Les origines de la crise

Depuis la fin de l’année 1969, le secrétaire de la Smithsonian Institution, Dillon Ripley, est confronté à diverses manifestations d’hostilité. Tout d’abord, il est en conflit ouvert avec le directeur de la Freer Gallery of Art, John A. Pope. Ce dernier s’inquiète d’un éventuel changement de l’organisation du budget des musées, qui remettrait en cause selon lui l’indépendance statutaire de son musée au sein de la Smithsonian Institution. Dans le même temps, Ripley, qui n’est pas satisfait des services d’Annemarie Pope (l’épouse de John Pope) à la tête du service d’expositions de la S.I., lui propose de prendre une année sabbatique afin d’écrire l’histoire du service203. Les époux Pope développent une inimitié tenace envers Ripley ; ils mettent à profit leurs liens avec la famille Graham, qui possède le Washington Post et, en décembre 1969, le quotidien publie un article, qui se révèle être mensonger, sur Dillon Ripley. Ce premier article inaugure une campagne de presse hostile à la Smithsonian Institution dans les colonnes du Washington Post 204. Simultanément, le secrétaire subit la vindicte d’un ancien employé, Robert H. Simmons, souffrant vraisemblablement de troubles psychologiques si l’on en croit les témoignages des contemporains205, qui s’acharne à débusquer des pratiques répréhensibles à la National Collection of Fine Arts où il travaillait, mais aussi dans la création du futur musée d’art moderne de la S.I., le Hirshhorn Museum. L’homme est extraordinairement actif et s’emploie à saper la réputation de la Smithsonian Institution en envoyant des courriers à la presse et aux régents ainsi qu’en prenant contacts avec les élus parlementaires.206. Alors que le directeur de la National Collection of Fine Arts, David W. Scott, vient de démissionner, les deux hommes se retrouvent de facto alliés dans leur ressentiment contre Ripley207. Enfin, aux affaires Pope, Simmons, Scott et au cortège de problèmes attenants s’ajoute la controverse sourde qui entoure le Hirshhorn Museum au tournant des années 1970. Robert Simmons n’est que l’une des voix qui s’élèvent contre le futur musée d’art moderne ; le projet est l’objet de nombreuses critiques portant sur l’accord établi avec le donateur de la collection, sur le choix architectural et sur l’emplacement du musée et de son jardin de sculptures. Sans compter que le nom du musée consacre Joseph Hirshhorn, un self made man dont les pratiques financières passées ne sont peut-être pas au dessus de tout soupçon, et surtout que le généreux donateur est juif, ce qui ne prédispose pas nécessairement l’opinion washingtonienne en sa faveur208.

Ces diverses controverses se conjuguent pour entacher l’image de la Smithsonian Institution. Le 28 juillet 1970, lors de la principale réunion annuelle du Conseil des régents, la tension est palpable entre deux régents issus du Sénat et Dillon Ripley. Le Conseil décide de voter une motion de confiance envers Ripley pour tenter de désamorcer les accusations, mais deux sénateurs, Clinton P. Anderson et William J. Fulbright, sont critiques et demandent au secrétaire de se justifier : les griefs du directeur du musée d’art asiatique sont peut-être fondés, d’autant plus que Ripley a déjà eu des problèmes dans ses relations avec d’autres directeurs de musées. Les accusations de Simmons ont peut-être aussi un fondement et, à ce propos, les deux sénateurs demandent si le secrétaire a effectivement toute latitude pour vendre des tableaux de la collection. Enfin et surtout, ils semblent pour le moins réservés sur un projet de magazine qui sera lancé sous peu par la Smithsonian Institution. Alors que le matin même un article du Washington Post annonçait savoir de source sûre que le Conseil des régents renoncerait à ce projet en raison de son manque de sérieux financier, le Conseil est appelé à voter en faveur du projet. Fulbright et Anderson s’abstiennent tous deux, ce que Fulbright justifie en disant qu’il n’est pas assez informé sur le projet pour se prononcer209. L’abstention reste un geste fort quand on sait que la pratique coutumière du Conseil est de prendre les décisions par consensus.

Dans les mois qui suivent, les acteurs à la Smithsonian Institution et au Congrès concentrent leur attention sur ces divers problèmes. Mais pour importants qu’ils soient, il serait erroné d’en faire la cause exclusive de l’audition parlementaire de 1970, alors qu’ils n’en sont que l’occasion dans un contexte propice. Ce que la Smithsonian Institution s’apprête à vivre est en effet déterminé par de profondes mutations de l’appareil d’Etat et de la culture politique, notamment dans les relations entre politique et bureaucratie, mais également au sein du Congrès et des services du pouvoir exécutif.

Pour comprendre les années 1960, une époque troublée qui voit les institutions remises en cause par les mouvements de la contre-culture et plus généralement par un nouveau rapport à l’autorité et à la légitimité du pouvoir210, les historiens dits de la « synthèse organisationnelle » avancent que les crises politiques qui ponctuent la décennie s’accompagnent d’une mutation des processus de prise de décision au sein de l’Etat. Les interactions entre le personnel dirigeant (nommé par le Président des Etats-Unis) et l’appareil bureaucratique donnent par exemple une marge de manœuvre aux hauts fonctionnaires face à leur hiérarchie politique. Leurs relations sont à lire dans le cadre de l’élargissement contemporain du cercle dans lequel sont prises les décisions : les pressions de groupes d’intérêt ainsi que la participation du Congrès et de la justice dans les décisions administratives compliquent les relations hiérarchiques et les enjeux de pouvoir entre le monde politique et l’administration211.

Le Congrès lui-même connaît d’importantes mutations. A la fin des années 1960, les aspirations à la réforme ont pris suffisamment d’ampleur parmi les parlementaires et dans la presse pour que le fonctionnement des deux chambres soit remarquablement modifié, en particulier avec le vote du Legislative Reorganization Act de 1970212. Les parlementaires sont donc dans des dispositions favorables à l’examen critique du fonctionnement des institutions et notamment de celui de la Smithsonian Institution. Dans un ouvrage sur les réformes de l’Etat depuis 1945, Paul Light met en évidence la continuité idéologique de cette réforme avec celles qui ponctuent le second XXe siècle, notamment son idéal de gestion scientifique, ses principes de contrôle centralisé et d’économie. Il souligne le rythme accru auquel ces réformes se succèdent213, ce qui laisse penser que les épisodes de 1970 et 1977 à la Smithsonian Institution s’inscrivent dans cette temporalité. Ce que vit la S.I. dans les années 1970 n’est donc pas seulement la résolution de divers problèmes relativement anecdotiques ; son histoire s’inscrit plus largement dans le cadre de la réforme du Congrès en cours et dans le cadre des représentations qui sous-tendent la réforme de l’Etat dans les décennies de l’après-guerre.

Sans attendre le scandale du Watergate et la crise de confiance qui s’ensuit dans les années 1970, l’attitude des médias change envers le Congrès au cours des années 1960. Parce que l’activité parlementaire était un sujet relativement technique et ingrat pour les journalistes, elle était rapportée de manière parcimonieuse et révérencieuse dans les médias de l’après-guerre. Julian Zelizer montre que pendant les années 1960, les journalistes trouvent dans le récit de scandales personnels touchant les parlementaires un mode narratif plus lisible et attractif214. Le Capitole reçoit donc plus d’attention médiatique et les scandales rapportés par la presse sont l’occasion d’une critique de ses règles de fonctionnement. Ainsi disparaît progressivement la déférence des médias envers l’institution politique : les campagnes de presse hostiles que subit la Smithsonian Institution en 1970 et en 1977 ne sont donc pas des manifestations isolées, mais témoignent de l’évolution des pratiques journalistiques.

Enfin, le nouveau président des Etats-Unis, Richard Nixon, souhaite que les institutions fédérales soient évaluées et réformées. Rien de surprenant de la part d’un président républicain qui souhaite établir une rupture après les années de présidence démocrate sous Kennedy et Johnson. Lors de son discours sur l’état de l’Union le 22 janvier 1970, il promeut un « nouveau fédéralisme » et propose à cette occasion une révision institutionnelle au niveau fédéral, au niveau des Etats et au niveau local215. Sous son influence, le Service du Budget et l’agence d’audit et d’évaluation du Congrès (General Accounting Office, G.A.O.) se lancent en 1970 dans un travail conjoint de réflexion sur la manière d’évaluer les institutions étatiques, qui donnera lieu en 1973 à la publication officielle de critères d’évaluation.216

L’évolution contemporaine de l’agence d’audit et d’évaluation du Congrès est l’un des signes de cette nouvelle ère dans le fonctionnement des institutions. Chargée par le Congrès en 1969 d’un rapport sur le fonctionnement de la Smithsonian Institution, elle a vu ses fonctions changer avec l’expansion de l’Etat fédéral depuis la Seconde Guerre mondiale. Agence indépendante où siègent à parité démocrates et républicains, l’agence d’audit et d’évaluation du Congrès a alors contribué à une nouvelle culture institutionnelle en passant de la surveillance des pratiques individuelles au sein de l’Etat au contrôle des pratiques budgétaires de secteurs entiers de la machine fédérale. A partir de la fin des années 1960, il voit ses prérogatives s’élargir et évalue désormais la nature des activités de l’Etat fédéral. En mars 1969, en rendant ses premières conclusions sur le fonctionnement des dispositifs de lutte contre la pauvreté, l’agence d’audit et d’évaluation du Congrès inaugure ce nouveau rôle auquel le Congrès donne force de loi dans le Legislative Reorganization Act de 1970 (84 Stat. 1167).217 Ces mutations institutionnelles et culturelles de l’Etat et de son appareil bureaucratique sont donc le cadre dans lequel se déroulent les deux épisodes conflictuels entre la Smithsonian Institution et le Congrès en 1970 et en 1977.

Heclo met en évidence l’évolution des pratiques décisionnelles au sein de l’Etat pour mieux circonscrire les rapports de force entre les dirigeants politiques et l’administration. Il montre que l’ascendant des premiers sur les seconds relève plus d’une « coopération sous conditions » que du strict principe d’autorité hiérarchique218. Mais le secrétaire de la Smithsonian Institution n’est pas nommé par le président, ce qui le distingue des directeursd’agences dont traite Heclo, et le contrôle politique qui s’exerce sur la S.I. est moins visible. Il reste donc à déterminer dans quelle mesure la « coopération sous conditions » décrite par Heclo permet de donner sens aux deux moments de conflit que traversent la Smithsonian Institution et le Congrès dans les années 1970.

Notes
203.

On trouve un récit des multiples aspects et développements de ce conflit dans les minutes du Conseil des régents du 28 janvier 1970 (Board of Regents Minutes, 28 janvier 1970, S.I.A., record unit 1, pp. 2-20) ainsi que dans S. Dillon Ripley, transcription du 26e entretien avec Pamela Henson, 14 mai 1986, S.I.A., record unit 9591, pp. 661-664.

204.

Ripley fait état d’un premier article contre lui (un éditorial de Maxine Cheshire) à la mi-décembre 1969 dans le Washington Post. M. Cheshire y déclare qu’en raison de ses mauvaises relations avec le Président des Etats-Unis, Ripley pourrait être contraint de démissionner (Board of Regents Minutes, 28 janvier 1970, S.I.A., record unit 1, p. 7).

205.

S. Dillon Ripley, transcription du 27e entretien avec Pamela Henson, 22 mai 1986, S.I.A., RU. 9591, p. 682) mais aussi le président de la Cour Suprême, Warren Burger (Board of Regents Minutes, 28 janvier 1970, S.I.A., record unit 1, p. 24) font état de troubles psychologiques chez Simmons. L’intervention de ce dernier lors de l’audition budgétaire de 1970 à la Chambre, et la réaction des parlementaires qui l’éconduisent semblent indiquer que l’homme a effectivement un comportement anormal (91e Congrès, 2e session, Chambre des Représentants, « Department of the Interior and Related Agencies appropriations for 1971, Hearings before a Subcommittee on Appropriations », part 5, pp.  291-296).

206.

S. Dillon Ripley, transcription du 27e entretien avec Pamela Henson, 22 mai 1986, S.I.A., record unit 9591, pp. 679-682.

207.

Ibid., p. 677. A la lecture des rapports annuels de David Scott (Smithsonian Year, S.I.A.), on devine un directeur conservateur et élitiste ; l’iconoclasme et les méthodes de Dillon Ripley lui étaient vraisemblablement étrangers.

208.

Christopher Lydon fait un bon résumé des critiques émises à l’encontre du musée sur fond d’antisémitisme larvé : « Hirshhorn Museum Taking Shape in Washington : Gift Continues to Stir Ire in some Circles » New York Times, 5 juillet 1971, p. 24. Sur la question de l’antisémitisme, voir pp. XXX

209.

Board of Regents Minutes, 28 janvier 1970, S.I.A., record unit 1, p. 39.

210.

Voir à ce propos Hugh Heclo, « The Sixties’ False Dawn : Awakenings, Movements, and Postmodern Policy-Making », et W.J. Rorabaugh, « Challenging Authority, Seeking Community, and Empowerment in the New Left, Black Power, and Feminism », in Balogh, dir., Integrating the Sixties .

211.

Hugh Heclo, A Government of Strangers : Executive Politics in Washington, D.C. (Washington: The Brookings Institution, 1977), pp. 18-19, Balogh, dir., Integrating the Sixtiesp. 17.

212.

Zelizer, The Struggle to Reform Congress .

213.

Paul C. Light, The Tides of Reform : Making Government Work, 1945-1995 (New Haven, Conn.: Yale University Press, 1997).

214.

Zelizer, The Struggle to Reform Congress , pp. 77-90.

215.

Richard Nixon, « State of the Union Address », 22 janvier 1970.

216.

John T. Rourke, "The GAO : an Evolving Role," Public Administration Review 38, no. 5 (1978), p. 454.

217.

« G.A.O. : Working for Good Government Since 1921 », General Accountability Office, http://www.G.A.O..gov/about/history

218.

Heclo, A Government of Strangers : Executive Politics in Washington, D.C. , p. 220.