Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale s’ouvre une période faste pour les musées aux Etats-Unis. C’est le temps des projets de musées, de leur mise en œuvre et du renouvellement des représentations muséographiques de la nation. De l’étude de ces processus se dégagent plusieurs observations.
1. La réalisation de nouveaux musées est le résultat d’interactions entre plusieurs acteurs fédéraux : la Smithsonian Institution, le Congrès, les services de l’Exécutif et les instances consultatives. Au cours de ce processus, ces acteurs collaborent à l’élaboration d’un discours consensuel sur la nation : il s’agit d’arriver à un projet qui soit compatible avec les représentations contemporaines de la communauté imaginée dans l’intelligentsia fédérale. Ainsi les promoteurs du Museum of History and Technology parviennent-ils à leurs fins en proposant un discours sur l’histoire et la technologie nationales, là où les ingénieurs des années 1920 avaient échoué, car leur projet était trop sectoriel et défendait la corporation des ingénieurs. De même, le National Air and Space Museum bénéficie du contexte déterminant de la conquête spatiale, de la concurrence technologique avec l’U.R.S.S. et du besoin d’affirmation de la suprématie technologique nationale pour conjurer la défaite militaire au Vietnam. Outre leur valorisation des artistes et des grands hommes états-uniens, la National Collection of Fine Arts et surtout la National Portrait Gallery répondent à un retard supposé dans la concurrence muséographique par rapport aux musées européens. Le Hirshhorn Museum, lui, ne propose pas de discours muséographique sur la nation à proprement parler. En revanche il est porteur d’un méta-discours : la richesse des collections données par Hirshhorn confère aux Etats-Unis un prestige culturel accru. Ce méta-discours consensuel semble l’emporter sur les critiques lors du débat qui précède sa construction. A l’inverse, le projet avorté de musée des forces armées est aussi celui dont la représentation de la nation est la plus controversée. La construction d’un discours nationaliste au musée est donc le fruit des échanges entre la Smithsonian Institution, le pouvoir exécutif, le Congrès et les agences indépendantes consultatives.
2. Ces interactions s’inscrivent dans le temps du fonctionnement de l’Etat fédéral. Le temps de l’échange et de la consultation sur le projet muséographique, mais également celui de la réalisation pratique ne sont pas dissociables des rythmes du fonctionnement de l’Etat. En particulier, ils sont intimement liés aux processus budgétaires, depuis la consultation du Service du Budget de la présidence jusqu’aux votes du Congrès en passant par les consultations d’agences indépendantes et les auditions parlementaires. La construction des musées est également tributaire des contingences historiques du fonctionnement de l’Etat : les priorités politiques et budgétaires de la présidence et du Congrès font qu’il n’existe pas de corrélation systématique entre temps de réalisation et degré de consensus sur le fond d’un projet de musée. Le seul cas dans lequel cette corrélation joue de manière significative – mais a contrario – est celui du National Armed Forces Museum : le projet est en effet très controversé et sa réalisation tellement lente qu’il est finalement abandonné. Par ailleurs, on ne peut comparer la relative rapidité de création des musées que s’ils sont strictement contemporains, tant la somme des facteurs favorables et défavorables est propre à chaque moment historique.
Quelles que soient les circonstances, la marge de manœuvre dont disposent les responsables des Musées Nationaux pour maîtriser le tempo est relativement limitée. Pour obtenir le financement de leurs projets, les pressions de la Smithsonian Institution sont nécessaires mais non suffisantes : ainsi, l’attribution de fonds conséquents pour le programme de rénovation des expositions en 1954 et la création d’un Museum of History and Technology en 1956 doit autant, sinon plus, à la fin des dépenses militaires pour la Guerre de Corée qu’aux efforts de persuasion de la Smithsonian Institution envers le Congrès. A l’inverse, les réticences de Ripley sur le projet de National Air and Space Museum et la priorité qu’il accorde aux musées d’art retardent peut-être de quelques années l’ouverture du N.A.S.M.. Cependant rien ne dit que dans le contexte de l’implication croissante au Vietnam, un secrétaire plus empressé eût obtenu plus tôt du Congrès les quarante millions de dollars nécessaires à la construction du musée445. Pour finir, c’est la campagne de Barry Goldwater au Sénat en 1970 qui donne un nouveau souffle au projet. C’est donc bien au sein de l’Etat fédéral que se décide l’allure à laquelle sont créés les musées : à la Smithsonian Institution, le renouvellement du discours muséographique sur la nation avance donc d’une part au rythme des priorités de l’Etat fédéral, d’autre part au rythme du fonctionnement de l’Etat.
3. La victoire des Etats-Unis en 1945 puis la Guerre Froide sont à mettre en lien avec les développements muséographiques et l’élaboration d’un discours sur la nation à la Smithsonian Institution. Mais plus fondamentalement, l’histoire et la temporalité des pratiques nationalistes au musée se lisent au croisement de l’histoire de l’Etat, de l’histoire économique et de l’histoire des musées. Au sein des Musées Nationaux, les motifs de la représentation de la nation ont peu changé en un siècle : en 1881 (date de l’ouverture au public du United States National Museum) comme en 1980, les expositions donnent à voir une représentation de la nation dans laquelle figurent l’histoire, ses grandes réalisations et ses grands héros, le folklore et ses costumes traditionnels, l’art national et ses références picturales, ainsi que les symboles de l’Etat-nation comme le drapeau, la monnaie ou les timbres-poste. Le véritable changement se situe à un autre niveau : de 1940 à 1980, parallèlement à la massification des visites, les sommes allouées à la Smithsonian Institution par l’Etat ont été multipliées par seize446. Elles ont permis l’exposition plus détaillée des thématiques nationales, grâce à un espace d’exposition plus vaste, une plus grande palette de genres muséographiques, une spécialisation disciplinaire des conservateurs et des collections plus riches.
La création des six nouveaux Musées Nationaux est donc conditionnée par le doublement de la richesse nationale et par la démultiplication des dépenses de l’Etat fédéral entre 1945 et 1980447. Le financement croissant que l’Etat accorde à la représentation muséographique de la nation doit être compris dans le cadre de la croissance générale des dépenses publiques. Dans le même temps, le doublement de la richesse nationale contribue à l’expansion d’une culture des loisirs, à la multiplication des musées sur le territoire et à la massification des visites. Les pratiques nationalistes à l’œuvre dans la construction des musées du National Mall sont donc directement liées à la situation économique de la première puissance économique mondiale. Dans ce cadre, cependant, la part du budget fédéral accordée à la Smithsonian Institution passe de 0,016% en 1940 à 0,02% en 1980, ce qui représente une augmentation d’un quart448. C’est donc la conjonction du nouveau rôle accordé aux musées dans la société, l’augmentation de la richesse nationale et la nouvelle légitimité qu’a l’Etat à financer les musées qui explique la croissance des Musées Nationaux après la Seconde Guerre mondiale.
4. La massification des visites et simultanément, l’expansion des musées, reflètent une tendance générale : à la Smithsonian Institution mais aussi dans tous les aspects de la vie, une relation plus étroite s’est tissée entre l’Etat et les citoyens. L’histoire de la création de musées sur le National Mall montre que l’Etat s’investit en particulier dans la relation de ses administrés à la nation. On constate une évolution similaire au Service des Parcs Nationaux, gardien des paysages nationaux et des hauts lieux de l’histoire, pour lequel les subsides fédéraux croissent tout au long des décennies de l’après-guerre, pendant que le nombre de visiteurs ne cesse d’augmenter449. Dans le contexte de la massification de la visite des parcs et des Musées Nationaux, les années d’intense développement à la Smithsonian Institution correspondent à une période d’implication accrue de l’Etat dans l’entretien du sentiment national.
5. L’histoire de la construction des musées inclut des pratiques nationalistes de nature différente, depuis la construction d’un discours muséographique sur la nation jusqu’à la construction de bâtiments et d’expositions. Elle nous laisse entrevoir dans la sphère fédérale et en particulier à la Smithsonian Institution une perception du temps dans laquelle la question nationale n’est jamais totalement absente. Pour autant, celle-ci ne semble jamais dominer dans les motivations des acteurs. La succession d’objectifs prioritaires que se donne la Smithsonian Institution – le Museum of History and Technology jusqu’en 1964, puis les musées d’art jusqu’en 1971 quand commence la construction du Hirshhorn Museum, puis le National Air and Space Museum à partir de 1970 – est certes formulée en termes d’intérêt pour la nation, mais elle représente d’abord un enjeu interne considérable pour la Smithsonian Institution. La place marginale que semble tenir le nationalisme dans les motivations exprimées par acteurs de la S.I. est-elle spécifique au processus de construction des musées ? L’étude d’autres pratiques, celles de l’organisation des commémorations nationales, nous permettra de répondre à cette question.
En 1972, le Congrès vote l’attribution de quarante millions de dollars à la construction du N.A.S.M.. Annual Report of the Smithsonian Institution for the year 1972, p. 23.
En dollars constants (1999), le Congrès vote en 1940 l’attribution de 18,6 millions de dollars à la S.I., et en 1980, 144 millions de dollars. Voir annexe : « Le financement de la S.I. par le Congrès, 1928-1980 ».
Voir annexe : « Budget fédéral et fonds alloués par le Congrès à la S.I. »
Voir annexe : « Budget fédéral et fonds alloués par le Congrès à la S.I. »
A partir de la fin des années 1950, une succession de lois donne de plus larges prérogatives et des moyens financiers au National Park Service : Lary M. Dilsaver, dir., America's National Park System : the Critical Documents (Rowman and Littlefield, 1994). Pour le nombre croissant de visiteurs, voir Barry Mackintosh, The National Parks : Shaping the System (Washington, D.C.: U.S. Department of the Interior, 1991), p. 64.