Du 1er au 4 juillet 1967, le National Mall est le théâtre d’un premier Festival des arts populaires américains (Festival of American Folklife), qui sera ensuite reconduit d’année en année. Le Festival est comparable aux Musées Nationaux qui l’entourent dans la mesure où il constitue un discours sur la nation. La Smithsonian Institution, elle, justifie son existence en en faisant un prolongement des musées, comme dans ce passage du rapport annuel sur l’année 1967 :
‘Within – in the Museum – the tools, the products of craft work, the musical instruments hang suspended in cases, caught in beautifully petrified isolation. Without, for the space of a few hours they came alive in the hands of specialists from all over America, many of them proponents of a dying or little-known craft of musical art. In all of this, the great sight was the quiet and immense satisfaction of the people who came to watch and listen, sitting around and taking it all in, while their children romped nearby on the grass. It was a moving spectacle and one that underscored the principle that a museum, to be a museum in the best sense of the word, must live and breathe both within and without433.’Les modes de représentation des arts folkloriques sont de fait très différents dans un Festival et dans un musée. Le week end du 4 juillet 1967, des ensembles musicaux éclectiques côtoient sur le National Mall des groupes de danse folklorique tandis que des artisans font des démonstrations de diverses techniques traditionnelles434. A travers les formes spécifiques du spectacle et de la démonstration, leFestival des Arts Populaires Américainsest peut-être un élargissement de la mission muséographique, comme le souhaite Ripley, mais c’est en tant que médium de représentation de la nation que le Festival obtient son succès.
Campé entre les musées de la Smithsonian Institution, le Festival occupe un espace hautement symbolique. Le National Mall est, dans les années 1960, un lieu de contestation où se joue l’identité nationale, à la conjonction de plusieurs débats contemporains. Le mouvement politique pour l’amélioration de la condition des Noirs y connaît des étapes importantes de son existence, en particulier en août 1963, lorsque Martin Luther King y prononce son célèbre discours intitulé I Have a Dream. Lorsque s’ouvre le premier Festival des Arts Populaires Américainsen 1967, la Million Man March de 1965 fait également partie de la mémoire récente des lieux. Le National Mall est par ailleurs le théâtre contemporain de plusieurs manifestations contre la guerre du Vietnam de 1965 à 1967, rassemblant des dizaines de milliers de personnes. La plus récente a lieu quelques semaines avant le premier Festival, le 30 mai 1967. En outre, le Festival s’inscrit dans le calendrier symbolique national en incluant toujours le 4 juillet, la fête nationale aux Etats-Unis. Dans son inscription spatiale et temporelle, le Festival des Arts Populaires Américains est donc étroitement lié aux enjeux contemporains de définition de la nation. Parce qu’il se déroule sur un espace chargé de symboles nationaux et qu’il s’inscrit dans le calendrier festif national, il acquiert dès ses premières années une dimension rituelle435.
Sa dimension nationaliste est mise en avant par Thomas M. Rees, représentant de la Californie, dans un discours enthousiaste à la Chambre peu de temps après la clôture du premier Festival :
‘Basket weavers, pottery makers, woodworkers, carvers, doll makers, needleworkers, tale tellers, boat builders, and folk singers, dancers, and musicians from all over the country were brought to remind Americans of their heritage – still a living part of our nation. In this day of the frug and jerk Americans need to be shown what their own culture has produced and continues to produce436.’Le Festival est présenté comme un prolongement de l’entreprise muséographique par la Smithsonian Institution tout en étant perçu par les contemporains comme un discours sur la nation. Les similitudes entre festival et musée s’arrêtent à ce point, car la temporalité de la réalisation du Festival offre un contraste significatif avec la réalisation de nouveaux musées. Ralph Rinzler, le directeur du Folklife Program de la S.I. à partir de 1968, se rappelle avoir soumis son projet le week-end de Thanksgiving 1966 et avoir pris ses fonctions de consultant à la Smithsonian Institution le 1er janvier 1967. Le projet de festival est donc mis en œuvre en six mois437. Il diffère certes des grands projets de construction dont le financement prend généralement plus d’un an, le temps que la Smithsonian Institution fasse une campagne d’information et que les divers acteurs, du Service du Budget aux commissions parlementaires, se familiarisent avec l’idée. Cependant, entre l’arrivée de Rinzler début janvier et les auditions budgétaires au Congrès au mois de mars, le délai était trop court pour monter un projet détaillé et obtenir un financement conséquent de l’Etat fédéral. C’est donc avec quelque difficulté et l’aide de divers sponsors – essentiellement des institutions ayant partie liée aux Etats d’origine des artistes et artisans – que la Smithsonian Institution finance le premier Festival438.
Au Congrès, l’hostilité aux promoteurs de la culture folklorique n’a pas survécu au-delà des années 1950. Un collègue de Ralph Rinzler, Roger Abrahams, arrive à Washington pour travailler à la Smithsonian Institution avec le souvenir de l’ère mccarthyste pendant laquelle le folklore était assimilé à une position politique proche du communisme. Il constate que le folklore n’est plus dans la ligne de mire des anticommunistes et même que le Festival est populaire auprès des parlementaires439. En effet, les artistes et artisans mettent à l’honneur des pratiques culturelles locales, ce qui donne une image de marque positive à leur Etat. Les mécènes du premier Festival sont de ce point de vue assez révélateurs puisqu’ils incluent des représentants de l’industrie touristique. Le soutien du Congrès est presque immédiat grâce à Julia Butler Hansen, qui préside la sous-commission budgétaire de la Chambre qui auditionne la Smithsonian Institution. Butler Hansen est une Démocrate favorable aux projets novateurs de Ripley440, dans le contexte d’un Congrès qui œuvre à la réalisation de la Great Society de Johnson. Le Festival des Arts Populaires Américains semble aller dans la même direction, en présentant sur un pied d’égalité des artistes états-uniens amérindiens, noirs et d’origine européenne. De plus, le Festival bénéficie les années suivantes des lettres de soutien envoyées par les électeurs à leurs élus au Congrès441.
Le contexte politique est donc favorable à la création d’un Festival des Arts Populaires Américains à la Smithsonian Institution. On serait tenté de dire que le projet est rapidement mené à bien parce qu’il est plus facile de monter un festival éphémère sur le National Mall que de trouver un site et le financement nécessaire à un musée permanent : l’enjeu symbolique, les sommes en jeu et les difficultés de réalisation ne sont pas les mêmes. Mais si l’on considère le temps nécessaire à une véritable institutionnalisation du Festival à la Smithsonian Institution, on constate qu’il ne faut pas quelques mois mais bien dix ans à ses promoteurs pour en pérenniser le principe. Ce n’est qu’en 1976, après le succès rencontré par un Festival spécialement consacré au Bicentenaire de l’Indépendance des Etats-Unis, que l’organisation du Festival prend son autonomie de la division du spectacle vivant (Division of Performing Arts) et est administrée par un Service des arts populaires (Office of Folklife Programs) spécifique. La même année, un Folklife Institute est créé au sein de la Bibliothèque du Congrès, alors que les promoteurs du Festival en espéraient la création depuis 1968442.
Certes, le Festival des Arts Populaires Américains a une existence effective dès sa première année en 1967, malgré sa place relativement subalterne dans l’organigramme de la Smithsonian Institution et son caractère révocable. Le Festival diffère en cela des musées qui ne peuvent exister sans avoir d’abord été institutionnalisés. Ils doivent attendre la construction de leur bâtiment sans lequel ils n’existent pas ou à peine : au milieu des années 1950, les nouvelles expositions d’histoire et de technologie du Arts and Industry Building ne sont qu’une lointaine préfiguration de ce que sera le Museum of History and Technology. Avant la construction du National Air and Space Museum, la Smithsonian Institution n’expose qu’une petite partie de ses collections aéronautiques dans un hangar sur le National Mall. Dans le cas de la National Portrait Gallery, le musée n’existe sous aucune forme avant son emménagement.
Pourtant, l’institutionnalisation du Festival est un enjeu important pour Ralph Rinzler. Les témoignages divergent sur la question : dans un entretien d’histoire orale, Rinzler fait le récit d’un Festival sans cesse remis sur le métier et parle de résistances diverses, tant au niveau de l’équipe de Ripley, parfois trop conservatrice à ses yeux, qu’au niveau des conservateurs des musées, hostiles à une muséographie alternative qui se dispenserait d’eux. Au total, la réalisation du Festival a été selon lui « une bataille constante pendant des années »443. En contraste avec le récit haut en couleurs de Rinzler, Dillon Ripley offre une version beaucoup plus lisse des faits et présente le Festival comme un succès sans faire mention d’antagonismes444. On peut accorder un certain crédit au témoignage de Rinzler, qui fait état de logiques institutionnelles rencontrées à maintes reprises dans le fonctionnement de la Smithsonian Institution : la concurrence entre les divers projets qui veulent avoir la priorité au sein de la S.I. et les contentieux entre divisions muséographiques, voire entre la Smithsonian Institution et la Bibliothèque du Congrès, n’ont rien de surprenant. Elles expliquent que le Festival des Arts Populaires Américainsne se soit institutionnalisé que progressivement.
Il est certain qu’un projet de festival ou de musée de quartier n’a ni l’incidence matérielle ni l’envergure symbolique d’un nouveau musée sur le National Mall. Il n’implique pas non plus de budgets colossaux, ce qui permet à la Smithsonian Institution de les réaliser relativement indépendamment du Congrès et donc d’avoir beaucoup plus d’initiative dans leur réalisation. Ces projets sont donc soumis à moins de contrôles de la part du système fédéral et peuvent être mis en œuvre beaucoup plus vite. Qu’il s’agisse du Festival des Arts Populaires Américainsou du Anacostia Neighborhood Museum, la rapidité d’exécution des projets combinée à un contrôle plus distant voire inexistant du Congrès sur le contenu muséographique les rend susceptibles d’une plus grande adéquation avec des discours d’avant-garde sur la nation : dans les deux, cas, l’initiative et la parole y sont donnés à des groupes minoritaires.
Smithsonian Year1967 (Washington : Smithsonian Institution Press, 1967), p. 32.
Le programme complet du Festival en 1967 comprenait : du fifre et des percussions états-uniens, des ensembles de cuivres, de cordes, des chants religieux (gospel, spirituals, jubilés), des cris traditionnels, de la musique portoricaine, cajun, du jazz de la Nouvelle Orléans, de la musique des Indiens Mesquakie, du blues, de la country music, de la polka, des chansons de cowboys, des danses en sabots, des danses écossaises, irlandaises, et russes, une pantomime du Nouvel An chinois, des danses eskimo et de Galicie, ainsi que des démonstrations de vannerie, de sculpture, de fabrication de poupées, de couture, de poterie, de travail du métal, de filage et de tissage. Le programme des Festivals année par année se trouve sur le site internet du Smithsonian Center for Folklife and Cultural Heritage, http://www.folklife.si.edu/
Emile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Quadrige (Paris: PUF, 2005)
Thomas M. Rees, 20 juillet 1967, « In Praise of the Smithsonian July Fourth Folk Festival », Congressional Record, Vol. 113, Part 15, 90e Congrès, 1ère session, pp. 1995-1996, in Smithsonian Year 1967 (Washington : Smithsonian Institution Press, 1967), p. 32.
Ralph Rinzler, transcription d’un entretien avec Marc Pachter, 9 juillet 1993, S.I.A., record unit 9569, p. 67.
Les mécènes du premier Festival sont les State Art Councils de l’Oklahoma, de l’Arkansas et de la Virginie, l’Etat du Nouveau Mexique, Alaskan Airlines, le State of Carolina Travel Council, la Southern Highland Handicraft Guild, le Navaho Tribal Council et l’Iowa Tourist Council. Smithsonian Year 1967 (Washington : Smithsonian Institution Press, 1967), p. 32.
Roger Abrahams, in Ralph Rinzler et Roger Abrahams, transcription d’un entretien avec Marc Pachter, 9 juillet 1993, S.I.A., record unit 9569, p. 82.
S. Dillon Ripley, transcription du 35e entretien d’histoire orale avec Pamela Henson, 3 juin 1985, S.I.A., record unit 9591, p. 22.
S. Dillon Ripley, transcription du 35e entretien d’histoire orale avec Pamela Henson, 3 juin 1985, S.I.A., record unit 9591, p. 23.
Ralph Rinzler et Roger Abrahams, transcription d’un entretien avec Marc Pachter, 9 juillet 1993, S.I.A., record unit 9569, p. 76 ; William Walker, "A Living Exhibition : the Smithsonian, Folklife, and the Making of the Modern Museum" (Brandeis University, 2007), p. 156.
Ralph Rinzler et Roger Abrahams, transcription d’un entretien avec Marc Pachter, 9 juillet 1993, S.I.A., record unit 9569, p. 74.
S. Dillon Ripley, transcription du 35e entretien d’histoire orale avec Pamela Henson, 3 juin 1985, S.I.A., record unit 9591, pp. 18-44.