Epilogue

Dans les années 1980 et 1990, le conservatisme devient une force culturelle et politique et les politiques fédérales concernant les arts et l’histoire sont au cœur d’un débat public sur l’identité nationale. Plusieurs musées de la Smithsonian Institution mettent en question l’histoire officielle de la nation. En 1987 par exemple, l’année du Bicentenaire de la Constitution, une exposition au National Museum of American History intitulée A More Perfect Union présente la face obscure de la politique fédérale pendant la Seconde Guerre Mondiale, en retraçant l’histoire de l’internement des Japonais et des Etats-Uniens d’origine japonaise dans des camps de concentration292. En 1991, le National Museum of American Art ouvre une exposition controversée, intitulée The West as America : Reinterpreting Images of the Frontier, 1820-1920, qui offre une perspective critique sur l’iconographie de la Frontière293. Dans la même période, les arts et les sciences humaines deviennent un enjeu dans le débat entre libéraux et conservateurs. Les nominations politiques à la tête du Fonds National pour les Arts et du Fonds National pour les Humanitéspendant la présidence de Ronald Reagan, George Bush et Bill Clinton sont autant de prises de positions sur les arts et les sciences humaines. Leur budget est sérieusement remis en question par le gouvernement de Ronald Reagan, sans succès. Une série de scandales politico-médiatiques concernant le travail des artistes subventionnés par le Fonds National pour les Arts conduit le Congrès en 1989 à interdire aux deux agences de financer des travaux artistiques obscènes, représentant des actes sexuels et homosexuels. En 1994 et 1995, c’est au tour de la Smithsonian Institution d’être touchée par le scandale, à propos d’un projet d’exposition sur le lancement de la première bombe atomique. Au début de l’année 1995, c’est le Fonds National pour les Humanités qui est plongé dans une controverse : ce dernier a financé conjointement avec le Ministère de l’éducation les travaux d’une commission chargée d’élaborer des recommandations à propos de l’enseignement de l’histoire. Ces recommandations suscitent un vif débat opposant différentes conceptions de l’histoire nationale. Le Sénat à majorité républicaine rejette les recommandations et désavoue du même coup le Fonds National pour les Humanités. Au cours des auditions budgétaires qui suivent, le budget du Fonds National pour les Humanités est amputé de plus d’un tiers294.

Ce bref aperçu des années 1980 et 1990 pose de manière nouvelle la question de l’indépendance muséographique de la Smithsonian Institution. L’intervention du Congrès dans le domaine muséographique en 1994 a fait l’objet d’une abondante littérature sur les impératifs contradictoires du discours mémoriel et du discours historique, ainsi que sur le terrain d’affrontement politique que constitue l’action culturelle de l’Etat fédéral295. Elle sera ici traitée à la manière d’un épilogue, comme le prolongement et le révélateur des relations entre la Smithsonian Institution et l’Etat dans les décennies précédentes.

Jusqu’en 1994, la situation à la Smithsonian Institution contraste avec celle du Fonds National pour les Arts et du Fonds National pour les Humanités. Ses expositions sont remarquablement épargnées par le scandale et les restrictions budgétaires. En 1994, le projet d’exposition intitulé The Last Act : the Atomic Bomb and the End of World War II prévoit d’exposer the Enola Gay, le bombardier qui a largué la bombe sur Hiroshima, dans le cadre d’une narration qui mêle la perspective des vainqueurs et celle des civils japonais et qui expose les différentes options militaires envisagées pour mettre fin à la guerre dans le Pacifique. La pression des médias, de certains groupes d’intérêt et du Congrès conduit à l’annulation de l’exposition en janvier 1995 et à la démission de Martin Harwit, le directeur du National Air And Space Museum, début mai. Dans la semaine qui suit, le Sénat tient des auditions sur « les pratiques de direction des musées » (« management practices ») en en faisant la cause du scandale296. Comme dans les années 1970, l’influence du Congrès dans la politique muséographique s’exprime à travers des questions concernant le fonctionnement administratif, un des domaines dans lesquels ses élus peuvent légitimement intervenir. Le désaccord de fond (sur le Museum of Man ou sur l’exposition du Enola Gay) est ainsi présenté comme un dysfonctionnement de la machine administrative.

La version des faits donnée par Martin Harwit, directeur du National Air and Space Museum au moment du scandale, est en revanche une critique du fonctionnement institutionnel de l’Etat. Premièrement, il explique l’annulation de l’exposition par l’influence (qu’il juge trop importante) des groupes de pression sur le Congrès. Deuxièmement, il suggère que l’intervention du Congrès est un coup politique, suite à la victoire historique des républicains au Congrès en 1994. Les républicains conservateurs ne se contentent pas de la remise en cause ponctuelle d’une exposition, mais investissent le Conseil des régents de la Smithsonian Institution au début de l’année 1995. Troisièmement, il considère que le Congrès ne respecte pas la loi, celle qui fonde la Smithsonian Institution et qui établit sa mission d’accroissement du savoir : il avance que l’accroissement de la connaissance inclut la recherche de la vérité historique. Enfin, il s’inquiète de ce que les Musées Nationaux deviennent l’organe de propagande de l’Etat et considère que Samuel Johnson, élu républicain à la Chambre, joue un « jeu dangereux » en faisant passer la promotion du patriotisme avant la vérité297.

L’argumentaire de Harwit s’appuie sur un certain nombre d’évidences pour les contemporains, telles que l’obligation pour le Congrès de respecter la loi, la menace que représente un régime orwellien, prêt à falsifier la réalité pour servir ses fins, et le danger que font courir les groupes de pression à l’élaboration de politiques d’intérêt général. En identifiant la victoire des Républicains au Congrès comme le moment où l’Etat s’immisce dans la politique muséographique de la Smithsonian Institution,l’analyse de Harwit ne permet pas de rendre compte de la continuité de l’influence de l’Etat dans ce domaine. Dans les années 1970, l’objection de certains parlementaires au Hirshhorn Museum, au Anacostia Neighborhood Museum et au Museum of Man conduit déjà à des démonstrations d’autorité du Congrès sur la Smithsonian Institution. La censure de l’exposition de 1994 se situe donc dans le prolongement d’une tendance des acteurs de l’Etat à vouloir contrôler le contenu muséographique plus efficacement que par la seule voie budgétaire.

Est-ce à dire que l’Etat exerce toujours plus d’influence sur la politique d’exposition des musées nationaux ? Le tableau serait incomplet s’il n’était pas fait mention d’une évolution des relations entre l’Etat et la société que les historiens de l’Etat font remonter aux années 1960 : les processus de prise de décision doivent désormais tenir compte des groupes de pression et l’Etat fédéral trouve sa légitimité dans l’arbitrage entre des intérêts conflictuels298. Ce schéma explicatif est illustré par les arguments du directeur du National Air and Space Museum comme par ceux de ses détracteurs : Harwit affirme que l’exposition doit sa légitimité à une large participation au processus d’élaboration du script. Il souligne l’importance de la consultation des lobbies, le succès d’une souscription auprès des vétérans pour financer en partie l’exposition et l’information fournie au public sur les enjeux de l’exposition pendant sa conception. Cet argumentaire est le signe que de nouvelles normes sont apparues et qu’une politique muséographique, pour être légitime, doit avoir fait l’objet d’informations et de consultations auprès du public299. On retrouve le même fonctionnement dans les justifications de la partie adverse, qui met en avant l’opposition des vétérans à l’exposition. Les parlementaires s’estiment fondés à en demander l’annulation dans la mesure où des groupes de pression expriment une forte opposition au projet. Des groupes de pression participent donc au processus de décision autrefois cantonné à des interactions entre la Smithsonian Institution et ses interlocuteurs fédéraux. C’est dans cette configuration qu’intervient le premier cas d’annulation d’une exposition sous la pression directe du Congrès depuis la fondation du Musée National : le Congrès y trouve un pouvoir accru et ce pouvoir est légitimé par un nouveau rôle, celui d’arbitre entre des groupes de pression et la Smithsonian Institution.

Le conflit de 1994 plonge ses racines dans des mutations de la société entamées dès les années 1960. La société apparaît progressivement dans les années 1960 comme la somme de groupes sociaux aux intérêts distincts. Simultanément, le rôle de l’Etat est transformé par une plus grande légitimité de l’intervention de groupes d’intérêt dans la vie politique. Le Festival des Arts Populaires lancé à la fin des années 1960 tire ainsi sa légitimité de sa grande popularité et du fait qu’il symbolise l’idéal d’une société pluraliste. Par ailleurs, le rôle de contre-pouvoir que se donne la presse dans les années 1970 est le signe d’une volonté d’élargissement de la participation à la vie politique. En 1970 et 1977, la médiatisation des enquêtes du Congrès auxquelles est soumise la Smithsonian Institution annonce ainsi le mode d’existence médiatique du conflit de 1994 et les exigences accrues de transparence des modes de décision. Dans le même temps, le rôle d’arbitre du Congrès en 1995 est en germe dans la nouvelle représentation des groupes sociaux qui se fait jour dans les années 1960. L’annulation de l’exposition en 1995 se déroule donc selon des mécanismes d’interaction qui se mettent en place dès les années 1960 entre la Smithsonian Institution, l’Etat et la société.

Notes
292.

Sandra C. Taylor, "Review : A More Perfect Union," The Public Historian 10, no. 3 (1988).

293.

Andrew Gulliford, "Review: The West As America: Reinterpreting Images of the Frontier, 1820-1920," The Journal of American History 79, no. 1 (1992).

294.

Richard Jensen, "The Culture Wars, 1965-1995 : A Historian's Map," Journal of Social History 29 (1995), pp. 19-24.

295.

Voir notamment Gar Alperovitz, The decision to use the atomic bomb and the architecture of an American myth (New York: Knopf, 1995) ; Edward; Engelhardt Linenthal, Tom, dir., History Wars : the Enola Gay and Other Battles for the American Past (New York: Owl Books, 1996) ; ainsi qu’un numéro du Journal of American History consacré au scandale du Enola Gay : « History and the Public : What Can We Handle ? », Journal of American History 82, no. 3 (1995).

296.

« Chronologie de la polémique », in Yves Rotteleur, "La polémique autour de l'exposition "ENOLA GAY", prévue pour juin 1995" (Université Lumière, 2003), pp. 7-24 ; 104e Congrès, Sénat, Committee on Rules and Administration, « Hearings on the Smithsonian Institution : Management Guidelines for the Future », 11 et 18 mai 1995, dont des extraits sont reproduits dans The Journal of American History 82, no.3 (1995), pp. 1138-1144.

297.

Martin Harwit, An Exhibit Denied : Lobbying the History of the Enola Gay (New York: Copernicus, 1996), pp. vii-xii, 429.

298.

Balogh, dir., Integrating the Sixties , pp. 13, 15.

299.

Harwit, An Exhibit Denied : Lobbying the History of the Enola Gay , p. ix.