Les années 1970 et 1971 marquent un tournant dans l’histoire des deux projets de musées. Dans les deux cas, les manifestations de soutien ou d’opposition au projet se font dans le cadre de la préparation du Bicentenaire. La question est de savoir si le National Armed Forces Museum et le National Air Museum illustreront fidèlement le caractère national lors de la commémoration et en quoi ils seront plus susceptibles que d’autres projets de remplir cet objectif. Le 19 mai 1970, Barry Goldwater fait un discours au Sénat dans lequel il affirme que la Smithsonian Institution et le Congrès devraient donner la priorité à la construction d’un musée de l’aéronautique, qui serait le plus beau des cadeaux d’anniversaire pour le Bicentenaire :
‘[...] It seems appropriate to refer to two new requests which the Smithsonian management has laid before Congress. One of these is in the form of legislation seeking authority to spend $6 million for the construction of two bicentennial pavilions.Lors d’une audition parlementaire sur la Smithsonian Institution en juillet la même année, Goldwater prend à nouveau la défense du N.A.S.M. et montre pourquoi, selon lui, le musée est à la fois l’illustration du caractère national et une force positive pour que ce caractère perdure :
‘When we boil it all down, America’s real contribution in the material fields has been technology, and aviation and space represent the peak of that and it will be the magnet that will pull young people along and the steam that will drive the older people with them.’A un membre de la commission qui lui demande ce que devrait présenter le musée, il répond :
‘I think it would be the continuing story of America, the fact that America has been built by hard work, by young men not afraid to try. If it hadn’t been the Wright Brothers, it would have been the Jones Brothers or the Smith Brothers. Somebody was going to fly.Le musée offrirait donc selon Goldwater une description en acte de ce qu’est la nation, à travers les grands héros de l’aviation, tout en favorisant la perpétuation de l’innovation technologique. Sa description des aviateurs emprunte à l’imaginaire national la figure de l’inventeur états-unien, autodidacte et plein de génie. En somme, il fait de l’aviation la quintessence de l’identité nationale378.
Dans la même optique, les membres de la commission consultative sur le National Armed Forces Museum tentent de relier la réalisation de leur projet à la célébration du Bicentenaire : à la tête de la commission, John Magruder III propose même qu’on renomme le parc “Bicentennial Park”379. Cependant, le nouveau nom du projet ne semble pas convaincre leurs interlocuteurs puisque le N.A.F.M. subit plusieurs attaques en 1970 et 1971 au prétexte qu’il n’offre pas une représentation satisfaisante de la nation. En octobre 1970, une lettre de la Maison Blanche à Dillon Ripley fait part des réserves de la présidence à propos d’un parc thématique sur les forces armées : un tel projet serait hors de propos dans le contexte de 1976, car le programme des festivités pour le Bicentenaire ne met pas l’accent sur l’histoire militaire nationale, explique l’auteur du courrier, qui ajoute que la présidence préfère les autres projets de la Smithsonian Institution mis en place pour l’occasion, en particulier le National Air and Space Museum 380. Fin 1971, le projet subit de nouveaux revers lorsque le Washington Post révèle que le « Revolutionary War Living Museum », puisque tel est désormais le nom de ce projet aux multiples dénominations, deviendra ultérieurement un musée militaire. Quelques semaines plus tard, c’est au tour de deux représentants de la Commission sur le Bicentenaire de la Révolution Américaine (American Revolution Bicentennial Commission, C.B.R.A.) d’écrire à Dillon Ripley381. Alors que la C.B.R.A. avait jusque là soutenu le projet, ils lui adressent une série de critiques et soulignent le caractère inapproprié d’un tel musée pour la célébration de 1976. Ripley reçoit alors le soutien du Ministère de l’Armée ainsi que celui du président, qui demande au Congrès début 1972 de voter la création d’un « Bicentennial Outdoor Museum »382.
On le voit, le projet bénéficie de suffisamment de soutiens pour ne pas disparaître au début des années 1970, mais fait l’objet de nombreuses critiques, parfois au sein des mêmes organisations. En témoigne la lettre de l’assistant de Nixon citée plus haut, qui, fin 1970, critique le projet mais est suivie début 1972 de manifestations de soutien de la part du président lui-même. Il n’est pas besoin d’évaluer le poids décisionnel des diverses instances pour comprendre que le projet ne fait pas l’unanimité et que c’est de là que provient son échec – contrairement au Museum of History and Technology qui avait bénéficié d’un soutien général. Au beau milieu de la Guerre du Vietnam, dans un contexte culturel où la définition de la nation par la victoire militaire est mise à mal383, les projets de représentation des forces armées n’ont pas la priorité. Les réactions mitigées suscitées par le National Armed Forces Museum sont aussi à lire dans le contexte de la concurrence entre divers projets, alors que foisonnent les propositions pour le Bicentenaire.
C’est la création du National Air and Space Museum à la Smithsonian Institution qui porte principalement ombrage à un potentiel musée des forces armées. Le N.A.S.M. est plus consensuel et contrairement au N.A.F.M., on ne lui conteste pas son rôle de définition de la nation dans les sphères fédérales. On ne trouve pas non plus dans la presse nationale d’article hostile au projet. Dans ce contexte favorable, la campagne passionnée de Barry Goldwater en faveur du National Air and Space Museum à partir de 1970, les prises de position de Paul Johnston lorsqu’il quitte ses fonctions de directeur du musée en 1969 et la nomination du célèbre astronaute Michael Collins à la tête du musée en 1971 sont des soutiens suffisants pour que soit voté le financement à hauteur de 40 millions de dollars de la construction du N.A.S.M.. Les perspectives du National Armed Forces Museum se font alors de plus en plus sombres : en 1975, le projet est définitivement abandonné384.
Barry Goldwater, « Time of Crisis for the National Air and Space Museum », 19 mai 1970, discours prononcé devant le Sénat, Congressional Record, 91e Congrès, 2e session, vol. 116, n°80, pp. 7449-7451.
Barry Goldwater, audition du 21 juillet 1970, House of Representatives, Subcommittee on Library and Memorials, of the Committee on House Administration, p. 186.
Voir également, en annexe, un autre exemple d’argumentaire nationaliste pour la construction du musée : Daniel Boorstin, « How Space Helps Us to Discover America », 1971, S.I.A., record unit 337, box 9, folder : « SI National Air and Space Museum ».
Gernstein London, "A modest show of arms" , pp. 184-5.
Lettre de Leonard Garment à Dillon Ripley, 22 octobre 1970, S.I.A., record unit 581, box 1, tab 38, « Chronology 1970 », p. 184.
En français, le terme le plus couramment utilisé pour désigner les événements de 1776 est « l’indépendance » des Etats-Unis. J’emploie néanmoins l’expression « Révolution Américaine », traduction littérale de American Revolution, lorsque je traduis le nom de la commission chargée d’organiser la commémoration.
Gernstein London, "A modest show of arms" , pp. 193-194. Un projet de loi sur la création d’un Bicentennial Outdoor Museum avait été proposé au Sénat par Clinton P. Anderson, régent parlementaire de la S.I. en juin 1971.
Tom Engelhardt, The End of Victory Culture : Cold War America and the Disillusioning of a Generation, Culture, Politics and the Cold War (Amherst: University of Massachussetts Press, 1995).
« Historical note », S.I.A., record unit 581, National Armed Forces Museum Advisory Board, Project Records, circa 1960-1975.