Deuxième partie :
le temps du nationalisme à la Smithsonian Institution

A la lecture de la presse quotidienne, on remarque des moments où le discours de célébration de la nation est plus présent qu’à d’autres. Ainsi, l’ouverture du Museum of History and Technology en 1964 est l’occasion de discours sacralisants, qui se font l’écho d’une nouvelle représentation muséographique de la nation ; le Washington Post titre par exemple : « Museum is Shrine to Rise of the U.S. as Nation »301. En 1976, le bicentenaire de l’indépendance des Etats-Unis est un moment où s’intensifient les discours de célébration dans la presse. Dans d’importants dossiers consacrés à cet événement, le Washington Post multiplie les titres promotionnels. Le Bicentenaire est un « glorieux anniversaire », il s’agit de « commémorer l’aventure américaine » et la « promesse américaine »302. Les impératifs du discours médiatique conduisent à une certaine construction de la réalité : la presse privilégie les événements ponctuels, ceux qui sont aisés à circonscrire dans le temps et dans l’espace et qui sortent suffisamment de l’ordinaire pour être mentionnés. Elle donne une vision de la réalité dont sont absents les événements diffus et ordinaires.

Cette conception d’un nationalisme discontinu se retrouve également dans les travaux de certains chercheurs. Martin E. Marty décrit le phénomène nationaliste comme une « religion civile », constituée selon lui d’un « groupe d’épisodes qui vont et viennent, redeviennent invisibles après avoir fait leur apparition » et qui « progressivement s’institutionnalisent et prennent une forme organisée »303. Dans le même recueil que celui où Marty définit ainsi la religion civile, Robert Bellah semble partager ce point de vue : à ceux qui pensent que la religion civile n’existe plus au début des années 1970, il demande d’attendre les commémorations du Bicentenaire de l’Indépendance en 1976304.

Ces travaux sont marqués par l’héritage de Durkheim, pour qui la religion est un mode d’organisation symbolique de la communauté et qui dans son étude des sociétés aborigènes, met en évidence l’alternance entre les moments rituels où se reforme le groupe et les moments de dispersion. L’idée d’un nationalisme procédant par résurgences trouve par ailleurs ses racines dans une époque où l’expression du patriotisme est contestée et problématique. Au début des années 1970, Bellah et Marty écrivent sur fond de Guerre du Vietnam et de scandale du Watergate ; le contexte n’est pas propice aux grandes démonstrations de fierté nationale et ne les incite pas à croire à un phénomène nationaliste continu. Mais la nature discontinue que Marty et Bellah confèrent au nationalisme tient également à leur principal objet d’étude : le discours et le rituel étatiques. Dans un texte inaugurant sa réflexion sur la question quelques années plus tôt, Bellah s’appuie essentiellement sur des fragments de discours politiques, à partir desquels il définit la religion civile comme un « ensemble de croyances, de symboles et de rituels concernant les choses sacrées et institutionnalisées dans une collectivité »305. La thèse de Marty sur les résurgences de la religion civile est donc tenable si l’on s’en tient à l’étude du discours politique et des rituels.

Si l’on adopte la logique de Marty et de Bellah, qui envisagent leur objet comme parfois visible et parfois invisible, le nationalisme est comparable à un cours d’eau souterrain qui resurgit périodiquement à l’air libre : ces résurgences constituent leur objet d’étude. Mais les pratiques nationalistes relèvent autant du temps ordinaire que du temps extraordinaire et discontinu : c’est essentiellement le cours d’eau souterrain mais continu qui retiendra notre attention. Pour étudier ces pratiques nationalistes, on ne s’attardera donc pas sur les inaugurations en grande pompe de nouveaux musées et les rituels du calendrier festif national. Dans une perspective plus large, qui envisage le nationalisme comme « une manière d’être au monde » selon l’expression de Benedict Anderson, la genèse et la préparation des rituels est tout aussi importante que les rituels eux-mêmes. C’est donc dans le travail quotidien du personnel de la Smithsonian Institution qu’on tentera de débusquer les pratiques nationalistes.

L’observation des évolutions à la Smithsonian Institution suggère en effet l’existence de pratiques nationalistes continues dans le temps. Dans les décennies qui suivent la Seconde Guerre mondiale, le Musée National des Etats-Unis se scinde en plusieurs musées qui représentent chacun de nouvelles facettes de la nation. Au cours des décennies, l’administration de la Smithsonian Institution doit sans discontinuer faire la preuve de la valeur de ses projets muséographiques en termes d’intérêt national. Au début des années 1970, alors que Bellah suggère que la « religion civile » n’est pas visible, la Smithsonian Institution est toute entière tournée vers la préparation du Bicentenaire. En décalage avec le temps des discours marquants et des grands rituels nationaux, les développements qui suivent concernent donc premièrement la mise en œuvre de projets de construction muséographique et deuxièmement, la préparation de la commémoration du Bicentenaire de l’Indépendance. Les deux objets ont en commun leur durée relativement longue : la réalisation d’un projet de musée national nécessite quelques années, voire une ou plusieurs décennies ; quant à la commémoration du Bicentenaire, elle fait l’objet de préparatifs dès le milieu des années 1960, soit dix ans avant l’échéance.

Cette démarche nous oriente vers des sources portant sur des processus et des événements ordinaires et parfois quotidiens. Deux principaux types de sources se présentent : la correspondance administrative relative aux événements étudiés et les entretiens d’histoire orale a posteriori de certains acteurs. La correspondance comprend les échanges de courriers internes à la S.I., mais également les échanges entre des acteurs de la Smithsonian Institution et diverses institutions au sein de l’Etat fédéral. Cette correspondance structure le temps de la Smithsonian Institution, d’une part en produisant des discours sur le passé en fonction d’objectifs à atteindre, d’autre part en formulant des projets pour l’avenir et en les justifiant. Les notes qui énumèrent les différentes étapes déjà franchies dans le processus de création d’un musée sont ainsi une manière de rapprocher un projet de sa réalisation, de lui donner une assise historique pour renforcer une existence institutionnelle non encore acquise. Les projets muséographiques que les conservateurs soumettent à leur hiérarchie ou que la Smithsonian Institution soumet au Service du Budget (Bureau of the Budget) ou au Congrès sont un programme qui les engage dans une direction de travail à moyenne ou longue échéance.

L’écrit n’est donc pas tant une trace qu’une action créatrice et une organisation du temps ; en ce sens, il est un important ressort de l’action306. Cependant l’intérêt de cette correspondance administrative pour comprendre la temporalité des pratiques nationalistes marque également sa limite : les sources archivistiques donnent une place prépondérante à l’écrit, aux genres discursifs et aux thèmes qu’il véhicule. Elles ne laissent que difficilement transparaître les convictions personnelles des acteurs par rapport à la question nationale.

Les entretiens d’histoire orale sont un deuxième type de source, qui se caractérise par sa nature réflexive. Ils complètent les sources écrites car ils offrent la perspective d’un acteur : on peut alors lire les pratiques nationalistes dans le contexte des trajectoires individuelles. Les informations que l’on y trouve passent cependant à travers plusieurs filtres307, notamment celui du récit autobiographique et rétrospectif, mais aussi celui des attentes des commanditaires des entretiens. Les entretiens sont en effet réalisés dans le cadre des archives d’histoire de la Smithsonian Institution, avec des personnes « ayant contribué de manière significative à [son] histoire »308. Les témoignages offrent donc une lecture rétrospective sélective où apparaissent en priorité les événements marquants de la construction institutionnelle et matérielle. La représentation de l’histoire qui en résulte est très événementielle et présuppose une chronologie cumulative des réalisations concrètes jugées dignes d’entrer dans l’histoire. Ainsi, parce qu’elles appartiennent au temps cyclique et non au temps cumulatif, les commémorations célébrées à la Smithsonian Institution sont singulièrement absentes des témoignages. Les acteurs témoigneront par exemple de leur collaboration à une exposition réalisée pour le Bicentenaire, parce que cette exposition était une étape dans l’histoire muséographique de leur musée, mais le découpage de la réalité qui nous intéresse – celui de la spécificité du temps commémoratif – est difficile à appréhender dans ce type de source. Par ailleurs, la nature rétrospective de la source et le fil chronologique suggéré par les questions ne peut pas rendre compte du rapport subjectif au temps tel qu’il est vécu au fur et à mesure par les acteurs.

Malgré ces lacunes, les sources écrites et orales à disposition à la Smithsonian Institution et aux Archives Nationales permettent d’assembler les pièces d’une histoire sociale, celle des pratiques nationalistes du personnel de la S.I. et de ses interlocuteurs fédéraux. Cette histoire inclut les débats et les enjeux de pouvoir à l’œuvre dans l’évolution des discours muséographiques sur la nation et, plus généralement, les pratiques qui confrontent les acteurs à la thématique nationale.

Notes
301.

« Museum is Shrine to Rise of the U.S. as Nation », The Washington Post, 23 janvier 1964, p. A18.

302.

« The Glorious Anniversary », The Washington Post, 3 juillet 1976, p. A12 ; « Commemorating America’s Adventure » et « the American Promise », The Washington Post, 4 juillet 1976, pp. 11, 277.

303.

« [Civil Religion is ] a cluster of episodes which come and go, recede back to invisibility after making their appearance ; only gradually are they institutionalized and articulated in organizational form ». Martin Marty, "Two kinds of two kinds of Civil Religion," in American Civil Religion, dir. Russel E. Richey Donald G. Jones (New York: Harper and Row, 1974), pp. 141-142.

304.

Robert Bellah, "American Civil Religion in the 1970s," in American Civil Religion, dir. Russel E. Richey Donald G. Jones (New York: Harper and Row, 1974), p. 264.

305.

« What we have then, […] is a collection of beliefs, symbols, and rituals with respect to sacred things and institutionalized in a collectivity ». Robert Bellah, "Civil Religion in America," Daedalus, Journal of the American Academy of Arts and Sciences 96, no. 1, Religion in America (1967), pp. 1-21.

306.

Voir « les pratiques ordinaires d’écriture en action » in Bernard Lahire, L'homme pluriel: les ressorts de l'action (Paris: Nathan, 1998), pp. 201-212.

307.

Voir notamment IHTP, Problèmes de méthode en histoire orale. Table ronde du 20 juin 1980 (Paris: Institut d'Histoire du Temps Présent, 1981), Jean-Pierre Rioux, "L'Histoire orale : essor, problèmes et enjeux," Les Cahiers de Clio 3e et 4e trimestres, no. 75-76 (1983). Pour une réflexion sur l’incidence du capital culturel et sur le statut social des personnes interrogées, voir Michel Trebitsch, "Intellectuels au micro," Cahiers de l'IHTP 21, "La bouche de la Vérité ? La recherche historique et les sources orales" (1992).

308.

« Program staff conduct interviews with current and retired Smithsonian staff and others who have made significant contributions to the Institution ». Présentation des collections d’histoire orale sur le site internet des archives de la S.I., http://www.siarchives.si.edu.