I. La création des Musées Nationaux

Au seuil d’un chapitre consacré au temps de la construction des musées de la Smithsonian Institution dans les années 1950, 1960 et 1970, dans une période d’intense expansion du phénomène muséographique, gardons à l’esprit les remarques suivantes de Stephen E. Weil :

‘The well-polished chestnut that museum leadership frequently suffers from an « edifice complex » still conveys an important truth. Brick and mortar achievements will be evident to all. Expansion, moreover, can be an exhilarating challenge, an opportunity for heroic achievement at both the board and staff levels. As a catalyst, it can bring all levels of the museum into some pleasing and desired synchrony. For those who relish authority, it can offer the expanded authority that comes with an expanded institution. For those who enjoy the limelight, its opportunities are boundless. Not least, management’s choice of a growth option can eliminate the painful need to set priorities. Experience has shown, however, that exercise of the growth option, nevertheless, requires the setting of priorities, if not by choice, then later by default.
In contrast to the sometimes siren song of growth, the option of no growth has as little glamour as a cautionary foghorn. Its charms are gray, its aspect dull. The maintenance of a museum in a steady or close to steady state will attract little newspaper notice and win small praise. When was a museum director last honored for a twenty-year record of consistent resistance to every expansionary impulse ? And yet, in the heroism of everyday life, the latter course may actually be by far the bolder one309.’

De cette « brève méditation » à contre-courant sur la métaphore de la croissance institutionnelle des musées, retenons deux choses. Les développements qui suivent postulent que la création d’un nouveau musée national est un enjeu nationaliste, mais Weil nous rappelle qu’il ne faut pas donner aux pratiques nationalistes une place indue dans l’examen des ressorts de l’action à la Smithsonian Institution : la création de nouveaux musées et l’attention médiatique qui s’ensuit est également un enjeu professionnel. Deuxièmement, le passage nous met en garde contre l’idéologie de la croissance, omniprésente dans les sources à notre disposition aux archives de la Smithsonian Institution. La valeur positive systématiquement attribuée à la croissance institutionnelle recèle plusieurs dangers : en prenant une place centrale dans le mode de déroulement du récit, la métaphore de la croissance naturalise l’expansion institutionnelle et dispense d’en élucider les raisons. En mettant en avant la dimension quantitative, elle ne doit pas faire oublier l’analyse qualitative des évolutions : la création de nouveaux musées sur le thème de la nation, ou invoquant des motivations nationalistes, ne signifie pas nécessairement un surplus de nationalisme, mais une évolution des pratiques nationalistes.

A la Smithsonian Institution, le rythme de réalisation des projets de musée varie grandement d’un musée à l’autre. Les projets rencontrent parfois tant de résistances et sont du même coup si lents à être mis en œuvre, qu’ils sont abandonnés. Dans d’autres cas, les promoteurs du projet, l’administration de la Smithsonian Institution et les acteurs fédéraux sont animés d’une même volonté, ce qui accélère le processus de création d’un musée. Mais même dans ce cas plutôt rare, l’élaboration d’un projet muséographique, son autorisation et son financement par le Congrès et enfin sa réalisation effective peuvent prendre de nombreuses années.

Le processus nous renseigne sur les modalités de la construction du discours public sur la nation. Dans ses travaux sur la mémoire collective et le patriotisme, John Bodnar a montré les interactions et les rapports de force entre diverses institutions sociales, des associations de vétérans aux représentants d’une municipalité ou de l’Etat fédéral310. Dans le prolongement de cette réflexion, l’étude qui suit envisage la création des Musées Nationaux de la Smithsonian Institution comme le résultat d’interactions au sein de la sphère fédérale, dans lesquelles la représentation de la nation est en jeu.

Le temps de la réalisation des musées de la Smithsonian Institution dépend tout d’abord de l’accord qui se construit entre les instances décisionnelles au sein de l’Etat fédéral. Les échanges qui s’engagent entre elles aboutissent – ou non – à un consensus sur le type de représentation de la nation que doit porter le projet. On a analysé plus haut les relations d’interdépendance institutionnelle de la Smithsonian Institution avec le système fédéral ; on postulera donc que le temps de la création d’un nouveau musée est en grande partie le temps des relations avec l’Etat. Mais outre le temps que prend la mise en œuvre d’un projet, le rythme et les modalités selon lesquelles il progresse sont cruciaux. En effet, parce que la maîtrise du calendrier est affaire de pouvoir, le rythme de la création de nouveaux musées est révélateur du degré de subordination de la Smithsonian Institution au fonctionnement de l’Etat fédéral. Cette prise en compte de la temporalité complète ainsi l’analyse de Bodnar. Ce dernier souligne que dans la construction des représentations nationales, les interactions entre les protagonistes sont prises dans des rapports de force. Or ces rapports de force s’inscrivent dans une organisation du temps : c’est le processus décisionnel de l’Etat fédéral qui dicte l’allure à laquelle se créent de nouveaux musées.

De part et d’autre du National Mall, la Smithsonian Institution ne compte que quatre bâtiments au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : le plus ancien, communément appelé « le Château » (the Castle), abrite principalement les fonctions administratives ; le « vieux » musée (the Old Museum building) comprend notamment les collections d’histoireet d’industrie ; le « nouveau » musée abrite principalement les collections d’histoire naturelle et d’ethnologie ; enfin, un hangar temporaire présente au public des avions historiques. En 1980, la Smithsonian Institution est devenue une allée monumentale de six musées le long du National Mall, sans compter les deux musées d’art légèrement excentrés au nord et le musée de quartier d’Anacostia, en périphérie, au sud-est du centre ville. En 1964 est inauguré le Museum of History and Technology, en 1967 le Neighborhood Museum d’Anacostia, en 1968 et 1969 la National Collection of Fine Arts et la National Portrait Gallery, en 1973 le Hirshhorn Museum of Modern Art et en 1976, le gigantesque National Air and Space Museum.

Le rythme auquel se succèdent ces ouvertures reflète le développement des musées après la Seconde Guerre mondiale. Aux Etats-Unis, 67% des musées existant en 1980 ont été fondés après 1940311. Autre signe de l’importance accrue du musée dans la vie culturelle nationale, la prédominance des musées de sciences naturelles et des galeries d’art est peu à peu remise en cause par une diversification des genres muséographiques : la forme muséographique devient légitime pour aborder un nombre croissant de thématiques dans l’espace public312. Nombre de facteurs explicatifs ont été avancés pour rendre compte de cette spectaculaire accélération. Outre la démocratisation de l’automobile, qui contribue déjà à l’affluence dans les musées de l’entre-deux-guerres, le retour de la prospérité ainsi qu’une démocratisation accrue de l’enseignement supérieur et des loisirs favorisent la généralisation de cette pratique culturelle qu’est la visite de musées313. Dans le même temps, la légitimité croissante du musée incite les autorités culturelles à développer ce mode de discours public. Ce chapitre examine un cas particulier, mais néanmoins central, de la montée en puissance du phénomène muséal aux Etats-Unis.

Les musées de la Smithsonian Institution ne sont pas un cas parmi d’autres de l’expansion des musées états-uniens, mais ont un rôle exemplaire : en effet, le Musée National de la S.I. abrite dès sa fondation en 1906 le siège de l’Association des Musées Américains (Association of American Museums) ; par ailleurs, son rôle de conseil et d’accompagnement pour les musées du territoire est reconnu en 1966 par le National Museum Act. De plus, même si l’augmentation du nombre de musées sur le National Mall participe de la tendance générale, le rapport de la Smithsonian Institution à l’Etat fédéral est atypique  : l’Etat fédéral est directement partie prenante dans le processus de réalisation des musées de la S.I., de l’élaboration du projet jusqu’au financement de la construction et du salaire du personnel. Si elles sont uniques aux Etats-Unis, les attaches de la Smithsonian Institution à la sphère fédérale sont en revanche conformes à un modèle international dominant, dans lequel les musées d’envergure nationale sont, au moins en partie, liés au fonctionnement de l’Etat. Les modalités d’expansion des musées de la Smithsonian Institution nous intéressent donc pour ce qu’elles nous disent des pratiques nationalistes des acteurs de la sphère fédérale. Leur examen prend son sens dans une perspective internationale : celle de la politique muséale menée par les Etats-Nations.

Pour expliquer la multiplication des musées sur le National Mall après la Seconde Guerre mondiale, il importe de déterminer précisément quand naissent les projets muséographiques. Les nouveaux musées sont-ils le fruit d’une maturation de projets muséographiques plongeant leurs racines dans l’entre-deux-guerres, ou sont-ils plutôt dus à un concours de circonstances favorables dans les décennies qui suivent la guerre ? En d’autres termes, sont-ils la matérialisation tardive de conceptions muséographiques déjà anciennes ou reflètent-ils l’esprit du temps ? Il peut paraître vain de chercher la date de naissance d’un projet muséographique, tant ce dernier peut naître progressivement et subir divers rebondissements avant sa création ou son abandon. Mais la question est importante, dans la mesure où l’ancienneté des projets est systématiquement mise en avant par les acteurs de la Smithsonian Institution pour convaincre le Congrès. Il s’agit de donner au musée en projet la patine du temps, l’aspect vénérable d’une réalité déjà ancienne, réalité virtuelle qu’il suffirait de loger dans un solide bâtiment. S’il est vrai que le XIXe et le premier XXe siècles ont vu éclore nombre de projets muséographiques à la Smithsonian Institution et que les acteurs après la Seconde Guerre mondiale se réclament des projets de leurs prédécesseurs, cette étude prend le contre-pied de l’histoire interne faite au Musée National, qui forge des origines mythiques et lointaines à chacun de ses projets muséographiques contemporains. Les enjeux peuvent s’en trouver radicalement transformés : le Museum of History and Technology est moins l’accomplissement d’un projet de Museum of Engineering and Industries des années 1920 que le fruit d’un contexte de Guerre Froide et d’intervention grandissante de l’Etat fédéral dans les années 1950. Le National Air and Space Museum ne trouve pas ses origines dans la tradition de recherche aéronautique inaugurée par le secrétaire de la S.I., Samuel Pierpont Langley, à la fin du XIXe siècle, mais bien dans la victoire militaire qui consacre la suprématie technologique des Etats-Unis après la Seconde Guerre mondiale. La question des origines est donc capitale pour comprendre la temporalité du renouvellement des représentations muséographiques de la nation.

Notes
309.

Stephen E. Weil, "A Brief Meditation on Museums and the Metaphor of Institutional Growth," in A Cabinet of Curiosities : Inquiries into Museums and their Prospects (Washington: Smithsonian Institution Press, 1995), p. 42.

310.

John Bodnar, Remaking America : Public Memory, Commemoration, and Patriotism in the Twentieth Century (Princeton: Princeton University Press, 1992) ; John Bodnar, dir., Bonds of Affection : Americans Define their Patriotism (Princeton: Princeton University Press, 1996).

311.

Dominique Poulot, Patrimoine et musées : l’institution de la culture (Paris: Hachette, 2001), p. 164.

312.

Voir les deux premières parties de l’enquête de Laurence Vail Coleman, The Museum in America: A Critical study (Washington: The American Association of Museums, 1939), qui analysent le rôle social du musée et l’apparition de musées très divers aux Etats-Unis (en annexe, l’auteur fournit un annuaire d’environ 2000 musées états-uniens).

313.

Poulot, Patrimoine et musées , p. 145.