Rapidité d’exécution : la coopération fédérale

On a déjà dit que le soutien financier du Congrès au projet de Museum of History and Technology expliquait en grande partie son succès. Pour explorer plus avant le degré d’implication de l’Etat fédéral, un passage en revue des sources à disposition s’impose. Car la version des faits qui s’en dégage conduit à une interprétation trop internaliste de la création du musée : Frank Taylor en serait la cheville ouvrière. On dispose des entretiens d’histoire orale de Pamela Henson et Myriam Freilicher avec Frank Taylor sur la généalogie du musée et de la thèse de Marylin Cohen sur le même sujet, qui se fonde essentiellement sur les archives de la Smithsonian Institution et sur le témoignage d’acteurs comme Taylor. Malgré la finesse analytique des remarques de Taylor dans ses entretiens et la modestie du personnage, on se heurte aux limites du genre de l’histoire orale en raison de son prisme biographique. La thèse de Cohen, quant à elle, offre une description détaillée des échanges entre la Smithsonian Institution et diverses instances fédérales pendant les deux années qui précèdent la loi de création du musée. En dépit de la richesse de son travail sur le rôle des acteurs extérieurs à la S.I., elle échoue à s’extraire des enjeux d’auto-définition de l’institution dont elle consulte les archives. Son écriture trop narrative de l’histoire fait de Frank Taylor un personnage de Bildungsroman qui réussit progressivement à mettre en œuvre son projet en se formant, en gagnant à sa cause sa hiérarchie, puis en surmontant les difficultés du processus parlementaire. Si l’on considère dans leur ensemble les échanges au sein de la sphère fédérale qui donnent lieu à la création du Museum of History and Technology, il faut plutôt considérer que l’aboutissement du projet est le fruit d’un large consensus et d’un fort soutien de nombreux acteurs. En refusant l’histoire héroïsante construite à la Smithsonian Institution autour du personnage de Frank Taylor, on redonne aux efforts de ce dernier leur juste place dans le système de relations qu’entretient la S.I. avec son environnement institutionnel.

Malgré leur perspective principalement centrée sur Frank Taylor, la minutieuse chronologie institutionnelle de la naissance du Museum of History and Technology établie par Marylin Cohen ainsi que le témoignage de Frank Taylor nous fournissent des informations sur le rôle des acteurs fédéraux dans le processus de réalisation du projet.

A la Chambre, le Républicain George Dondero, influent président de la Commission sur les Travaux Publics, s’entretient au printemps 1954 avec les administrateurs de la Smithsonian Institution sur un éventuel projet de loi concernant le Museum of History and Technology. Dondero a fait campagne auprès de ses électeurs sur la limitation des dépenses fédérales. Cependant l’homme est un passionné de l’histoire de la Guerre de Sécession, il est déjà venu visiter les expositions du Musée National à plusieurs reprises et il s’avère suffisamment intéressé par le projet pour le soumettre immédiatement au vote à la Chambre des Représentants. Malgré le soutien de la commission sénatoriale et de la commission de la Chambre sur les travaux publics325, sans compter celui d’agences du pouvoir exécutif comme le Service des Bâtiments Publics et la Commission sur l’Urbanisme de la Capitale (National Capital Planning Commission), les parlementaires votent contre le projet de loi à la fin de l’année 1954. L’issue du vote est essentiellement due à la querelle qui oppose les promoteurs de deux sites différents pour le musée, l’un aux côtés du New National Museum, l’autre dans le sud-ouest de Washington au sein d’un projet d’urbanisme en cours de réalisation. Chaque site est défendu par un projet de loi différent, ce qui affaiblit la cause du musée326.

Au printemps 1955, la question de la concurrence entre les deux projets est résolue. John Keddy parvient à convaincre James C. Auchincloss, le représentant républicain du New Jersey, qui avait promu le site du Sud-Ouest pour le Museum of History and Technology, de renoncer à ses positions327. Les soutiens dont bénéficie la Smithsonian Institution au Congrès jouent désormais à plein. Au début du mois de juin, le vice-président, Richard Nixon, exprime publiquement le soutien de la présidence au projet dans son discours d’ouverture du Congrès de l’Association des Musées Américains. Le 17 juin, le projet fait l’objet d’un vote à l’unanimité au Sénat, avant d’être voté par la Chambre. Les parlementaires accordent une attention particulière au musée puisqu’ils forment une commission de suivi (composé de parlementaires et en particulier des régents parlementaires de la Smithsonian Institution) chargée de suivre l’avancement du projet. Selon le témoignage de Frank Taylor, la création de cette commission est une innovation institutionnelle, qu’il explique par l’intérêt hors du commun que suscite le projet328.

Le Museum of History and Technology est en effet un projet qui recueille l’adhésion des Démocrates comme des Républicains. Lorsqu’il parle de la Commission sur les Travaux Publics à la Chambre, chargée d’examiner la proposition de la Smithsonian Institution, Frank Taylor décrit un fonctionnement peu clivé politiquement :

‘The bill reached the office of the subcommittee of the House on a beautiful April day [in 1954], and the two counsels of the subcommittee, one a Republican, one a Democrat, who had apparently worked together for years – when the Congress was Republican, the Republican counsel occupied the big desk, and the other man occupied the smaller desk, and they had just been there together for a long time – were happy to look at something new, you know, a museum. And as one of them told me later, “We just simply said, ‘Well, it’s a nice day, let’s walk down to the Smithsonian and see what they’re talking about.’ “ And so they just walked down from the Capitol, and looked in on the old museum, realized it was a kind of cluttered up looking affair, came over to the Smithsonian 329 , and got in the hands of Mr. Graf, who was all for this. They talked about it for a long time. When they went away they said, “Well, we’ll talk with the chairman,” and the next thing I knew we were up talking to Mr [George A.] Dondero, who was the chairman of the subcommittee, in a Republican Congress at the time 330 .

Le projet a certes reçu le soutien d’éminents Républicains, mais également d’influents Démocrates. L’un des principaux artisans du passage de la loi en 1955 est en effet Clarence Cannon, élu démocrate du Missouri, parlementaire influent à la Chambre (dont il préside la commission budgétaire) et régent de la Smithsonian Institution depuis 1935. S’il n’est pas étonnant que Cannon soutienne le projet d’une institution dont il est régent, sa manière d’intervenir n’en est pas moins remarquable. Lors de l’audition de la sous-commission sur les travaux publics à la Chambre, au cours de laquelle la Smithsonian Institution doit justifier son projet, il rompt avec les usages en s’invitant sans prévenir à une commission dont il n’est pas membre. Il y met à profit son statut pour intervenir et suggère au jeune président de séance que l’on autorise non seulement une étude préliminaire à la construction, mais même la construction du musée, ce qu’accepte la commission. C’est là sauter les étapes, si l’on se réfère aux pratiques en vigueur : les administrateurs de la Smithsonian Institution n’avaient même pas envisagé qu’on puisse leur demander une estimation chiffrée des travaux à ce stade, estimation qu’ils doivent improviser en quelques heures pour la sous-commission331.

Notes
325.

A l’exception notable de l’un de ses membres, James C. Auchincloss.

326.

Taylor, transcription du 4e entretien avec Myriam Freilicher, 13 mars 1974, S.I.A., record unit 9512, p.109, Cohen, "American Civilization in Three Dimensions" , p. 140.

327.

Ibid., p. 161.

328.

Taylor, transcription du 15e entretien avec Pamela Henson, 4 décembre 1980, S.I.A., record unit 9512, p.457.

329.

Le bâtiment aujourd’hui appelé Arts and Industries Building estcommunément appelé Old Museum au lendemain de la guerre. On appelle à l’époque le bâtiment où travaille l’administration le Smithsonian Building.

330.

Taylor, transcription du 4e entretien avec Myriam Freilicher, 13 mars 1974, S.I.A., record unit 9512, p.109.

331.

Frank Taylor, transcription du 4e entretien avec Myriam Freilicher, 13 mars 1974, S.I.A., record unit 9512, pp.111-113.