Conclusion

Il subsiste dans cette étude du rapport entre la Smithsonian Institution et l’Etat deux zones d’ombre. Faute de temps, n’ont pas été abordées le rôle spécifique des instances consultatives des musées nationaux, ni celui de certaines catégories du personnel de l’Etat. En premier lieu se pose la question du rôle effectif des instances consultatives dans l’élaboration de nouvelles politiques muséographiques. Ces instances, composées principalement de personnes extérieures aux musées, comprennent notamment le Smithsonian Council à partir de 1966 et le Smithsonian Women’s Council à partir de 1972, mais également un ensemble de commissions sur l’ensemble de la période, chargées d’émettre des recommandations spécifiques à un musée. L’étude de leur composition, de leurs débats et de leurs recommandations à travers leurs rapports, archivés à la Smithsonian Institution,donnerait une image élargie mais plus juste de l’intelligentsia fédérale, des processus de décision au sein de l’Etat et du mode de construction des représentations muséographiques de la nation.

La seconde question concerne les intermédiaires entre la Smithsonian Institution et les élus, en particulier les fonctionnaires du service du Budget et les assistants parlementaires. Ces employés ne laissent que très peu de traces dans les archives de la Smithsonian Institution, notamment parce qu’ils communiquent souvent par téléphone, mais aussi, dans le cas des fonctionnaires du service du budget, parce que bonne part de leurs interactions avec les administrateurs de la SI semble se produire en dehors des heures de travail, dans des cercles de sociabilité comme le Cosmos Club. Pourtant, l’étude de leur rôle intermédiaire et de leur conception du service de l’Etat et de leurs pratiques nationalistes complèterait le tableau. Malgré ces interrogations, il est possible de tirer un certain nombre de conclusions au terme de ce premier chapitre.

A la question de l’indépendance, mise en avant par l’historiographie interne de la Smithsonian Institution, on a substitué celle du degré d’imbrication et de subordination de la S.I. à l’Etat, dans le prolongement de la réflexion des historiens de la synthèse organisationnelle. Les réseaux sociaux et professionnels dans lesquels sont pris les employés de la S.I. sont une première manifestation de cette imbrication. Leurs contours dépassent les frontières institutionnelles qui séparent les différents services de l’Etat. Ils révèlent notamment une continuité entre la Smithsonian Institution, le Service du Budget (au service du président) et l’agence d’audit et d’évaluation du Congrès (dont sont issus des membres de la direction de la S.I.), ainsi qu’une continuité, voire une solidarité, entre les services scientifiques des ministères et les départements de sciences naturelles du Musée National. Le réseau institutionnel des services culturels de l’Etat dont fait partie la Smithsonian Institution représente un deuxième type d’imbrication : le Musée National fait partie d’une division administrative du travail qui a attribué la conservation des objets muséographiques, des documents d’archive et des publications nationales à différentes institutions étatiques. Le troisième niveau d’imbrication est celui de la relation hiérarchique que la Smithsonian Institution entretient avec l’Etat. Initialement inscrite dans les textes fondateurs de la S.I., cette relation s’ancre ensuite dans des pratiques de pouvoir. L’analyse de différents types d’interactions, en particulier lors des auditions budgétaires et des contrôles effectués par l’agence d’audit et d’évaluation ou par des commissions d’enquête parlementaires, a montré que l’imbrication de la Smithsonian Institution dans l’Etat tenait à sa subordination à un appareil bureaucratique. Les concepts de « coopération sous conditions » et d’Eigen-Sinn, empruntés respectivement à Heclo et à Lüdtke, ont permis d’explorer les modalités de cette subordination. Enfin, les crises de 1970 et de 1977 ont permis de voir comment les acteurs créent de nouvelles règles quand les règles bureaucratiques sont floues et comment le rapport de force entre la Smithsonian Institution et le Congrès évolue.

Toutefois, la démarche menée jusqu’ici laisse une question inexplorée. La réflexion sur la place de la Smithsonian Institution dans le champ de l’Etat ne nous a pas conduit à examiner systématiquement son degré de conformité avec ce qu’en attendent les élus fédéraux. Comme l’ont montré les deux épisodes conflictuels de 1970 et 1977, la question ne se borne pas à la régularité des procédures administratives ni au respect des lois votées par le Congrès, puisque la Smithsonian Institution dispose de diverses marges de manœuvre, notamment celle de l’élaboration de sa politique muséographique.

Quels sont alors les facteurs qui assurent une continuité entre la volonté des élus et le travail muséographique réalisé au sein des musées nationaux ? Cette question se pose plus généralement pour l’ensemble des services de l’Etat. Dans une étude portant sur les gardes forestiers du Service des Forêts, Herbert Kaufman se demande ainsi selon quels processus le travail de ces fonctionnaires se conforme à ce qu’en attend leur direction à Washington. Son questionnement dépasse le constat de la subordination hiérarchique pour comprendre notamment les modalités culturelles de la relation de pouvoir. En partant de l’idée que les acteurs sont soumis à des forces centrifuges, inhérentes à toute délégation de pouvoir, mais aussi aux commandements de l’autorité centrale, l’auteur met au jour plusieurs facteurs pour expliquer non seulement la capacité des gardes à bien remplir leur tâche, mais également leur volonté de mettre en œuvre les principes édictés par leur hiérarchie. En premier lieu, il montre que le Guide du Service des Forêts (The Forest Service Manual) offre aux gardes une gamme détaillée de réponses préétablies aux questions qu’ils peuvent se poser en fonction des situations qu’ils rencontrent et que ce guide permet une homogénéisation des attitudes. Ensuite, il met en évidence le rôle de la culture professionnelle commune qu’acquièrent les gardes au cours de leur formation au Service des Forêts, puis lors de leurs mutations successives dans différentes localités et à différents postes. Enfin, les gardes qu’il étudie donnent une dimension éthique aux décisions qu’ils prennent. Celles-ci ne sont pas seulement conformes aux prescriptions de l’autorité centrale, elles sont également justes, dans l’esprit des acteurs300.

La comparaison entre le Service des Forêts et la Smithsonian Institution fait apparaître des différences significatives dans la manière dont s’exercent la délégation de pouvoir et les procédures de contrôle. Le garde forestier, au travail dans une forêt, semble plus éloigné du pouvoir central qu’un conservateur du Musée National travaillant à quelques centaines de mètres du Congrès. Pourtant, le garde est encadré par les procédures du Guide du Service des Forêts, alors que le conservateur ne suit pas de procédures prédéfinies pour l’entretien de sa collection. Dans son travail de recherche et de mise en exposition, il peut également jouir d’une grande marge de manœuvre. Il prend parfois l’initiative de proposer de nouveaux projets muséographiques et on le sollicite pour définir avec ses pairs le genre et le contenu des nouveaux musées. Or pour déterminer dans quelle mesure la Smithsonian Institution se conforme aux attentes du pouvoir, il faut savoir ce que sont ces attentes. Les conservateurs et leur direction invoquent fréquemment le testament de Smithson, qui envisageait un établissement « pour l’accroissement et la diffusion du savoir » ; mais ce mot d’ordre est tellement large qu’il représente plus un principe éthique qu’un guide de travail. La décision du Congrès de confier au Musée National la responsabilité des objets muséographiques appartenant à la nation stipule le rôle de conservation du patrimoine, tout en laissant le champ libre pour le travail de mise en exposition. Au-delà de ces grands principes, la nature exacte des attentes muséographiques de l’Etat évolue dans les décennies qui suivent la Seconde Guerre mondiale ; ces attentes ne se traduisent pas nécessairement par des prescriptions ou des interdits explicites et leur définition constitue un premier problème.

Selon Kaufman, la culture professionnelle des gardes forestiers permet au Service des Forêts d’arriver à une certaine homogénéité des comportements, grâce à la conviction qu’ont les acteurs de la légitimité des directives venant de la hiérarchie. En ce qui concerne la Smithsonian Institution, les chapitres qui précèdent se sont attachés à présenter les discours d’autodéfinition promouvant l’indépendance de la S.I. par rapport à l’Etat, ainsi que les semonces du Congrès. La culture professionnelle des administrateurs de la Smithsonian Institution témoigne donc d’une volonté d’indépendance qui s’oppose au pouvoir central. Par ailleurs, l’éthique de la conservation muséographique et de la recherche universitaire ne s’accorde pas a priori avec l’éthique nationale dont les élus fédéraux sont les représentants.

L’analyse de Kaufman nous amène donc à un double problème. Au Service des Forêts, l’auteur suggère que les facteurs qui remettent en cause la ligne politique venue d’en haut sont contrebalancés entre autres par l’explicitation systématique des attentes de la hiérarchie dans le Guide. La Smithsonian Institution est pour sa part confrontée à des attentes muséographiques du pouvoir d’autant plus difficiles à circonscrire qu’elle est théoriquement indépendante dans ce domaine. Deuxièmement, la mise en évidence par Kaufman d’une culture professionnelle forestière, garante de la légitimité de la direction, nous conduit à supposer l’existence d’un terrain d’entente entre la Smithsonian Institution et l’Etat, voire d’une culture commune, qui permette la continuité entre des politiques muséographiques fédérales et leur mise en œuvre.

Ce double problème est un préalable à la compréhension des chapitres qui suivent. Le premier porte sur l’enjeu nationaliste de la réalisation de nouveaux projets muséographiques et le temps que prend leur mise en œuvre ; le second concerne la temporalité des pratiques commémoratives. Les événements qui y sont relatés nous diront dans quelle mesure et selon quels processus le travail muséographique accompli par la Smithsonian Institution se conforme à ce qu’en attendent les instances de l’Etat fédéral.

Notes
300.

Herbert Kaufman, The Forest Ranger : a Study in Administrative Behavior (Baltimore: John Hopkins Press, 1960), en particulier, chapitre 6 : « Developing the Will and Capacity to Conform ».