Pour retracer les origines du Museum of History and Technology, la thèse de Marylin Sara Cohen remonte aux débuts du Musée National. En 1893, George Brown Goode, administrateur du Musée National, expose dans le rapport annuel de la Smithsonian Institution ses priorités pour l’avenir du musée. Il n’est pas hostile à la constitution d’une collection d’art, dit-il, mais préfère mettre l’accent sur d’autres domaines muséographiques :
‘Attention must […] be directed mainly toward the exposition of the geology and natural history of America and its natural ressources, to the preservation of memorials of its aboriginal inhabitants, and the encouragement of the arts and industries of our own people314.’Le dernier terme de cette phrase est probablement important pour celui qui en 1881 a créé le département des arts et des industries (Department of Arts and Industries) au sein du Musée National. La mort prématurée de Goode en 1896 met un terme à ses projets. L’année suivante, la catégorie muséographique des Arts and Industries perd de son importance et est rétrogradée dans l’organigramme du musée.Il faudra attendre 1917 et l’arrivée d’un jeune ingénieur des mines, Carl Mitman, pour que les collections industrielles soient à nouveau mises en valeur. Pendant presque quarante ans, Mitman défend avec constance ses collections. Dès la fin de la Première Guerre mondiale, il promeut la création d’un National Museum of Science, Engineering and Industry. A partir de 1922, il est secondé dans ce projet par Frank Taylor, jeune technicien promis à une brillante carrière au sein du Musée National puisqu’il sera le principal artisan de la création du Museum of History and Technology (M.H.T.) dans les années 1950.
Dans cette généalogie du musée, le résultat final est l’aboutissement d’une idée déjà présente à la fin du XIXe siècle. Les lignes qui suivent illustrent la vision orientée de l’histoire de Cohen :
‘Thus, the dream expressed by Goode and and kept alive by Mitman and Taylor was on the verge of becoming reality.En 1980, Marylin Cohen compte dans son jury de thèse Wilcomb Washburn, un historien de la Smithsonian Institution et effectue des entretiens avec Frank Taylor pour mener à bien son travail de recherche. Sans qu’il soit possible de déterminer précisément les facteurs qui ont influencé son travail, le récit qui en découle a toutes les caractéristiques de l’histoire institutionnelle à usage interne, en particulier lorsqu’il établit une continuité mythique entre les origines lointaines et prestigieuses de la Smithsonian Institution et la création du Museum of History and Technology dans les années 1950. Dans l’ensemble, il semble bien qu’elle établisse une continuité rétrospective trop simple entre le projet de Goode, celui de Mitman et celui de Taylor.
Dans un article publié dix ans plus tard, Arthur P. Mollella propose une tout autre généalogie316. Son analyse de la naissance de l’histoire des sciences et des techniques montre que le projet muséographique de Carl Mitman est différent de celui de George Brown Goode, dans la mesure où les deux ne recouvrent pas les mêmes collections muséographiques317. Goode conçoit en effet le département des arts et des industries au sein d’un département d’anthropologie. Les artefacts industriels produits par l’homme blanc y seraient intégrés dans une histoire évolutionniste du progrès humain depuis la préhistoire. Carl Mitman ordonne les collections d’une toute autre manière, en établissant une catégorie d’artefacts qui relèvent selon lui du domaine scientifique. Pour ce faire, il extrait des collections d’anthropologie et d’histoire bon nombre d’objets et contribue ainsi à une vision de la science internaliste, celle d’un progrès scientifique envisagé en soi et coupé des autres réalités sociales.
Si Mollella met au jour une différence de perspective fondamentale entre le projet de Goode et celui de Mitman, il établit en revanche une solide filiation entre le Museum of Engineering and Industries de Mitman et le Museum of History and Technology de Taylor. Le M.H.T. est selon lui l’héritier de l’histoire internaliste des sciences que Mitman a contribué à promouvoir à la Smithsonian Institution dans l’entre-deux-guerres. Par ailleurs, les deux musées ont en commun l’affirmation de l’orientation de l’histoire par le progrès technique et une redéfinition de la nation à l’aune de sa suprématie technologique.
Mollella nuance cependant cette continuité. Comme l’indique le titre de son article, l’auteur étudie le Museum of Engineering and Industriescomme un musée qui n’a jamais été construit et donc comme une unité de sens ancrée dans le contexte historique de l’entre-deux-guerres. A la lecture de son article, on ne peut qu’être frappé par les différents enjeux de la création des deux musées. En effet, alors que le Museum of History and Technology est entièrement financé par l’Etat fédéral, Mollella montre les difficultés de financement du projet des années 1920 et décrit la recherche de subsides auprès des associations professionnelles d’ingénieurs. Il semble alors exclu d’obtenir une contribution financière de l’Etat fédéral. Par ailleurs, le rôle des associations d’ingénieurs, qui soutiennent le projet dans les années 1920 mais dont on ne trouve pas trace dans les archives des années 1950, laisse penser que le projet muséographique d’un ingénieur, Mitman, représentait autant les intérêts de sa profession que l’identité nationale dans laquelle pouvait se reconnaître chaque citoyen.
Il est certain qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Taylor reste profondément influencé par l’héritage de son mentor Carl Mitman. Il suffit pour s’en convaincre de lire ses articles promotionnels qui, en 1946, tentent de relancer l’intérêt pour le projet de musée : comme Mitman, il l’appelle le Museum of Engineering and Industries 318 . Pourtant, c’est un Museum of History and Technologyqui voit le jour à partir de 1956. Le changement sémantique est significatif et doit être lu à la lumière des mutations intellectuelles du champ scientifique depuis les années 1920.
Les historiens des sciences s’accordent pour dire que le terme « technology », dont l’usage est attesté dès le premier tiers du XIXe siècle, prend son sens contemporain dans les années 1920 et se généralise dans les années 1930 pour désigner la production d’artefacts nouveaux ainsi que la méthodologie qui conduit à leur création319.Selon Ronald Kline, l’entre-deux-guerres voit se redéfinir les catégories sémantiques de l’innovation scientifique sur fond d’enjeux de pouvoir entre science « pure » et science « appliquée » et sur fond de lutte pour la légitimité de cette dernière. Où situer le lieu de l’innovation et du progrès de la connaissance ? Les scientifiques avançaient la thèse d’une supériorité de la recherche « pure », d’où découlait selon eux les applications industrielles. On soutenait dans le camp adverse que les découvertes et l’innovation étaient aussi le résultat de l’activité pratique des ingénieurs. Encore appelée « mechanical arts » ou « engineering » au début du XXe siècle, cette activité jugée inférieure à la science théorique est revalorisée par ses praticiens qui lui donnent un statut scientifique en l’appelant « applied science », bientôt synonyme de « technology ». Kline voit dans les deux Guerres mondiales et leur cohorte d’innovations techniques et dans l’augmentation du nombre de laboratoires de recherche industriels les premières causes d’une légitimité croissante de la « technologie ». Il cite un rapport de 1966 qui vient selon lui couronner cette ascension symbolique de la technologie dans l’échelle des valeurs : le rapport estime que l’innovation provient à 90% de la recherche appliquée.
De cette brève histoire, on peut déduire qu’en nommant son projet Museum of Engineering and Industries – et non, par exemple, Science Museum, comme il en existe ailleurs – Mitman prend une position minoritaire dans un débat contemporain qui accorde plus de valeur à la science qu’à la technique. Le rapport de forces symbolique de l’époque ne joue donc pas en sa faveur. Que le projet ait un tel écho auprès des associations d’ingénieurs montre bien où se situe l’enjeu ; son échec révèle vraisemblablement que l’activité technique des ingénieurs n’est pas encore reconnue comme une caractéristique distinctive des Etats-Unis, quoi qu’en disent les ingénieurs à l’époque. On ne saurait pourtant y voir le seul facteur déterminant, dans la mesure où la disposition de l’Etat à financer les projets muséographiques est un facteur crucial de réussite pour le Museum of History and Technology après la Seconde Guerre mondiale. Enfin, il semble que le titre du projet de Mitman soit en passe de devenir désuet à mesure que s’écoulent les années dans l’entre-deux-guerres. Ce n’est pas un hasard si l’équipe de conservateurs qui cherche un nom pour le projet au début des années 1950 préfère le terme de « technologie », qui donne une représentation plus abstraite et valorisante de l’histoire de l’activité artisanale et industrielle représentée dans ses collections.
Ces considérations sur les contextes idéologiques qui voient naître le projet de Mitman dans l’entre-deux-guerres puis le projet de Taylor après la guerre limitent la filiation entre les deux concepts muséographiques. Par ailleurs le tableau des discontinuités entre les deux projets ne serait pas complet sans une description de la conjoncture du début des années 1950. En effet, l’addition de facteurs propices à la création du Museum of History and Technology dans ces années et l’adaptation du projet de Taylor aux circonstances contemporaines donnent une image beaucoup plus circonstancielle des événements, loin d’une lecture linéaire et téléologique de la naissance du musée.
On ne reviendra pas sur la propension du Congrès à financer des projets d’envergure par le biais des institutions fédérales culturelles après la Seconde Guerre mondiale, facteur déterminant s’il en est. Arrêtons-nous en revanche sur les circonstances qui font que le projet de Mitman est transformé après la guerre en un projet incluant la technologie mais également l’histoire. A titre préliminaire, il faut souligner la concurrence interne à la Smithsonian Institution entre différents projets de construction qui figurent tous à l’ordre du jour de l’administration. Un projet d’extension du New National Museum pour les collections d’histoire naturelle coexiste alors avec deux autres, pour un musée d’histoire ou un Museum of Engineering and Industries. On a vu qu’à la suggestion de Winchester E. Reynolds du Service des Bâtiments Publics (Public Buildings Service), l’administration de la S.I. avait opté à la fin de l’année 1950 pour une stratégie plus efficace en tentant de regrouper ses divers projets en une seule proposition de construction. Au début des années 1950, on est donc loin de la généalogie téléologique du Museum of Engineering and Industries : il s’agit de trouver un terrain d’entente muséographique pour satisfaire un maximum de besoins exprimés par les conservateurs des différentes disciplines. C’est ainsi que naît et meurt rapidement un projet de Museum of Man dans les discussions internes à la Smithsonian Institution. L’idée était de rassembler dans un même édifice les collections d’anthropologie, d’histoire civile et militaire et de technologie, ce qui aurait permis de satisfaire les tenants d’un musée d’histoire et ceux d’un musée de la technologie, tout en libérant de la place pour les naturalistes dans le New National Museum en en délogeant l’anthropologie. Le projet sent néanmoins l’expédient, ce dont sont conscients les administrateurs de la S.I., qui veulent soumettre au Congrès un projet convaincant. Voici comment l’administration exhorte l’équipe des conservateurs à trouver un projet muséographique cohérent :
‘The planning for the building should consider it not merely as a means of relieving congestion and of enlarging existing museum activities but as a challenge to produce a museum of the highest professional character and the maximum usefulness to the Nation320.’Il faut souligner la plasticité des conservateurs et de l’administration, qui cherchent avant tout à obtenir des subsides du Congrès et qui établissent leur projet muséographique largement en fonction des attentes des parlementaires. Ainsi, la correspondance administrative du début des années 1950 à la Smithsonian Institution fait état d’une certaine indétermination quant aux contours du nouveau musée. L’éventail de noms proposés pour le nouvel édifice l’atteste, puisqu’au cours des réunions de 1952 et 1953, les propositions vont de « National Museum of Man » à « National Museum of America » en passant par « Museum of Cultural History and Technology »321. Ne nous y trompons pas : les titres avancés n’auraient pas correspondu à des projets radicalement différents mais plutôt à des orientations différentes à partir d’un même fonds de collections et d’une philosophie muséographique déjà assez nettement établie322.
Comment expliquer dans ce contexte que le projet de Museum of History and Technology l’emporte au sein de la Smithsonian Institution ? Ce résultat doit beaucoup à la personne de Frank Taylor, qui avec une énergie et une motivation considérables promeut l’histoire de la technologie. Il ne semble pas que son enthousiasme ait été contré par des propositions alternatives suffisamment attractives ou suffisamment défendues par d’autres conservateurs. Au sein du musée, le couplage entre les collections de technologie et d’histoire tient vraisemblablement de l’arrangement, voire de l’inertie institutionnelle, plus que d’un réel projet muséographique cohérent, car il réitère l’organisation du Old National Museum où se côtoyaient histoire et technologie. Dans un entretien d’histoire orale, la justification plutôt faible que donne Taylor à leur juxtaposition vient confirmer cette supposition :
‘In the Arts and Industries Building at the time was a small Division of History which included collections like the first ladies, the military collections, the coins, the stamps, and a few other miscellaneous American history collections. The two together, the science and industry and the Division of History were “the nation’s attic” so to speak, because their collections were jam-packed in the Arts and Industries Building. [...] I kept talking about the Museum of Science and Technology, and someone said, “Well, why don’t we include history in this”, which was a new idea but was agreeable to me because the people in military history, for example, had technical interests in transportation and the technology of war and ships, so there was a relationship of sorts323.’Taylor, qui est diplômé du Massachussetts Institute of Technology et qui a complété sa formation par des études de droit, n’a pas de formation d’historien. Son discours explicatif contraste avec celui de Leonard Carmichael, psychologue rompu aux humanités, lorsqu’il présente le projet aux élus :
‘The new museum as we plan it will be both a Museum of United States history and a museum of science, engineering and industry. This combination is most appropriate for a Nation in which the industrial revolution achieved a most satisfactory flowering – matching the earlier American Revolution that gave our country its freedom and its unique institutions324.’Le secrétaire de la Smithsonian Institution évoque ici un lieu commun historique, en mettant en parallèle révolution industrielle et révolution politique aux Etats-Unis, pour justifier la combinaison de collections d’histoire et de technologie dans un musée d’un genre nouveau. Son argument vise à toucher les membres d’une commission parlementaire et on peut raisonnablement le lire comme la rationalisation a posteriori d’un arrangement pratique.
La perspective privilégiée ici ne sera donc pas celle des origines lointaines du Museum of History and Technology. Il est vrai qu’à l’instar du M.H.T., le projet de Mitman propose une lecture internaliste de la science et présente un fort enjeu de définition nationale. Mais les discontinuités entre les deux projets sont trop importantes. La mutation intellectuelle qui s’opère dans les années 1950 avec la généralisation du concept de technologie, les diverses évolutions institutionnelles et politiques qui rendent possible la création d’un important musée financé par l’Etat placent la naissance du Museum of History and Technology dans une nouvelle ère.
Smithsonian Institution Annual Report (Washington : Government Printing Office, 1893) p. 8.
Marylin S. Cohen, "American Civilization in Three Dimensions : the Evolution of the Museum of History and Technology of the Smithsonian Institution" (George Washington University, 1980), p. 164.
Arthur Mollella, "The Museum That Might Have Been : the Smithsonian's National Museum of Engineering and Industry," Technology and Culture 32, no. 2 (1991). L’auteur dirige le Département d’histoire des sciences au National Museum of American History (le nouveau nom du Museum of History and Technology) à la Smithsonian Institution.
Les termes industry, engineering, science et technology sont utilisés au cours du XXe siècle pour parler des collections muséographiques. Les mutations conceptuelles qu’ils traduisent ne sont pas anodines, c’est pourquoi on conservera les termes exacts employés par les acteurs plutôt que de les traduire quand il n’existe pas d’équivalent exact.
Frank A. Taylor, "The Background of the Smithsonian's Museum of Engineering and Industries," Science 104, no. 2693 (1946) ; Frank A. Taylor, "A National Museum of Science, Engineering and Industry," The Scientific Monthly LXIII (1946).
Leo Marx, ""Technology" : the Advent of a Hazardous Concept," in Negotiations of America's National Identity, dir. Josef Raab Roland Hagenbüchle (Stauffenburg Verlag, 1999) ; Ronald Kline, "Construing "Technology" as "Applied Science" : Public Rhetoric of Scientists and Engineers in the United States, 1880-1945," Isis 86, no. 2 (1995).
“The Museum of Man”, document non signé et non daté, probablement produit en 1952, S.I.A., record unit 334, Box 81/101, folder : « summary programs 1952-1954-1955 », p. 2.
On doit cette compilation de diverses suggestions à Sara Marylin Cohen, "American Civilization in Three Dimensions" , 131. Cohen précise que le titre finalement retenu, « Museum of History and Technology », est proposé par Grace Rogers, conservateur des textiles, en 1953.
Marie Plassart, "Narrating "America" : the Birth of the Museum of History and Technology in Washington, D.C., 1945-1967," European Journal of American Studies, no. 1 (2007).
Frank Taylor, transcription du 4e entretien avec Myriam Freilicher, 13 mars 1974, S.I.A., record unit 9512, p.94.
« Statement of Dr. Leonard Carmichael, Secretary, Smithsonian Institution », 29 avril 1955, House of Representatives, Hearing before the Subcommittee on Buildings and Grounds of the Committee on Public Works, 5. S.I.A., Record unit 334, folder : « Mr. Taylor’s National Museum of Science and Industry », p. B 81.