Suggestion ou injonction ? Le rôle de l’Etat dans les mutations de la Smithsonian Institution

La Smithsonian Institution au lendemain de la Seconde Guerre mondiale exprime un discours établi de longue date sur sa mission muséographique. Ce discours, qui est le fruit d’une culture professionnelle largement dominée par les scientifiques des divisions d’histoire naturelle, est progressivement remis en question dans le contexte des mutations que connaissent les musées de tous les pays. S’il est essentiel pour comprendre l’évolution de la Smithsonian Institution après la Seconde Guerre mondiale, le contexte muséographique ne suffit pourtant pas à expliquer les ressorts du changement. Pour qu’une nouvelle conception du musée prenne durablement racine et pour que les expositions à l’intention d’un public de masse prennent une place centrale à la S.I., il faut attendre d’une part la mise en place d’un nouveau rapport de forces interne à la S.I. sur la question muséographique, d’autre part un tournant dans la relation qu’elle entretient avec ses interlocuteurs fédéraux.

On a vu plus haut qu’Alexander Wetmore tenait à l’occasion du centenaire de la naissance de la Smithsonian Institution un discours conservateur sur le rôle du musée. Son successeur, Leonard Carmichael, est beaucoup plus intéressé par les expositions pour le public. Il confiera plus tard à Frank Taylor, le directeur du Museum of History and Technology, qu’avant d’accepter le poste de secrétaire en 1953 il était venu visiter les expositions du Musée National ; les expositions lui avaient alors semblé si mauvaises qu’elles l’avaient presque fait renoncer à venir diriger la Smithsonian Institution 173. Avant l’arrivée de Carmichael, la situation n’est pourtant pas figée : quelques jeunes conservateurs manifestent leur intention d’améliorer les expositions dont ils ont la charge et Frank Taylor, alors conservateur en chef du Département de l’ingénierie et des industries, mène le mouvement. Il obtient d’Alexander Wetmore la création d’une commission d’étude sur la modernisation des expositions, mais se heurte aux membres de la commission dont les priorités vont au financement de la recherche scientifique. Wetmore avait prévu l’échec de cette première commission, dont il avait nommé les membres, mais ne semble pas foncièrement hostile à l’amélioration des expositions, puisqu’il permet à Taylor de nommer lui-même les membres d’une seconde commission. Son indifférence laisse suffisamment de marge de manœuvre à la nouvelle commission pour qu’elle produise en 1950 un rapport favorable au changement, véritable programme d’action pour les douze années à venir174.

Au tournant des années 1950, on trouve donc au sein du Musée National des conservateurs établis dont la légitimité tient à une conception scientifique du musée, quelques conservateurs en début de carrière, qui sont pour cette raison plus enclins à trouver leur légitimité dans la modernisation des expositions et une direction qui prête une oreille de plus en plus attentive aux projets muséographiques de Frank Taylor. Il reste à prendre en compte les interlocuteurs fédéraux de la Smithsonian Institution, qui participent à nombre de décisions la concernant, depuis la construction de nouveaux musées jusqu’à l’augmentation des salaires du personnel. Ces interlocuteurs sont essentiellement les fonctionnaires du Service du Budget, auxquels la Smithsonian Institution soumet annuellement son budget pour avoir la caution de la présidence avant de le présenter au Congrès, ainsi que les parlementaires qui siègent aux commissions budgétaires et qui examinent chaque année les demandes de la S.I. avant qu’elles ne soient soumises au vote du Sénat et de la Chambre. Par ailleurs, la S.I. est intégrée dans un réseau d’institutions rattachées de manière plus ou moins étroite à l’Etat : au nombre de ces institutions qui surplombent la Smithsonian Institution et dialoguent avec elle se trouvent par exemple la commission des arts (Commission of Fine Arts), consultée sur l’esthétique des projets de construction, la commission sur l’urbanisme de la capitale (National Capital Planning Commission), ou encore l’administration des services généraux (General Services Administration), chargée de la maintenance et de la construction de bâtiments fédéraux, qui gère les besoins immobiliers et matériels des services de l’Etat.

Des découvertes inégales dans les archives de la Smithsonian Institution ne permettent de brosser qu’un tableau partiel du dialogue entre la S.I. et ses interlocuteurs fédéraux. Divers indices font état de nombreux échanges formels et informels avec les fonctionnaires du Service du Budget. Le parcours de John Keddy et de James Bradley, tous deux anciens employés du Service du Budget et respectivement arrivés à la Smithsonian Institution en 1949 et 1959, laisse entrevoir l’existence d’un réseau de connaissances commun. Les entretiens d’histoire orale de Frank Taylor mentionnent brièvement des rencontres formelles et informelles, en particulier dans les cercles sociaux du Cosmos Club. La correspondance administrative fait par ailleurs état d’échanges téléphoniques mais n’en rend compte que très partiellement. On peut néanmoins affirmer avec certitude que les échanges avec les fonctionnaires du Service du Budget pèsent sur les décisions prises à la Smithsonian Institution, car si la présidence n’approuve pas un élément du budget que lui propose la S.I., cette dernière ne se risque pas à le soumettre au Congrès malgré son droit théorique à le faire. Par ailleurs, on trouve occasionnellement la trace d’autres interlocuteurs fédéraux : dans un entretien d’histoire orale, Frank Taylor nous apprend par exemple que c’est suite à la suggestion de Winchester E. Reynolds, qui dirige le service fédéral des bâtiments publics(Public Buildings Service), que la Smithsonian Institution refond au début des années 1950 ses divers projets de construction en un seul projet de musée, le futur Museum of History and Technology. La même suggestion avait été faite en 1944 à la S.I. par la commission des arts, une commission fédérale consultative175, dont l’avis avait alors été ignoré. De manière assez prévisible, la Smithsonian Institution, que l’on sait prise dans un réseau d’organisations fédérales, est relativement perméable à l’échange d’idées au sein de ce réseau.

Ces éléments et indices divers font apparaître un mode de décision qui pousse la Smithsonian Institution dans des directions qui lui vaudront les faveurs budgétaires du Congrès. Les minutes des auditions budgétaires tenues chaque année au Capitole permettent de rendre compte plus précisément et systématiquement de ce dialogue. Au cours de ces auditions, la Smithsonian Institution présente aux parlementaires ses demandes budgétaires pour l’année à venir. Chaque année, le déroulement de la séance est ritualisé et ne donne pas à voir les échanges informels qui précèdent, en particulier avec les assistants des parlementaires. Les auditions sont tout de même l’occasion de saisir certains points d’accord et de désaccord avec les membres des commissions budgétaires. A l’occasion de ces auditions, les administrateurs de la Smithsonian Institution doivent confronter leur culture professionnelle et leur discours d’auto-définition aux attentes des parlementaires et à leur regard extérieur. Il en résulte une relation dynamique qui pousse le Musée National dans des directions que n’avaient pas toujours escomptées ses administrateurs.

Lors de l’audition budgétaire de 1949, il apparaît que la recherche scientifique telle qu’elle est menée à la Smithsonian Institution ne jouit plus d’une légitimité incontestée. Lors de sa présentation introductive, le secrétaire met en avant le rôle scientifique de son établissement, ce qui fait réagir le président de la sous-commission. Ce dernier soupçonne que les recherches effectuées au sein de la Smithsonian Institution font double emploi avec ce que font d’autres instituts de recherche et que, par ailleurs, la démarche scientifique de la S.I. est dépassée. Il adopte un ton inhabituellement agressif envers Alexander Wetmore, ce qui donne lieu à l’échange de vues suivant :

Mr. Thomas : You folks do not really consider you are doing a bang-up job of research in biology, do you ?
Dr. Wetmore : Yes ; in our field
Mr. Thomas : What do you mean in your field ? What room do you have for that field anyway ? Why are you in biology ?
Dr. Wetmore : Our researches in biology are principally in what is known as the systematic field. That relates to the classification of the many kinds of animals and plants. […] With our large collections we are in a better position to do this work than in any other agency.
Mr. Thomas : Every large university in this country has a big laboratory working in biology.
Dr. Wetmore : And they all come to us for assistance.
Mr. Thomas : You mean you are the best ? Then, they ought to abolish their departments.
Dr. Wetmore : They come to us for help, sir, and come here to work on our collections and ask for the advice of our specialists. […]
Mr. Thomas : You folks have specialists ? You all make a lot of discoveries in genetics, I guess.’

On l’a dit, l’échange est peu représentatif du ton courtois et élogieux que la commission réserve habituellement aux représentants de la Smithsonian Institution lors de l’audition budgétaire. Il est néanmoins révélateur d’une perte de légitimité du type de recherches effectuées par les musées de sciences naturelles en général et par la S.I. en particulier, à une époque où les recherches sur l’énergie atomique ou la génétique sont considérées comme les sciences de l’avenir. Ajoutons le fait qu’Alexander Wetmore, que ses interlocuteurs appellent « Doctor Wetmore », est un scientifique en fin de carrière dont la représentation de la science est tout sauf avant-gardiste. Par ailleurs, l’agressivité dont fait preuve le président de séance tient au fait que le Musée National se trompe selon lui de priorité. Alors que Wetmore vient de dire que la Smithsonian Institution ne se limite pas aux bâtiments sur le National Mall et qu’elle est une source d’information scientifique dans tous les domaines, Thomas renvoie à Wetmore une autre vision de la S.I. :

‘You are running one of the greatest institutions in the country and I think it is perhaps the most popular one in Washington, particularly that part of your activity dealing with the operation of the Museum. Young folks, middle-aged folks, old folks – they all like to go over there. I am afraid the public at large has little knowledge, and certainely less appreciation, for your other activities, and I am inclined to think that they certainely overlap with one or a half dozen more agencies of government.’

Pour Thomas, c’est dans ses activités d’exposition que la Smithsonian Institution dépense l’argent fédéral à bon escient. Il demande même à ses responsables si les sommes allouées à la maintenance du musée sont suffisantes, leur laissant ainsi la possibilité de solliciter plus d’argent à cette fin. Après une séance houleuse, où il remet en question non seulement l’activité scientifique de la Smithsonian Institution mais aussi son travail de diffusion grâce aux publications de travaux scientifiques, il clôt l’audition en félicitant Wetmore et Keddy pour leur musée et leur conseille de concentrer sur lui tous leurs efforts176. Thomas ne saurait être plus clair et cet échange joue sans nul doute un rôle important dans le tournant que connaît le Musée National après la Seconde Guerre mondiale.

Le choc est probablement rude pour Alexander Wetmore, dont la légitimité professionnelle est brusquement remise en question par ces échanges. Car en 1940, l’éminent ornithologue a encore présidé le huitième Congrès Scientifique Américain à Washington sous les auspices du Département d’Etat. La fonction de président du Congrès Scientifique est un honneur pour Wetmore, car la manifestation rassemble les scientifiques les plus reconnus de la planète. Inaugurée par Roosevelt alors que commence la guerre en Europe, la dernière édition de ce Congrès à vocation encyclopédique signale néanmoins la fin d’un âge épistémologique, qui a pour ambition de faire la somme des connaissances scientifiques contemporaines177.

Forte de cette légitimité scientifique, la Smithsonian Institution d’avant-guerre conçoit sa mission de diffusion de la connaissance comme la dissémination de travaux scientifiques et d’informations pour les hommes de science, professionnels et amateurs éclairés, comme l’atteste le rapport de Wetmore de 1946 cité plus haut. Leonard Carmichael, qui sucède à Wetmore au poste de secrétaire en 1953, change de discours lors de l’audition budgétaire de 1954. Voici comment débute le court texte de présentation qu’il remet aux membres de la commission :

‘For the fiscal year 1955, the Smithsonian Institution has established the following objectives : (1) The preservation for the American people of their irreplaceable national collections, the attractive exhibition of these treasures, and furnishing information related thereto; (2) the continuation of its researches; (3) the publication of the results of these investigations; and (4) the international exchange of scientific literature. The basic concern of the Institution is to maintain full cognizance of the ever-widening horizons of modern science and to keep abreast of the demands made by the public, by other Federal agencies and scientific institutions, and by the Congress.’

Le passage est intéressant à plus d’un titre. D’une part, il tranche avec les professions de foi habituelles en donnant sans ambiguïté la priorité aux collections et à leur exposition pour le public. D’autre part, il manifeste la forte inertie de la culture professionnelle de la Smithsonian Institution, en rappelant que si l’objectif prioritaire est l’exposition des collections, la mission fondamentale (« the basic concern ») se situe dans le champ scientifique. En parlant d’une part d’objectif prioritaire et de mission fondamentale d’autre part, Carmichael joue sur les mots. La contradiction manifeste entre la première et la seconde partie de ce paragraphe indique la nature progressive de la mutation des priorités de la Smithsonian Institution

Cette auto-définition contradictoire laisse également penser que la mise en avant de l’activité muséographique à l’intention du Congrès est le fruit d’un contexte précis en cette année 1954. Il s’agit tout d’abord de justifier les sommes importantes obtenues pour la mise en œuvre du programme de rénovation des expositions, lancé deux ans auparavant178. Ensuite, si elle ne soumet que l’année suivante au Congrès son projet de Museum of History and Technology 179, la direction de la Smithsonian Institution travaille déjà activement à l’élaboration de ce projet en 1954. L’auto-définition par la fonction d’exposition du musée est donc en partie motivée par des considérations de tactique budgétaire. De manière plus générale, les administrateurs ont constaté dans les années qui précèdent que leurs demandes concernant l’amélioration des expositions ont été couronnées de succès, alors qu’ils ont sollicité les parlementaires en vain pour de meilleures conditions de recherche scientifique180.

La Smithsonian Institution ne cesse jamais d’être une institution de recherche scientifique et le Musée National n’a jamais été un lieu réservé exclusivement à la recherche et interdit au public. Il serait donc caricatural de présenter la mutation du Musée National comme celle d’un lieu de recherche scientifique subitement devenu un lieu d’expositions pour le grand public. Si l’ordre des priorités s’inverse lentement après la Seconde Guerre mondiale, c’est d’abord que le changement d’orientation de la Smithsonian Institution n’est pas aussi radical qu’il y paraît. De plus, la culture professionnelle des conservateurs n’est pas de nature à changer du jour au lendemain. Enfin, les parlementaires n’ont pas tous la position tranchée de Thomas : le rôle scientifique de la S.I. jouit encore d’une certaine aura. Malgré le vif échange sur les sciences lors de l’audition budgétaire de 1949, Carmichael débute en ces termes la présentation de son établissement en 1954, avec l’assentiment d’un comité parlementaire acquis à sa cause:

Dr. Carmichael : The Institution was founded for the increase and diffusion of knowledge among men, and we try to live up to that original statement.
It is probably America’s oldest scientific research institution that has full-time investigators. Through the years its functions have been related to providing information for the public and for other investigators in universities and scientific laboratories. [...]
It studies, classifies and identifies minerals and in general the make up of the earth’s crust, and it does the same for plants and animals, in the rocks and on the surface of the earth and in the oceans.
Representative Phillips : Do not forget the stars.
Dr. Carmichael : Thank you. I am coming to the stars. It indeed studies radiation directly, and the effect of the sun’s radiation on life on the earth. It studies primitive man and his handicrafts. It studies science in general, technology and invention, especially in their historic aspects and as they are related to the development of the industries of our country. [...] The Smithsonian can, I think, thus best be described as a library of things relating to the resources of our Nation. One of its main functions is to keep up to date this national encyclopedia of geology, botany, zoology, anthropology and the arts. [...]
One interesting sidelight on our collections is the fact that we continually get information that Russia is developing scientific working collections in the same areas of knowledge in which we deal. It is also interesting, to me at any rate, to note that during World War II when the Russians had their backs to the wall they still had field staffs out collecting objects for the museums of their country.
Not only is the scientific work important, but of course the display of selected items from the collections of the Smithsonian Institution are important to our millions of visitors who come every year from all over the country. [...]’

Outre les références à la rivalité avec l’U.R.S.S., l’accent dans ce passage est mis sur le travail de recherche scientifique. Soulignons que pour la même audition budgétaire, le texte de présentation soumis par Carmichael aux parlementaires (voir supra) donnait la priorité au rôle d’exposition publique : la coexistence des deux discours est révélatrice de la mutation en cours. Par ailleurs, on est frappé à la lecture de cet extrait par l’adéquation parfaite établie entre le musée et la recherche. Les collections du Musée National y sont comparées à une bibliothèque, mieux, à une encyclopédie d’objets au service de la connaissance. Selon Carmichael, la concurrence internationale entre musées vise alors à avoir la meilleure collection scientifique. C’est seulement en second lieu qu’il mentionne la mission d’exposition de la Smithsonian Institution.

Le 22 janvier 1958, soit quatre ans plus tard, Carmichael change nettement de discours devant la même commission parlementaire. Le lancement de Spoutnik à peine quatre mois auparavant a mis la question scientifique sur le devant de la scène. On pourrait donc s’attendre à ce que le secrétaire fasse valoir la coopération de la Smithsonian Institution avec la N.A.S.A. et les liens qui lient historiquement les deux institutions. Pourtant il n’en est rien et c’est dans un tout autre registre que Carmichael valorise le rôle scientifique de la S.I. Pour justifier les sommes allouées à la rénovation des expositions, il souligne le rôle de vulgarisation et de popularisation de la science que peut jouer le Musée National dans un régime démocratique :

‘We believe that the Smithsonian can help the millions of visitors who come to its buildings each year to know more about our Nation and the basis of its economy. The proper exhibition of our great collections in science and technology, for example, can arouse the kind of interest in hundreds and thousands of high school students that is important in stimulating in them the informed curiosity that is so necessary in the serious study of science and engineering. The real study of science requires hard work and in our free society this kind of brainwork is best done by students who have had a chance to see in a concrete way what science and technology have done for our Nation in the past.181

Le soin que met Carmichael à mettre en valeur le rôle muséographique de son établissement est directement lié à la loi de juillet 1956 qui autorise la construction d’un Museum of History and Technology au sein de la Smithsonian Institution 182. Son argumentation est également liée au contexte de Guerre Froide, à une époque où le lancement de Spoutnik est un camouflet à la suprématie technologique des Etats-Unis et où l’enseignement des sciences, tout autant que la recherche scientifique elle-même, devient un enjeu stratégique. Plus profondément, on peut lire dans ce changement de discours le résultat tardif des mutations muséographiques décrites par Steven Conn. Le musée, qui cesse d’être le lieu de l’innovation scientifique dans les années 1920, change de rôle. Sous l’influence du Congrès, qui a systématiquement subventionné le développement des expositions pour le public au détriment des activités de recherche scientifique, le Musée National devient un lieu de vulgarisation des connaissances et endosse progressivement cette nouvelle identité muséographique.

A travers ces échanges, on voit que le Congrès joue un rôle décisif dans la mutation du Musée National après la Seconde Guerre mondiale. Mais le processus dialogique qui mène à la métamorphose de la Smithsonian Institution est par définition un mouvement à double sens : l’importance accordée aux expositions par les parlementaires crée de nouvelles attentes à la S.I. envers le Congrès. Convaincus par leurs interlocuteurs du nouveau rôle muséographique qu’ils doivent jouer, Alexander Wetmore, puis Leonard Carmichael et leur équipe doivent ensuite convaincre les parlementaires du bien-fondé de leurs nouveaux projets, en particulier d’un programme de rénovation des expositions, mais surtout, d’un projet de Museum of History and Technology. S’engage alors à la Smithsonian Institution une intense campagne pour informer et persuader le Congrès de voter l’autorisation et le financement de ces projets.

La subordination hiérarchique de la Smithsonian Institution détermine les modalités de son évolution. En 1949, alors que le principe hiérarchique gouverne les règles d’interaction au Congrès bien plus que dans les années 1970, les propos acerbes d’un président de sous-commission comme Thomas sont vraisemblablement une pratique admise183. Les administrateurs de la Smithsonian Institution sont constamment dans une relation de dépendance envers les diverses instances fédérales qui émettent un avis ou doivent donner leur accord sur leurs projets. Le Congrès, en dernière instance, tient les cordons de la bourse, mais avant d’en arriver aux sollicitations budgétaires, la Smithsonian Institution s’engage dans un processus d’auto-justification auprès des divers organes fédéraux. On assiste alors à un échange inégal où les acteurs de la S.I., qui, rappelons-le, sont fortement marqués par leur propre culture institutionnelle, endossent le rôle du subordonné et adoptent le discours des instances dominantes pour mieux arriver à leurs fins. A son tour, ce discours à usage externe tenu par les administrateurs de la Smithsonian Institution transforme leur culture interne.

L’illustration la plus visible du changement de mission du Musée National après la Seconde Guerre mondiale est sans nul doute la réalisation du Museum of History and Technology, engagée dans les années 1950 et terminée en 1964. La création du musée transforme en profondeur la culture professionnelle de la Smithsonian Institution. Elle conduit en particulier au recrutement de nouveaux conservateurs, rajeunissant et professionnalisant du même coup un Musée National dominé jusqu’alors par des chercheurs en sciences naturelles à la moyenne d’âge élevée et dont la formation avait mis au second plan la conception technique d’expositions. La relative perte de légitimité de leur capital culturel est mise en évidence par le prestige qu’ont désormais les exhibition designers, représentants d’une nouvelle profession à la Smithsonian Institution, qui participent à l’élaboration des expositions en collaboration avec les conservateurs184.

Si les échanges entre les instances fédérales et la Smithsonian Institution sont marqués par un fort déséquilibre hiérarchique, le pouvoir exercé par l’Etat sur le personnel du musée est toutefois à nuancer. Le degré d’intériorisation des nouveaux discours muséographiques produits par la direction sous l’influence de ses interlocuteurs fédéraux est difficile à déterminer et hautement variable d’un acteur à l’autre. En témoigne le contraste saisissant entre les conservateurs Frank Taylor et Howard I. Chapelle, deux personnalités du Museum of History and Technology.

Dès 1946, Taylor fait partie des premiers promoteurs de la rénovation des expositions, tandis que Chapelle est l’image même de l’ancienne génération en matière d’exposition. Après avoir combattu sur le front du Pacifique pendant la Guerre, Frank Taylor, de retour au Musée, trouve les expositions singulièrement ternes. Au sein du Département de l’ingénierie et des industries, il entreprend, avec des moyens de fortune, la conception de trois vitrines d’exposition de facture moderne, avec éclairage intégré, différents niveaux de texte sur un fond coloré et une présentation aérée des objets185. Taylor ne se borne pas à ce modeste exercice pratique, qui est en réalité le produit d’une conception plus large de ce que devrait être un musée. En 1946, alors qu’il tente de promouvoir la création d’un National Museum of Science, Engineering and Industry à la Smithsonian Institution, il exprime dans un article du Scientific Monthly sa conception du musée. Sans renoncer à un espace de stockage des collections réservé au scientifique, ni à un espace d’exposition accessible à l’amateur éclairé et au spécialiste, Taylor prône la création d’une galerie d’exposition « générale » pour le visiteur ordinaire (« the casual visitor »). Pour ce dernier, il défend l’idée d’une galerie d’exposition plus narrative et moins dense en objets exposés186. En cela, il devance sa hiérarchie ainsi que les souhaits exprimés par Thomas lors de l’audition budgétaire de 1949. A dix ans d’intervalle, Howard I. Chapelle est recruté en 1957 pour faire partie de la nouvelle équipe de conservateurs du Museum of History and Technology. Expert reconnu en architecture navale, Chapelle est recruté pour monter le Maritime Hall du nouveau musée. Il a alors 56 ans et est à l’apogée de sa carrière. Il a presque le même âge que Taylor (qui en a alors 54). Le contraste est pourtant saisissant entre les deux hommes, car Chapelle applique des principes d’exposition d’un autre âge, privilégiant l’exhaustivité des maquettes exposées et leur classification systématique plutôt que de donner la priorité à la narration d’une histoire, comme le font alors la majorité de ses collègues au Museum of History and Technology 187. Howard Chapelle est un cas extrême mais indique la survivance vraisemblable de nombreux éléments de la culture professionnelle des conservateurs qui sont arrivés à la Smithsonian Institution avant la guerre. Son cas illustre la progressivité du changement au sein de l’équipe des conservateurs et montre que l’évolution de la direction et des praticiens du musée ne se fait pas de manière synchronisée car ces derniers sont moins exposés que leur hiérarchie aux injonctions des interlocuteurs fédéraux de la S.I..

Alors qu’au lendemain de la guerre, les rapports annuels de la Smithsonian Institution parlent à peine des expositions, lorsqu’il s’agit de décrire le Musée National, Frank Taylor en 1974 se sent tenu de rappeler que le projet de Museum of History and Technology ne visait pas uniquement à créer de nouvelles expositions, mais aussi à abriter la recherche en histoire, en particulier en histoire des sciences et de la technologie188. En l’espace de trois décennies, la représentation dominante du Musée National est passée d’un musée de recherche à un musée d’exposition. Ce changement de mission, sous-tendu par les mutations muséographiques contemporaines, les incitations du Congrès et les subsides fédéraux, propulse la Smithsonian Institution sur le devant de la scène muséographique. Alors qu’en 1949, la revue de l’U.N.E.S.C.O., Museum, ne mentionnait pas une seule fois la S.I. dans son panorama des principaux musées internationaux de l’après-guerre189, la construction du Museum of History and Technology est un événement d’envergure nationale et internationale dans les années 1960. Les grands quotidiens nationaux consacrent de nombreux articles au nouveau musée190 et la Smithsonian Institution fait désormais bonne figure à la pointe de l’innovation muséographique internationale, comme l’atteste ce numéro de Museum en 1967 sur les musées de sciences et de techniques, qui présente les derniers développements en la matière et dont le premier article est écrit par Frank Taylor, le principal promoteur du Museum of History and Technology 191.

Dans cet article, Taylor décrit le nouveau musée comme suit :

‘Les objets qui y sont exposés contribuent à l’éducation populaire, mais ils ont surtout un intérêt historique. [...] La juxtaposition d’objets dont les uns illustrent le développement technique et industriel et les autres l’histoire politique et culturelle est particulièrement instructive aux Etats-Unis, où les aptitudes de la population pour les sciences appliquées et la technologie ont considérablement influé sur la croissance du pays.’

Aboutissement d’une mutation entamée après la Seconde Guerre mondiale, le Museum of History and Technology est un lieu d’exposition où le public peut accéder au patrimoine national. Les collections de sciences naturelles exposées à la Smithsonian Institution dans le dernier tiers du XIXe siècle jouaient déjà un rôle de définition nationale : dans un tout autre système de représentation de la nation, elles représentaient la maîtrise du territoire et la grandeur de l’histoire naturelle du continent192. A l’époque, les collections de sciences naturelles de la S.I. n’avaient cependant ni la richesse ni le prestige de celles du musée de Philadelphie ou du Musée d’Histoire Naturelle de New York. Par comparaison, le Museum of History and Technology qui ouvre en 1964 se distingue par sa taille et son genre muséographique original : la Smithsonian Institution peut le mettre en avant comme un musée unique en son genre, qui combine l’exposition du patrimoine historique national et l’évolution technologique qui a conduit à la suprématie mondiale des Etats-Unis. Le nouveau musée donne donc à la Smithsonian Institution une place plus importante dans le champ des institutions culturelles nationales. Il lui donne du même coup une place centrale parmi les institutions fédérales produisant un discours sur la nation.

Notes
173.

Frank Taylor, transcription du 3e entretien avec Myriam Freilicher, 27 février 1974, S.I.A., record unit 9512, p. 89.

174.

« Long Term Plan for Revitalization of Exhibits in the Institution », Memorandum adressé à John Graf, président de la commission, 31 mars 1950, in Frank Taylor, transcription du 3e entretien avec Myriam Freilicher, 27 février 1974, S.I.A., record unit 9512, p. 82.

175.

Frank Taylor, transcription du 4e entretien avec Myriam Freilicher, 13 Mars 1974, S.I.A., record unit 9512, p. 96 ; note à Wetmore, (l’auteur en est vraisemblablement John Graf), à propos d’une réunion avec le Service des bâtiments publics, 26 octobre 1944, in Frank Taylor, appendice au 12e entretien avec Pamela Henson, 17 septembre 1980, S.I.A., record unit 9512.

176.

Chambre des Représentants, 81e Congrès, Hearings before the Subcommitteeof the Committee on Appropriations, 26 janvier 1949, Congressional Record, p. 51.

177.

Les actes du Congrès sont publiés en 12 volumes par le Département d’Etat. Voir à ce propos Paul Oehser, 3e entretien avec Pamela Henson, 5 mars 1975, p. 87-89.

178.

Pour l’année fiscale 1953, la S.I. reçoit du Congrès $ 360,000 pour son programme de rénovation, ce qui représente une augmentation de près de 50% par rapport au budget de l’année précédente. Cohen, "American Civilization in Three Dimensions" , p. 79.

179.

84e Congrès, Chambre des Représentants, H.R. 6117, « A Bill to authorize the construction of a building for a Museum of History and Technology for the Smithsonian Institution, including the preparation of plans and specifications, and all other work incidental thereto », 9 mai 1955, House of Representatives Bills, 84th Congress, Vol. 33 (Washington, D.C.: US Government Printing Office, 1956).

180.

On trouve l’illustration de ce type d’argumentaire dans chaque Rapport annuel de la Smithsonian Institution entre 1947 et 1954.

181.

85e Congrès, Chambre des Représentants, Hearings of the Subcommittee of the Committee on Appropriations, 22 janvier 1958, Congressional Record, p. 851.

182.

84e Congrès, 2e Session, An Act Making appropriations for the Department of the Interior and related agencies for the fiscal year ending June 30, 1957, and for other purposes, 13 juin 1956, 70 Stat. 257 (1956); ch. 380.

183.

Julian Zelizer relate l’évolution des interactions et des modes d’expression de l’autorité au Congrès au cours d’une anecdote où de nouveaux élus à la Chambre en 1972 choquent leurs aînés en remettant en cause leur autorité. Julian E. Zelizer, On Capitol Hill : the struggle to reform Congress and its consequences, 1948-2000 (Cambridge, New York: Cambridge University Press, 2006), p. 135.

184.

Frank Taylor, 5e entretien avec Myriam Freilicher, 20 mars 1974, S.I.A. record unit 9512, p. 134.

185.

Frank Taylor, 3e entretien avec Myriam Freilicher, 27 février 1974, S.I.A., record unit 9512, pp. 68-72.

186.

Frank A. Taylor, "A National Museum of Science, Engineering and Industry," The Scientific Monthly LXIII (1946).

187.

Voir la description du Maritime Hall de Howard Chapelle in Robert C. Post, "A Corner of the Nation's Attic," Technology and Culture 42, no. 3 (2001).

188.

Frank Taylor, 5e entretien avec Myriam Freilicher, 20 mars 1974, S.I.A., record unit 9512, p. 133.

189.

A l’exception d’une référence à son nouveau musée d’art, pour en souligner le caractère traditionnel. Museums since the War, MUSEUM 2, no. 2 (1949), p. 6.

190.

Voir par exemple « Museum Growing in Washington », Los Angeles Times, 10 juin 1962, p. K3 ; « Museum to Mirror Americana », Chicago Daily Tribune, 29 juillet 1962, p. B8 ; « Capital Museum Will Depict U.S. », New York Times, 29 juillet 1962.

191.

W.T. O'Dea, "Editorial," MUSEUM : Museums of Science and Technology 20, no. 3 (1967),pp. 150-153 ; Frank A. Taylor, "Les musées de sciences et de techniques aux Etats-Unis," MUSEUM :Museums of Science and Technology 20, no. 3 (1967), pp. 158-163.

192.

Conn, Museums , p. 34.