A l’automne 1974 ouvre un musée d’art moderne sur le National Mall, le Hirshhorn Museum and Sculpture Garden. Dans un entretien d’histoire orale réalisé à la Smithsonian Institution en 1985, Dillon Ripley se rappelle Hirshhorn et sa décision de faire don de sa collection au début des années 1960 :
‘[Joseph Hirshhorn] was an authentic case of someone who had made it big in the best possible way, and believed in himself, and really wanted to succeed, and had an extraordinary innate taste. [...] He told me that he was being asked to give his collection now, because it was so large, to Beverly Hills; to, I think, Toronto; to London, to Regent’s Park where the Earl of Perth, the brother-in-law of John Walker, our director [of the N.C.F.A.] here, had, as a chairman or president of the British Museums Association, offered him ten acres in Regent’s Park and a museum to be built there partly with British funds. All these things were beginning to flow in from all over the world, as it were, to ask him to give his collection of art. Then Nelson Rockefeller descended on him and said in the new bill for the State of New York he was putting through in ’67, [...] there was a sum set aside to build a great museum and cultural center in Purchase, New York, which is near Rye, and not far from Greenwich where Joe [Hirshhorn] lived; and that he would allot ten million dollars out of this bond issue for a museum there which would be called the Hirshhorn Museum.La collection donnée par Hirshhorn à la Smithsonian Institution en 1966 est une collection d’art moderne international qui n’est pas en elle-même un discours sur les Etats-Unis. L’histoire de la création du musée n’en est pas moins investie d’enjeux nationaux dont on trouve trace dans le récit qu’en fait Ripley. Tout d’abord, à l’instar de la National Gallery of Art, un éventuel Hirshhorn Museum serait un musée à la politique de collection universaliste qui tiendrait son rang par rapport aux musées d’art moderne dans le monde et dont le prestige rejaillirait sur les Etats-Unis. C’est donc une victoire pour la Smithsonian Institution et pour le Président des Etats-Unis, Lyndon Johnson, que Hirshhorn fasse don de son exceptionnelle collection au complexe des Musées Nationaux et non à un autre musée aux Etats-Unis, en Grande Bretagne ou au Canada. Hirshhorn lui-même donne un sens nationaliste à son don, présenté comme gage de sa reconnaissance au pays qui l’a accueilli. Enfin, Ripley présente Hirshhorn comme l’illustration parfaite du succès promis à tout immigrant et fait de lui l’idéal du citoyen états-unien.
Cette manière de présenter le riche donateur n’est pas le fruit du hasard : Hirshhorn est juif et le projet de musée se heurte à un antisémitisme larvé. L’une des conditions de son don est que le musée soit érigé sur le National Mall et porte son nom, ce qui implique d’inscrire et d’honorer sur le National Mall, quintessence symbolique de la nation, un patronyme juif. Antisémitisme et nationalisme semblent donc intimement liés au débat sur le musée. Les sources ne comprennent aucune accusation explicitement antisémite, mais on est frappé par le nombre de critiques de tous ordres formulées à l’encontre du musée : les termes du don de Hirshhorn, le processus de création du musée, son architecture, son emplacement, le passé de Hirshhorn et la qualité des collections ne sont que les principaux sujets sur lesquels on cherche querelle à la Smithsonian Institution. L’ensemble de ces critiques recoupe le stéréotype du juif étranger, cosmopolite, riche et malhonnête413, raffiné voire dégénéré dans son goût pour l’art moderne. En effet, si la motivation antisémite explique pour une part l’opposition au musée, le musée n’est pas non plus vu d’un bon oeil par les détracteurs de l’art moderne. Or, qu’elle ait pour cause l’antisémitisme ou l’aversion pour l’art moderne, l’opposition au musée ne peut légitimement pas formuler des arguments allant explicitement dans ces deux directions.
A l’inverse, Ripley développe dans des entretiens d’histoire orale un argumentaire détaillé sur la légitimité d’honorer Hirshhorn sur le National Mall à l’instar d’autres donateurs et fait de lui l’archétype du citoyen états-unien. Il manifeste son opposition à un nationalisme « fermé »414 et antisémite. De manière provocatrice, il résume ainsi son propos :
‘Nothing to do with being a Jew at all, if he is a Horatio Alger, he is an American. And if he has something to give, then he qualifies. So Hirshhorn is just as good as Smithson, who, after all, was a bastard anyway ; is just as good as Freer, who, after all, had syphillis ; and is just as good as Mellon who was indicted by the U.S. Government for tax evasion.415 ’Le projet de musée est réalisé en un temps record. Il ouvre ses portes au public en 1974, soit huit ans après le don officiel de Hirshhorn à la Smithsonian Institution. Pourtant la Smithsonian Institution ne peut s’appuyer sur aucun texte de loi préexistant pour établir un musée distinct consacré à l’art moderne ou encore moins en financer la construction416. De plus, un site jouxtant la National Gallery of Art et qui se serait prêté à la construction d’un nouveau musée vient d’être attribué à l’agrandissement de la National Gallery of Art 417. Enfin, lorsqu’on détruit le bâtiment du Armed Forces Institute of Pathology and Medical Museum pour le reloger en banlieue ouest et ériger à sa place le Hirshhorn Museum, le projet architectural est très controversé. A côté du Arts and Industries Building de style victorien et face aux Archives Nationales dans leur édifice néo-classique, la forme cylindrique du projet de Hirshhorn Museum et ses imposants murs aveugles tranchent avec les autres édifices.
Ripley dispose d’importants soutiens qui expliquent la rapidité de réalisation du musée. Il entretient de bonnes relations personnelles avec le Président des Etats-Unis et son épouse, à une époque où la présidence promeut une politique culturelle sans précédent en faveur des arts, de l’enseignement supérieur et du patrimoine culturel. C’est par l’intermédiaire du Ministre de la Défense de Johnson, Robert McNamara, que Ripley obtient le déménagement du Armed Forces Institute of Pathology and Medical Museum sur l’emplacement duquel sera construit le Hirshhorn Museum 418 . Ripley travaille en étroite relation avec deux assistants de Lyndon Johnson, Harry C. McPherson et S. Douglass Cater, qui l’aident en particulier à monter une campagne efficace auprès du Congrès pour que soit votée la création du musée. Ripley trouve un autre allié important en la personne du sous-secrétaire au Travail (Assistant Secretary of Labor), Patrick Moynihan, qui préside une commission sur l’avenir de Pennsylvania Avenue, dans le cadre d’un projet de réhabilitation de l’hyper-centre monumental de la capitale419. Pat Moynihan et Nathaniel Owings, son maître d’oeuvre, conçoivent la réhabilitation de Pennsylvania Avenue comme un projet s’étendant jusqu’au National Mall et jusqu’au pied du Capitole; ils sont, pour cette raison, extrêmement favorables à un projet de musée qui renforcerait le prestige culturel du centre de Washington420. Outre ces soutiens au sein de l’Etat, Hirshhorn facilite en tous points la réalisation du musée. Premièrement, son don colossal est une collection déjà constituée pour le futur musée. Deuxièmement, la Smithsonian Institution travaille en collaboration avec les avocats de Hirshhorn. Enfin, ce dernier fait preuve de bonne volonté : alors qu’il avait promis un million de dollars supplémentaire pour créer une fondation au sein du musée, il accepte que la somme soit allouée à la construction du musée car les quinze millions de dollars votés par le Congrès se révèlent insuffisants421.
Dans ce contexte, l’opposition au projet est balayée. Il existe pourtant une opposition interne à la Smithsonian Institution : la création d’un musée d’art contemporain distinct de la National Collection of Fine Arts ampute cette dernière d’une partie importante de ses prérogatives alors même qu’arrivaient son heure de gloire et son emménagement dans le Old Patents Building. En 1964, le nouveau directeur de la N.C.F.A., David Scott, a à coeur de promouvoir l’art moderne alors que la commission sur la N.C.F.A. est plutôt conservatrice dans sa politique d’acquisitions422. David Scott qui avait espéré que le don de Hirshhorn viendrait enrichir la National Collection of Fine Arts est profondément hostile au nouveau musée. Ses relations avec Ripley s’en trouvent durablement altérées au point qu’il démissionne de son poste de directeur en 1969.
L’opposition du directeur de la N.C.F.A. au futur Hirshhorn Museum pèse bien peu dans les rapports de force à la Smithsonian Institution. En revanche des personnalités prennent publiquement position contre l’accord passé avec Hirshhorn, notamment Sherman E. Lee, le directeur du musée d’art de Cleveland. Lee met en question le coût de l’accord pour les contribuables, qui doivent financer la construction du musée à hauteur de quinze millions de dollars et estime que le nom du musée découragera de potentiels donateurs. Si l’on considère d’une part les sommes habituellement dépensées par le Congrès pour la Smithsonian Institution et d’autre part l’existence de deux autres musées d’art portant le nom de leurs donateurs sur le National Mall, les arguments de Lee sonnent faux et il est vraisemblable que Lee, éminent spécialiste de l’art de la période coloniale ainsi que de l’art chinois, n’ait pas été favorable à la légitimation de l’art moderne sur le National Mall. Par ailleurs Ripley approche avec circonspection les parlementaires dont l’opinion sera décisive au Congrès. L’art moderne ne fait pas consensus et même si une nouvelle génération d’élus siège désormais à la Chambre, les sorties véhémentes contre l’art moderne de George A. Dondero en 1952 ont marqué les esprits. Le projet de loi sur la création du musée est cependant adopté sans encombres en juillet 1968423.
La réalisation du Hirshhorn Museum en l’espace de huit ans est un succès pour la Smithsonian Institution et pour Dillon Ripley qui souhaitait promouvoir l’art à la Smithsonian Institution.Il semble pourtant qu’on ne puisse accélérer sans danger le rythme habituel des procédures. En effet, la Smithsonian Institution est soumise en 1970 à une série d’auditions parlementaires. L’une des raisons principales de cette démonstration d’autorité du Congrès est que les parlementaires sont mécontents de la manière dont le Hirshhorn Museum a été créé. Dans le rapport qui reprend la teneur des auditions, l’affaire Hirshhorn est citée en premier lieu pour justifier le contrôle exercé sur la Smithsonian Institution. Les membres du Subcommittee on Library and Memorials – à l’initiative des auditions – émettent de nombreuses critiques sur les termes de l’accord avec Hirshhorn, sur le site et le nom du musée, sur un potentiel conflit d’intérêt dans le choix de l’architecte ou encore sur l’application peu scrupuleuse des termes de l’accord. Or cette accumulation de griefs ne prend tout son sens qu’à la lecture des paragraphes suivants du rapport :
‘[The terms and conditions of the donation] were set forth in an agreement signed by Mr. Hirshhorn and S. Dillon Ripley, Secretary of the Smithsonian, on May 17, 1966. Up to this point Congress had little if any knowledge of this agreement although the burden of acting to consummate the agreement between Mr. Hirshhorn and the Smithsonian was being placed on Congress.On le voit, la sous-commission à l’initiative des auditions estime que son autorité a été contournée dans le processus législatif. Le rappel à l’ordre qu’elle inflige à la Smithsonian Institution est sans conséquences majeures pour le Hirshhorn Museum. La sous-commission recommande simplement que le projet de jardin de sculptures attenant au musée soit examiné par les commissions parlementaires appropriées, ce qui conduit à transformer l’axe nord-sud du jardin en un axe est-ouest. Le sort du Hirshhorn Museum reste donc relativement inchangé suite à cet examen, mais la Smithsonian Institution paie le prix de la rapidité inhabituelle du processus législatif qui a donné le jour au musée, car les auditions de 1970 affirment la subordination de la Smithsonian Institution au contrôle du Congrès et signalent que la naissance rapide du Hirshhorn Museum n’aura pas force de précédent.
S. Dillon Ripley, transcription du 25e entretien d’histoire orale avec Pamela Henson, 3 juin 1985, S.I.A., record unit 9591, pp. 624-26.
Christopher Lydon, « Hirshhorn Museum Taking Shape in Washington : Gift Continues to Stir Ire in some Circles » New York Times, 5 juillet 1971, 24.
Michel Winock, "Nationalisme ouvert et nationalisme fermé," in Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France (Paris: Points Histoire, Seuil, 1982).
Charles Freer est un donateur qui a donné son nom à une galerie d’art asiatique à la Smithsonian Institution, et Andrew Mellon a fait don de la National Gallery of Art. Les deux bâtiments ont été construits sur le National Mall. S. Dillon Ripley, transcription du 26e entretien d’histoire orale avec Pamela Henson, 14 mai 1986, S.I.A., record unit 9591,pp. 637-638.
En 1938, le Congrès avait redéfini la mission de la National Collection of Fine Arts en lui confiant la promotion et l’encouragement de l’art contemporain états-unien. 75e Congrès. Public Resolution 95, 17 mai 1938. Annual Report of the Smithsonian Institution for the year 1956, 76 Annual Report of the Smithsonian for the Year 1956 (Washington : Smithsonian Institution Press, 1967), p. 76.
S. Dillon Ripley, transcription du 26e entretien d’histoire orale avec Pamela Henson, 14 mai 1986, S.I.A., record unit 9591, p. 642.
Board of Regents minutes, 27 janvier 1966, S.I.A., record unit 1, p. 1.
Pennsylvania Avenue relie la Maison Blanche au Capitole.
S. Dillon Ripley, transcription du 26e entretien d’histoire orale avec Pamela Henson, 14 mai 1986, S.I.A., record unit 9591, pp. 639-640.
S. Dillon Ripley, transcription du 26e entretien d’histoire orale avec Pamela Henson, 14 mai 1986, S.I.A., record unit 9591, p. 659.
S. Dillon Ripley, transcription du 25e entretien d’histoire orale avec Pamela Henson, 3 juin 1985, S.I.A., record unit 9591, pp. 618-619.
Smithsonian Year 1968 ( Washington, D.C.: Smithsonian Institution Press 1968), p. 225.
Subcommitte on Library and Memorials Report : Smithsonian Institution, Background and Present Policies, novembre 1970, House of Representatives 91e Congrès, 2e session, Report 91-1801, pp. 5-7.