de recherche à l’usage des scientifiques n’a plus grand sens pour Carmichael. Ce dernier n’y voit plus la démarche exhaustive de représentation scientifique du monde qu’avaient ses prédécesseurs et met en avant pour les parlementaires l’intérêt que retirera le public de la nouvelle organisation. Cette nouvelle conception du musée tient sans nul doute à un changement de direction à la tête de la Smithsonian Institution et aux mutations que connaissent les musées en général. Cependant l’évolution de la culture professionnelle de la S.I. est lente et ne s’explique pas seulement par des facteurs internes, mais aussi par des facteurs externes.

Notes
161.

Alexander Wetmore, « The Smithsonian Institution. The History of its First Hundred Years, Present Status, and Philosophy for the Future. », in Proceedings of the Annual Meeting of the Board of Regents of the Smithsonian Institution, held on January 17, 1947, p. 3.

162.

Museums and American intellectual life, 1876-1926, Steven Conn, the University of Chicago Press, London 1998, chap. 1, « Museums and the Late Victorian World », pp. 3-31

163.

Musées–rois de la fin du XXe siècle, les musées de sciences naturelles sont les plus lents à renoncer à la fonction prioritairement scientifique qui a fait leur prestige. La grande légitimité dont ils jouissent encore à la veille de la Première Guerre mondiale n’en fait pas le lieu de l’innovation muséographique (voir par exemple le cas des musées suédois qui ont considérablement évolué dans l’entre-deux guerres, à l’exception du Musée National d’histoire naturelle, dont l’organisation reste pratiquement inchangée depuis 1915). Bengt Thordeman, "Musées de Suède," Museum II, no. 1 (1949), pp. 28-59).

164.

Alexander Wetmore, S.I. Annual Report, 1946 (Washington, D.C. : S.I. Press, 1946), p. 9.

165.

Frank Taylor, transcription du 2e entretien avec Myriam Freilicher, 6 février 1974, S.I.A., record unit 9512, p.54.

166.

On notera en particulier les nouvelles techniques d’exposition mises au point dans les années 1930 au Musée américain d’histoire naturelle de New York, à l’Académie des Sciences de San Fransisco, au Musée d’Art Moderne de New York et au Musée de la Science et de l’Industrie de Chicago. Grace Morley, "Les musées et l'UNESCO," Museum 2, no. 2 (1949), pp. 4-6.

167.

Dominique Poulot, Patrimoine et musées : l’institution de la culture (Paris: Hachette, 2001), p. 164.

168.

S.I. Annual Reports, 1947, 1963 (Washington, D.C : S.I. Press, 1947, 1963).

169.

On a mentionné plus haut la nouvelle importance accordée à l’exposition du patrimoine national dans les institutions culturelles de l’après-guerre. Cette tendance muséographique s’inscrit vraisemblablement dans une tendance plus générale qu’est la constitution systématique d’un patrimoine, en particulier depuis les programmes culturels du New Deal.

170.

Morley, "Les musées et l'UNESCO," p. 2.

171.

Les débuts du programme de rénovation des expositions sont relatés par plusieurs acteurs dans des entretiens d’histoire orale menés à la S.I. Frank Taylor, transcription du 3e entretien avec Myriam Freilicher, 27 février 1974, S.I.A., record unit 9512, pp. 70-89 ; John C. Ewers, transcription du 1er entretien avec Pamela Henson, 17 décembre 1974, S.I.A., record unit 9505, pp. 21-29 ; T. Dale Stewart, transcription du 1er entretien avec Pamela Henson, 10 janvier 1975, S.I.A., record unit 9521, pp. 68-69, Herbert Friedman, transcription de l’entretien avec Pamela Henson, 22 avril 1975, S.I.A., record unit 9506, pp. 23-29.

172.

Chambre des Représentants, 83e Congrès, Hearings before the Subcommittee of the Committee on Appropriations, 6 janvier 1954, Congressional Record, p. 170. Cette conception de l’exposition n’a rien d’original en 1954 et est déjà largement mise en pratique dans de nombreux musées. Si l’on en croit la revue MUSEUM en 1949, qui pèche probablement par excès d’optimisme, « La dernière vitrine bourrée d’objets non étiquetés aura bientôt disparu des petits musées ou des musées de province eux-mêmes ; les pièces seront soigneusement triées et présentées dans un ordre logique, et la légende du musée mausolée et nid à poussière aura définitivement vécu. », MUSEUM 2, no. 2 (1949), p. 28.